dimanche 3 juillet 2011

Les Parapluies de Cherbourg





Une comédie musicale sans soliloque et sans chorégraphie Les Parapluies de Cherbourg est considéré en 1964 comme un film innovant dans l’histoire de la comédie musicale. C’est le premier film chanté intégralement, sans monologue et sans chorégraphie, ce qui constitue une première dans l’histoire de ce genre.
La musique des Parapluies de Cherbourg, composée par Michel Legrand, cherche à illustrer différents aspects de la relation : des relations tour à tour passionnelles (Guy et Geneviève), conflictuelles (Geneviève et sa mère) ou moins extrêmes : le fraternel, le filial, l’amical (Tante Elise, Madeleine). Le soliloque, pourtant très en vogue dans les comédies musicales est une notion qui n’apparaîtra à aucun moment dans le film. Pourtant, une grande impression de mélancolie règne tout au long du film. Le refus de l’emphase et le choix de la simplicité apportent malgré tout des émotions très fortes. Jacques Demy a choisi de définir ses personnages non pas dans leur solitude mais dans la relation à l’autre. Autrement dit, il ne cherche pas la connivence
et la complicité avec le spectateur (comme le conteur noir de Showboat, le Maurice Chevalier de Gigi ou le Gene Kelly dans son numéro de Chantons sous la pluie) mais plutôt celle qui unit les personnages entre eux. Tout est partagé, vu, entendu, compris, échangé entre les personnages. Il y a une sorte de quatrième mur entre la fiction et le spectateur, élément moderne de la dramaturgie que la comédie musicale n’avait jamais eu l’audace d’appliquer jusqu’ici. Cette notion renvoie à l’idée de naturalisme : on est dans une représentation qui s’efforce d’oublier le public (du point de vue relationnel) dans un genre qui pourtant n’avait cessé de jouer avec son public pendant plus de 50 ans.




La relation contre la situation Michel Legrand travaille ses mélodies selon le type de relation et non pas selon le type de situation. Les compositeurs de musique de film travaillent en général sur la situation. Il semble que celle-ci les inspire parce qu’elle est génératrice d’émotion et doit être à tout prix exprimée pour exister. Chaque situation est une étape importante dans l’intrigue, elles sont indissociables de la continuité narrative. Quant à la relation, elle est isolable. On aurait tendance à croire que cet aspect ne peut recourir qu’à la mise en scène. Ici, chacune des relations a son motif musical. Celui-ci ne sera pas parasité et transformé par la situation. La musique renforce cet aspect inaltérable.
Choisir de cerner la relation plutôt que la situation n’empêche pas pour autant le film d’avoir une intrigue. Simplement, le choix du metteur en scène et du compositeur oblige le spectateur à s’imprégner dans la relation plus que dans la situation. L’émotion naît de cette croyance en l’universel et l’inaltérable. L’intrigue est l’ennemie de cette croyance puisqu’elle vise à démythifier la relation. En effet, l’aspect temporel condamne l’éternité au profit de la transformation. Le couple se défait et meurt, un autre se recompose.






La partition du film joue sur les conventions du motif : une mélodie qui caractérisent chacune des relations. En figeant chacune de celles-ci dans un motif approprié, le compositeur bannit l’aspect temporel. Chaque relation est cernée dans « une bulle ». Les motifs musicaux les plus prégnants, les plus tonals sont ceux des deux duos amoureux : Guy et Geneviève (Nino Castelnuovo et Catherine Deneuve), et Geneviève et Cassard (Marc Michel).
Le générique s’approprie le thème des protagonistes. Cela renforce l’identification au couple Geneviève/Guy. Le motif du deuxième duo est aussi émouvant mais moins langoureux. Il est avant tout introduit par Cassard. Il semble d’ailleurs n’appartenir qu’à celui-ci. Ce motif, comme cette relation, finira par être consenti par Geneviève. Ces mélodies sont les plus prégnantes et les plus belles du film car elles sont liées à la passion. Elles-mêmes liées à l’avenir : « nous ferons, nous aurons… ». Le passé est empreint de mélancolie, le futur est plein de promesses. La partition retraduit à merveille ce bouillonnement intérieur rempli d’espoir et d’illusion.




La parole contre la musique Dans la relation mère-fille (relation bien connue dans l’histoire de la comédie musicale), la musique illustre parfaitement l’aspect conflictuel. La parole vient rompre le flot paisible du motif musical. Elle casse, dévalorise la continuité musicale. Les mots sonnent presque comme des fausses notes dans la relation mère-fille. La continuité prosaïque fragilise le continuum musical. Non pas au niveau du sens mais au niveau de la syntaxe, du rythme. La parole échangée est aussi vive que le motif, tout aussi complexe. Les deux se superposent mais ne se synchronisent pas. Il y a même recours à l’improvisation à partir du thème musical ! Cela retraduit assez bien le type de rapport entretenu et la mésentente entre les deux personnages. On est passé de l’harmonie conjugale soutenu par une partition charismatique, où la parole et la musique coïncidaient superbement, à un rapport conflictuel de générations où la langage a un pouvoir corrosif sur la musique.


Entre ces deux extrêmes, une relation d’un autre type a fait surface : celle de Guy et de sa Tante Elise. Après le passionnel et le conflictuel, vient la compassion. La musique illustre parfaitement l’état de cette relation entre cette étrange femme perpétuellement alitée et ce jeune homme plein de compassion pour celle-ci. Le motif musical est suave et paradoxalement jovial. La musique colle à la relation mais toujours pas à la situation : la Tante est pourtant malade, annonçant même sa mort prochaine. C’est encore la spécificité immuable de la relation qui prend le pas sur la situation. Les sentiments sont figés dans l’aspect relationnel qui lie les deux êtres. Tel est le dénominateur commun de toute cette partition



Chanter pour ne rien dire Les personnages vénèrent l’avenir et pleurent le passé. Comment la brutalité et la banalité des mots peuvent-ils s’accorder avec la musique ? Il semble que l’éloquence oit une menace constante pour la continuité musicale. Il arrive que le motif soit altéré par la parole. Il y a rupture. Il faut parfois maltraiter le motif initial pour accompagner la parole et le sens. Il y a donc variation autour d’un thème. Seul le jazz pouvait permettre cela. C’est à la fois une convention car le jazz est le genre musical le plus utilisé dans la comédie musicale, mais c’est surtout une nouveauté, car le compositeur joue sur l’improvisation. On peut dire que cette dernière est plus proche de la prose que le thème initial en lui-même. C’est une façon de minimiser l’antagonisme entre la parole et la musique.



Musique, couleur et mouvement Pour mieux coller au texte, la partition n’hésitera pas à jouer le rôle d’illustratrice. C’est le cas notamment de la première scène du film qui se déroule dans un garage. L’ouverture musicale est « pétaradante » et joviale. Dans les vestiaires, les hommes parlent entre eux. Guy annonce : « Ce soir, je vais voir Carmen ». Le motif musical se transforme et fait allusion à Carmen puis reprend. « Je préfère le ciné », répond l’un. « Ce soir, je vais danser », dit un autre. Le motif change et illustre ses propos par un tango. Ici, on est allé plus loin que la référence, la musique a pris le relais de la parole pour nous informer. C’est le seul moment où la musique a eu la « prétention » de faire ce qu’avait fait jusqu’ici la parole. La référence, l’illustration, l’information sont des notions liées à la comédie musicale. Cette première scène est une ouverture. Ces notions disparaîtront au fil du récit.





La chorégraphie est absente mais il semble que Demy l’ait compensé par le langage des couleurs et du mouvement. On tourne autour des corps (panoramiques et travellings). Ce sont des corps qui ne s’expriment pas mais qui expriment tout. La musique, la parole et le regard font de ce conte musical quelque chose de très spirituel. Le mouvement racontant le temps, et les couleurs racontant l’instant.


Thomas Aufort


LA BOITE A ARCHIVES Texte paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-Eté 2001)

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