jeudi 15 septembre 2011

Truffaut-Delerue : "Beaucoup de silence et beaucoup de justesse"



Onze films de Truffaut, en comptant le sketch de L’Amour à vingt ans, ont bénéficié de l’apport de Georges Delerue - c’est presque la moitié de la filmographie totale du réalisateur - à savoir Tirez sur le pianiste (1960), Antoine et Colette (1961), Jules et Jim (1961), La Peau douce (1963), Les Deux anglaises et le continent (1971), Une belle fille comme moi (1972), La Nuit américaine (1973), L’Amour en fuite (1978), Le Dernier métro (1980), La Femme d’à-côté (1981), Vivement dimanche ! (1983). Pour ses autres films, Truffaut fera appel à Bernard Herrmann, La Mariée était en noir (1967) et Fahrenheit 451 (1966), à Antoine Duhamel, Baisers volés (1968), Domicile conjugal (1970), La Sirène du Mississippi (1969), ou utilisera des musiques pré-existantes de Maurice Jaubert, pour L’Argent de poche (1975-1976), L’histoire d’Adèle H. (1976), La Chambre verte (1978), L’Homme qui aimait les femmes (1977), ou Vivaldi, L’Enfant sauvage (1970).







Deux constatations s’imposent donc : c’est à Delerue que Truffaut a été le plus fidèle, et la collaboration entre les deux hommes s’est faite par “vagues” ou salves. On notera que c’est le cas pour tous les compositeurs avec lesquels le cinéaste a travaillé. Un rapide coup d’œil à sa filmographie, dans l’ordre chronologique, le confirme, comme si Truffaut “épuisait” les compositeurs au bout de trois ou quatre films, ou comme si l’envie de travailler avec eux obéissait à un besoin quasi “compulsif”.









Même les œuvres de Maurice Jaubert, décédé depuis longtemps déjà, dont le nom et le travail sont liés au cinéma français d’avant-guerre, ont été utilisées sur quatre films successifs, de 1975 à 1978, comme si les diverses périodes créatrices du cinéaste exigeaient un renouvellement et une forme d’inspiration musicale propres à chacune d’elles. Pourtant, seul Delerue reviendra régulièrement chez Truffaut, après des éclipses plus ou moins longues, et aura même l’honneur d’apparaître physiquement dans deux de ses films, par le biais d’un petit rôle dans Les deux anglaises et le continent, et en jouant son propre rôle dans La Nuit américaine - c’est sa voix qu’on entend au générique du début, ainsi qu’au milieu du film, au téléphone, lorsqu’il appelle le metteur en scène joué par Truffaut, pour lui faire écouter le play-back de la séquence du bal masqué du “film dans le film”.
Le but de ce texte n’est pas de proposer une étude exhaustive des thèmes composés par Georges Delerue pour les films de Truffaut, juste de proposer quelques pistes sur l’art conjugué des deux artistes.







Tirez sur le pianiste Ce second long-métrage du cinéaste, et première collaboration avec le compositeur, fut très mal reçue par le public et la critique, à cause de sa manière apparemment désinvolte de mélanger les genres, et de ménager des passages quasi-distanciés, qu’on s’attendrait plutôt à trouver chez Godard : voir le duo comico-absurde constitué par les deux gangsters, qui ont probablement influencé Tarantino pour Pulp Fiction (id., 1994).
C’est Pierre Braunberger, le producteur, qui conseilla au cinéaste de s’adresser à Georges Delerue. Caractérisée par une rythmique jazzy, assez inhabituelle chez Truffaut, la partition du compositeur est à l’unisson de cette dimension chaotique. Dans leur biographie du cinéaste, Antoine de Bæcque et Serge Toubiana rapportent que le compositeur aurait dit, après avoir vu un premier montage : “Bon ! C’est un film de série noire traité à la manière de Raymond Queneau, je vois ce qu’il faut faire.” (François Truffaut, Gallimard, page 231).







Le thème de Charlie, le personnage interprété par Charles Aznavour, est sautillant, ironique, dans son utilisation du piano-bastringue, et suggère, avant que le film le dévoile, le passé du personnage, ancien pianiste de concert célèbre, réduit à jouer dans un troquet minable à la suite du suicide de sa femme. Il est devenu anonyme, a même changé de nom.
Les thèmes jazz sont liés dans le film aux séquences authentifiant celui-ci comme une “série noire”, adaptée d’un roman de David Goodis. Des thèmes plus dépouillés, écrits pour cordes et instruments à vent - une flûte en particulier, qu’on retrouvera dans La peau douce, évoquent les moments où le film bascule dans le mélodrame, le personnage principal servant de passerelle entre ces deux univers, certes fréquemment associés dans le cinéma hollywoodien, mais rarement portés jusqu’à un point de rupture comme ils le sont dans Tirez sur le pianiste.







Une séquence typique de l’art du jeune et déjà grand cinéaste symbolise à la fois le travail de la mise en scène et de la musique : celle au cours de laquelle Charlie, rongé de timidité, se demande à quel moment il aura le courage de saisir la main de Léna (Marie Dubois). Bien que de tonalité jazz, le thème dit d’”amour” est beaucoup plus lent et contemplatif que les autres thèmes associés à Charlie, comme si la musique à ce moment suivait les hésitations du personnage, et suggérait même ses pensées, qui le ramènent à son amour perdu, sa femme décédée tragiquement, par sa faute. Ce n’est pas un hasard si cette séquence précède le long flash-back central, qui rappelle l’histoire du personnage avant sa déchéance.
Dans l’ensemble, la partition de Delerue est assez atypique, si on la compare aux thèmes des autres films, même si elle annonce le thème d’ Une belle fille comme moi, autre fantaisie “noire”, plus ouvertement orientée sans doute vers la parodie que Tirez sur le pianiste.







On notera, pour finir sur ce film, la place importante accordée à Boby Lapointe, qui interprète deux chansons dans le film, sans doute le seul chanteur français dont la prestation dans un film français fut sous-titrée - le producteur craignait que le public ne comprenne pas les paroles ! Ce fut la première occurrence de la chanson populaire dans l’univers de Truffaut, et, bien sûr, pas la dernière.







L’amour à vingt ans / L’amour en fuite C’est sur un rythme de valse que s’ouvre L’Amour à vingt ans, film à sketches international, dans lequel le segment de Truffaut propose le deuxième avatar des aventures d’Antoine Doinel, après Les 400 Coups et avant Baisers volés.





C’est sur une chanson d’Alain Souchon que se boucle le cycle, chanson qui fait allusion directement aux aventures de Doinel, avant qu’au générique de fin des plans du Doinel adulte et de l’enfant des 400 Coups se succèdent alternativement. La musique du film, elle, a la majesté des œuvres graves de Truffaut, comme en témoigne le thème principal, joué à la flûte traversière, instrument de prédilection du compositeur dans son travail avec le réalisateur pour les “drames passionnels”. Le film est d’ailleurs hanté par la mort, plus encore que les autres épisodes, de la visite au cimetière dans lequel repose la mère de Doinel, et dans lequel le cinéaste lui- même reposera, à la mort de l’enfant de Colette - Marie-France Pisier, que Doinel retrouve quinze ans après ses tentatives d’approche désastreuses, sans oublier le suicide du tueur d’enfant que Colette, avocate, s’apprêtait à défendre, ni le divorce officiel de Doinel avec Christine - Claude Jade.






La valse de L’Amour à vingt ans était riche d’espoirs quant à la nouvelle génération, et en même temps empreinte de cette mélancolie tenace qui imprègne tous les filmsde Truffaut, même ceux qui se voudraient “légers”. De fait, Antoine et Colette est plein d’humour, mais sur le fond, il suggère déjà l’inadaptation de Doinel dans la société et ses rapports difficiles avec les femmes, sur fond de concert aux Jeunesses Musicales de France, et de repas de famille devant la télévision. D’ailleurs, le travail sur la bande sonore, assez audacieux, introduisait déjà une certaine ironie vis-à-vis du personnage et des situations.
Après la valse du générique, le film s’ouvre sur des bruits de marteau-piqueur, des travaux étant réalisés en bas de la chambre de Doinel. Plus tard, le jeune hommetravaillant chez Philips, à la fabrication des disques, la bande sonore fait se succéder des chansons de l’époque, comme si on changeait de stations de radio – idée reprise dans le générique de Pulp Fiction - le tout mêlé aux bruits des machines de l’usine dans laquelle travaille Doinel. L’effet de dissonance obtenu alors évoque plus, une fois encore, le travail de Godard que ce qu’on connaît habituellement de Truffaut, considéré comme le plus “conformiste” des auteurs de la Nouvelle Vague.

Jérome Lauté

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-Eté 2001)

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