lundi 30 mai 2011

Les Oiseaux

Arcanes du son
Après maintes aventures artistiques risquées, depuis la psychanalyse - Spellbound (La Maison du Dr Edwards, 1945) - jusqu’au parti-pris éthique et politique camouflé - Strangers on a Train (L’Inconnu du Nord-Express, 1951, film anti-maccarthyste), en passant par le montage sans coutures The Rope (La Corde, 1948), Hitchcock se livra dans The Birds (Les Oiseaux, 1963), avec l’aval de Bernard Herrmann, son conseiller pour le son, à une expérience cruciale qui est la suite directe de celle menée dans Rear Window (Fenêtre sur cour, 1954) sur la bande-son : renonçant à la musique de fosse (1), il procèda, sur la base des bruitages et du dialogue, et au moyen du traitement électronique, à une véritable composition sonore (2), afin d’accomplir ce qu’il appella un “scénario de sons”. Cette façon d’envisager avec une liberté extrême de manipulation le travail du son indépendamment de la bande-image, est tout à fait cohérente avec un principe majeur de l’esthétique hitchcockienne : l’anti-réalisme, le refus de la vraisemblance (3), la prépondérance de l’imagination (4). Au point que n’est pas même respectée la vraisemblance élémentaire du son relativement au contexte. Ainsi, du haut de la montagne bordant la côte, les vagues s’entendent en plan sonore proche. Ou encore, les personnages se parlent à travers les murs. Dans la dernière séquence, Lydia (Jessica Tandy), de l’intérieur de la maison bien close, s’enquiert sans élever la voix auprès de son fils Mitch (Rod Taylor), situé à l’extérieur, de nouvelles de la radio. Ces faux raccords son-image passent inaperçus, mais il en résulte inconsciemment une posture d’écoute ludique, admettant un flottement de l’ancrage du monde sonore. Tout se joue, on va le voir, sur cette notion du jeu de désencrage, mais à la faveur de détournements de sens systématiques.




Le premier principe du détournement relève d’une obsession délirante tendant à brouiller la frontière catégorielle entre humains et oiseaux. À la première séquence, juchée sur ses hauts talons et sanglée dans un tailleur sombre qui l’entrave, Mélanie Daniels (Tippi Hedren) a l’air d’une pie s’avançant en piétinant. Elle se retourne ravie sur un sifflement d’admiration off, mais sans contrechamp immédiat pour laisser planer un doute loufoque quant à la nature du siffleur puis, après un temps, surgit le contrechamp d’une nuée d’oiseaux criards. La métaphore se développe ensuite de façon un brin trop appuyée : en compagnie de la vendeuse de l’oisellerie, elle semble pépier en agitant délicatement en l’air les petites ailes de ses mains, pour rattraper l’inséparable échappé, puis Mitch lui conseille de retourner dans sa “cage dorée”. Vêtue d’un tailleur de même ton que le plumage des inséparables et d’un manteau à l’aspect duveteux d’oisillon, elle effectue le voyage à vol d’oiseau (l’espace de la fiction n’est jamais plane) (5), en cabriolet décapoté contre toute vraisemblance saisonnière, sur la côte montagneuse, etc.
Bien plus intéressantes sont les figures sonores (6) parce qu’elles agissent au plus vif, c’est-à-dire de façon à échapper à la perception frontale du spectateur, régie par la rationalisation cognitive. Les effets les plus forts sont libres de l’attraction notionnelle des phénomènes défilant à l’image. C’est le cas lorsqu’un sifflement d’oiseau off est exactement synchronisé à la constriction adéquate des lèvres de l’homme du port livrant le hors-bord à Mélanie. Un faux raccord image-son transfère le danger par anticipation sur un individu banal, ce qui est bien pire que s’il était visuellement circonscrit donc, au fond, rassurant. Terrifiante surtout est la confusion du bourreau et de la victime. Le claquement de galoches (encore une invraisemblance aux USA en 1963) et les cris des gamins prenant leurs jambes à leur cou sont exactement semblables au bruitage d’ailes combiné de cris de corbeaux qui s’abattent sur eux. Ce qui, dans l’inconscient du spectateur anglo-américain, corrobore le fait que ‘crow’ (“corbeau”), signifie également “gazouillis enfantins”. Tout est bon pour assurer l’omniprésence des oiseaux, y compris la consonance des mots. Ce n’est certes pas par hasard si le mot ‘eleven’ (“onze”), qui rime avec ‘raven’ (“corbeau”) est prononcé par deux fois : Cathy va fêter ses onze ans, et Mélanie fut abandonnée par sa mère au même âge. Il ne faut pas sous-estimer la possibilité au cinéma d’une interaction inconsciente des mots et des images telle qu’elle fonctionne dans le rêve sous le nom de figurabilité. Ainsi to ‘ravish’ (“violer”), en raison de sa parenté formelle avec ‘raven’, n’a pas besoin de figurer dans le dialogue pour être légitimé in absentia, en parfaite adéquation avec la signifiance profonde du film, on va le voir.




Le deuxième principe repose sur une liberté du déploiement imaginaire de la bande-son telle qu’elle s’émancipe du strict thème des oiseaux, développant un univers totalement indépendant, sous l’angle inférentiel, des données du récit. Il s’agit d’élever la violence à son plus haut degré en suggérant l’état de guerre. Le fameux retour de la camionnette après la découverte du cadavre de Fawcett fait entendre un souffle furieux qui, associé à la longue traînée de fumée, connote un chasseur à réaction. Le point de vue aérien des mouettes sur Bodega Bay en flammes est caractérisé au plan sonore par un grondement sourd assorti d’un frottement d’air évoquant un avion gros-porteur genre bombardier. S’adressant au collaborateur de son père au téléphone (un combiné vert tirant sur le kaki), Mélanie l’appelle Charlie, d’un nom de code usité dans les radiocommunications de l’armée de l’air américaine. Les claquements d’ailes tiennent, sous l’effet du traitement électronique, à la fois du mitraillage et du battement de tambour militaire et, les cris d’oiseaux, du sifflement des balles ou du bruit des salves, aggravés au pique-nique par l’explosion des ballons. Le timbre des battements d’ailes suggère de plus une matière dure, métallique ou chitineuse, plus proche de l’insecte ou du serpent à sonnette, créatures réputées moins pacifiques que les oiseaux. La violence du son s’étend même à des manifestations acousmatiques sans rapport avec le contexte cognitif. Lors de la deuxième attaque de la maison, un sifflement décroissant de turbine, comme celui d’un groupe électrogène de bunker, s’achève sur une panne d’électricité et des bruitages d’objets lourds déplacés s’apparentent à la manutention de pièces d’artillerie lourde. Le silence de la fin du film est occupé par une sourde rumeur grosse de menaces, qui légitiment ce final tenu en général pour une queue de poisson désinvolte : c’est que le danger subsiste au-delà de la fiction même.
Cependant, l’univers de la guerre ne va pas sans toute sorte de dérèglements dans le comportement humain. La jupe déchirée et haut-troussée sur le cadavre de l’institutrice Annie Hayworth (Suzanne Pleshette), dans une violente posture, jambes surélevées sur les marches, ecchymosées et écartées (à la limite des critères de décence de la censure), indique l’outrage des soudards. Un sous-univers sonore suggérant l’abjection sexuelle va donc tenter d’égaler dans le langage l’horreur du réel. Il ne s’agit pas ici encore de représenter mais de faire jouer les propriétés symboliques du langage cinématographique, ce qui implique une mise à mal des catégories cognitives structurant le récit. Le personnage de Mélanie est volontairement ambigu à cet égard, et le film souligne nettement que l’attaque des oiseaux a suivi immédiatement son arrivée à Bodega Bay. “Vous êtes le diable” lui lance à la tête une mère de famille terrorisée, réfugiée dans le restaurant. Il y a une Mélanie noire (comme l’évoque le nom) contrastant avec le côté “clean” de la riche héritière, qui s’exprime notamment dans les bruitages qui l’accompagnent, non seulement violents tels les crissements de pneus, mais surtout de l’ordre de la scatologie : les pétarades de la voiture, comme les borborygmes du hors-bord (“gloup, gloup, gloup...”), très insistants dans des plans qui prennent leur temps. L’entrée en scène de Mélanie en “pie” coïncide avec les pétarades d’une moto. Ce registre de bruitage est présent durant tout le générique, et il préside à la scène du grenier où les cris rauques et gras des mouettes fondant sur Mélanie ressemblent à des grognements porcins.




Mélanie est elle-même alors victime d’un viol traité au plan sonore comme une offensive par vagues. Chacune reprend à son début la même cellule rythmique marquée par un battement au timbre de tambour en crescendo sonore jusqu’au paroxysme, qui donne la sensation d’une force hostile inépuisable, se renouvelant à n’en plus finir, comme l’attaque ordonnée d’escouades successives de fantassins en quantité illimitée. L’intérêt artistique de tels effets au cinéma provient de ce qu’on s’émancipe de l’anthropomorphisme, donc de la représentation, pour entrer dans une problématique du langage.
Ni violeur, ni violé, mais violence pure, se distribuant en toutes instances langagières, quitte à produire des absurdités logiques comme dans le rêve. Réécoutons à cet égard d’une ouïe moins formatée le bruit de gorge de Lydia, qui vient de découvrir le cadavre de Dan Fawcett. Il ne présente aucune différence avec le spasme orgastique, comme si la digne dame était la violeuse du fermier, dont les jambes ecchymosées font écho à celles d’Annie.

En définitive, le cinéma hitchcockien apparaît comme éminemment paradoxal, parce que l’auteur, tout en se réglant sur les recettes du succès commercial (le “maître du suspense”), fit preuve d’audace artistique au plus haut point, ce qui suppose une descente quasi-sacrificielle dans l’arène sociale.
La qualité de l’effort artistique fourni paraît, en effet, disproportionnée avec un divertissement ayant pour ressort la peur de l’autre, sentiment profondément lié à une part peu glorieuse de l’histoire de la société américaine. N’oublions pas qu’en face de Bodega Bay, de l’autre côté du Pacifique, il y a la Chine rouge...On ne peut s’empêcher de rapprocher Les Oiseaux de films d’envahisseurs tels que Them! (Des Monstres attaquent la ville Gordon Douglas, 1954), narrant l’attaque de fourmis géantes ailées qui en veulent au sucre des paisibles habitants. Or, on attendrait au contraire d’une œuvre artistique, qu’elle pose des questions essentielles, qu’elle dessille le spectateur aveuglé par le confort des compromis idéologiques et ranime son esprit engoncé. Néanmoins, il est juste de rendre hommage à un réalisateur aussi inventif en mesurant l’étendue de son apport au cinéma artistique.




Premièrement, l’artiste en Hitchcock reconnaît pleinement les propriétés irréductibles du cinéma sonore. À savoir que la bande-son n’est pas l’équivalent des cartons du muet : un simple auxiliaire de l’image, mais qu’elle est consubstancielle au film. Cela entraîne que le film est voué à la fabrication d’un monde sonore, qui n’est pas seulement au service du dialogue. Surtout, soucieux d’une économie exclusive, il délimite la fonction de la bande-son artistique en éliminant tout ce qui n’est pas nécessaire, le langage artistique recherchant la densité maximale pour concentrer toutes ses batteries en vue d’un effet impossible à atteindre avec le langage instrumental. Ce qui requiert une spécificité rigoureuse, sans additions étrangères. Le bannissement de la musique de fosse et son remplacement par une composition sonore sur la base du traitement des sons naturels témoigne d’une audace que ne désavouerait pas un Tarkovski (7), pour peu que l’invention d’un tel monde sonore soit dictée par un enjeu éthique véritable.
Deuxièmement, Hitchcock fut conscient de ce que consubstantialité ne signifie ni subordination ni amalgame. Le son a des propriétés bien à lui et il ne s’adresse pas aux mêmes aires cérébrales que l’image (8). Le travail des Oiseaux, comme celui de Fenêtre sur cour, reconnaît le fait que le son est invisible et sa source visualisable en introduisant un jeu entre les deux niveaux. Il tire aussi parti du caractère indivisible, omnidirectionnel du son comme propice au sentiment d’insécurité. Nous ne localisons le son qu’en nous nous référant à sa source supposée à l’image. En l’absence de “paupières d’oreilles”, le seul système de régulation de la perception du son est sa circonscription cognitive. Sans repères, on est à la merci de l’inconnu et de l’angoisse subséquente. L’ambiguïté sur la nature des bruitages acousmatiques dans le film est volontairement accentuée par le traitement électronique, modulant les propriétés sonores tendanciellement.
Troisièmement, la conception “artistique” suppose au cinéma une double modalité. La première qui peut se dire “sémantique” se règle, dans la matérialisation visuelle et sonore du scénario, sur la représentation et obéit aux contraintes cognitives, sans exclusion des procédés rhétoriques de renforcement de l’expression, qui restent au service de cette même modalité, et dont les abus comme excès techniques sont caractéristiques d’une fausse créativité. Elle constitue le premier niveau d’approche analysable du film, tandis que le deuxième, qui peut se dire “symbolique”, parce qu’elle repose sur la distorsion du signifiant, représente le niveau créatif proprement dit, capable de s’émanciper du premier niveau, on l’a vu, en faisant droit davantage à la puissance du langage qu’au vraisemblable anthropologique de référence, qui s’ordonne à un système logique extrêmement rigide, ne souffrant aucune entorse aux règles de l’identité, de la causalité, de la distinctivité des catégories, de l’assignation des attributs et des valeurs, etc. Tous ces axiomes : “un oiseau est un oiseau”, “Ce n’est donc pas un avion”, “L’oiseau arrive très loin après l’Homme dans la hiérarchie des espèces”, “Une femme n’est pas un oiseau, ni un homme”, “Le violeur est un militaire du sexe masculin”...sont vrais dans ce système, mais deviennent faux dans le jeu de signifiance généré par le travail artistique de l’image et surtout du son, matériau plus ductile car, sans les repères spatiaux liés à sa source, son identité tend à vaciller. Tout bruitage est donc susceptible d’être désancré et réassigné au gré de l’intentionnalité profonde qui permet au film de résister à la réification du vraisemblable.




Ce que montre en bref Les Oiseaux, et en particulier la bande-son du film, c’est que le suspense, pour autant qu’il est représentatif du film, ressortit autant à l’anticipation qu’au retardement. Pour que le spectateur soit cloué à son fauteuil de supplice consentant, il lui faut être dans une psychologie de prémonition. Autrement dit, le film ne cesse d’annoncer en sous-main ce qu’il tait pour mieux surprendre le spectateur. Avant d’être le maître qu’on dit, Hitchcock fut donc surtout celui de la suggestion, où le son joue un rôle capital. C’est pourquoi des spectateurs ont pu être déçus par Les Oiseaux, auquel fait défaut le dispositif classique avec dénouement levant l’énigme. Or, cette aptitude semble s’être développée chez l’auteur à l’époque de la Chasse aux sorcières. Le féroce appareil de censure né de la psychose des activités anti-américaines fut pour Hitchcock un puissant stimulant pour découvrir de nouvelles propriétés essentielles du langage cinématographique. Tandis que la carrière des proscrits qui n’émigraient pas était ruinée, Hitchcock mettait en branle les ressources de sa créativité. Renonçant à l’expressionnisme, qui n’est après tout rien d’autre qu’une stylistique, il apprit ainsi à maîtriser le véritable outillage artistique, lequel est nécessairement intuitif, puisque tout en agissant sur le même matériel, il génère un univers fondé sur d’autres principes que ceux du langage d’information auquel on est accoutumé. Au fond, pressé par la nécessité, il a accompli à l’envers le cheminement de l’artiste, dont l’action, dopée par une insatisfaction éthique trop considérable pour se loger dans le langage fonctionnel, exige immédiatement des moyens artistiques. Le cinéma Hitchcockien remodèle le cinéma, pas notre vision du monde.

Daniel Weyl




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(1) Dans Fenêtre sur cour, il s’était contenté d’une ambiguité ludique entre fosse et écran.
(2) “Lorsqu’on entend des musiciens, quand ils composent ou quand ils font une orchestration ou encore quand l’orchestre s’accorde, il leur arrive de faire, non de la musique, mais des sons. Voilà ce dont nous nous sommes servis pour le film entier. Il n’y avait pas de musique”. “Hitchcock/Truffaut”, Edition définitive, Ramsay, 1983, p. 253.
(3) “La vraisemblance ne m’intéresse pas” (à propos des Oiseaux), Ibid., p. 81
(4) Certains critiques ont certes pu louer le réalisme des Oiseaux. Mais qu’est-ce que le réalisme au cinéma sinon l’appauvrissement des incroyables possibilités du réel, pour en faire mieux supporter l’inacceptable ? Est-il si difficile d’admettre qu’au fond le réalisme est rassurant ? Le “frisson” Hitchcockien se fonde au contraire sur les ressources de l’imaginaire pour donner une image du réel en tant qu’il est irréductible aux lénifiantes circonscriptions sémantiques.
(5) À vol d’oiseau se dit en anglais ‘as the crow flies’, ce qui est encore ici plus approprié.
(6) Nous nous en tiendrons toujours, autant que possible, au plan de la bande-son, limitant au strict nécessaire la référence à l’image.
(7) “Avant tout, je trouve la sonorité naturelle du monde si belle, que si nous apprenions à l’entendre correctement, le cinéma n’aurait plus besoin de musique” A. Tarkovski, “Le Temps Scellé”, Paris, Cahiers du Cinéma, 1989, p. 148.
(8) “On ne “voit” pas la même chose quand on entend ; on n’“entend” pas la même chose quand on voit”, Michel Chion, “L’Audio-vision. Son et image au cinéma”, Paris, Nathan Université “fac Cinéma”, 1990, p. 3.

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