dimanche 3 juillet 2011

L'Insoumis : l'art de sonder l'intérieur des âmes





En 1964, Georges Delerue est déjà immergé dans l’univers de François Truffaut. Mais il se prête aussi au jeu des autres jeunes réalisateurs français. L’Insoumis d’Alain Cavalier est pour lui un moyen d’expérimenter plus profondément la musique « cérébrale », exempte de toute référence culturelle, beaucoup plus élégiaque mais aussi beaucoup plus intense.





La Menace Le film s’ouvre sur une rafale de mitraillettes. Nous sommes en 1959, en Kabylie, en pleine guerre d’Algérie. Dans cette première scène, le héros s’érige dans un univers apocalyptique : il court pour aller rejoindre un camarade qui combat de l’autre côté de la montagne tout en évitant les tirs adverses. Dans cette introduction, le héros s’impose physiquement sur une bande son construite à partir d’éléments essentiellement diégétiques. Elle a pour fonction de définir l’environnement hostile et menaçant de Thomas (Alain Delon). Tout au long du film, cette menace ne le quittera pas. Cette bande son résonne plus comme un prodrome au film qu’un préliminaire : elle a le pouvoir de présager quelque événement plus important.





L’Algérie de 1951 est aussi définie par des éléments sonores vifs et criards appartenant toujours à la diégèse : une jeune femme qui tape sur des casseroles sur un balcon, un avion qui passe, le son de la radio… Ce monde est sous l’emprise d’une cacophonie envahissante. Nous sommes dans un monde de la servitude et du désordre et Thomas semble être la victime toute désignée de cet environnement. La ville démythifie le culte du héros et fait de Thomas une sorte de servile à la Kafka. Cette « symphonie de l’agression » prendra ensuite une forme plus subtile grâce à la partition de Delerue. Il faudra attendre l’arrivée habile de la musique pour gérer la confusion qui hante l’esprit du jeune Thomas, esprit perturbé en quête d’identité.





La partition de Delerue arrive à un moment clé sous un aspect assez original. Elle apparaît pour la première fois au moment où Thomas est enrôlé pour une nouvelle mission : il a pour charge d’enlever Dominique, une brillante avocate (Lea Massari). Il doit la séquestrer quelques jours, moyennant 300 000 francs de la part de son lieutenant, ce qui lui permettrait de rejoindre sa vraie famille. Ce projet précipitera Thomas dans une progressive descente aux enfers.
Pour la scène de l’enlèvement de l’avocate dans la rue, Delerue a crée une petite musique de genre faite de percussions. Ce type de musique se rapporte généralement à des situations archétypales. Le nouveau projet de Thomas est un nouveau tournant dans sa vie et la musique garde une certaine distance par rapport à cette volonté. Nous sommes dans la musique de film pure et dure, elle s’oppose à la menace de la « diégèse » du prologue. Elle reste une musique purement contextuelle qui ne dévoile pas encore la gravité de la situation dans laquelle s’est mis Thomas, mais elle ne tardera pas à expliquer le conflit intérieur qui hante le jeune homme. Elle joue le rôle d’intermédiaire entre l’environnement du protagoniste et son état psychique. De toute part, la menace est là : celle liée aux conséquences de ses actes et de ses choix. La menace extérieure a des résonances intérieures, c’est tout l’art de la partition de Delerue : exprimer l’inexprimable, sonder l’intérieur des âmes.




Le Conflit intérieur Tout au long du film, la musique de Georges Delerue tente d’illustrer le conflit intérieur de Thomas. La rigueur de cette partition rend pathétique à la fois l’intrigue et les élans du personnage. Le thème musical arrive au moment où Thomas fait sortir l’avocate de son lieu de séquestration. Quand il se retrouve dans la rue, évitant la milice, la musique exprime à ce moment là toute la mélancolie qui résulte de ce choix. Elle adopte le point de vue de Thomas, elle est la résonance de son état d’esprit, la mauvaise conscience qui le hante. Au départ, le rythme andante lisse et droit donne l’impression de cerner le personnage. Mais au final, les basses réintroduisent toute la mélancolie du personnage et annoncent indirectement l’agonie progressive de celui-ci. Les basses nous font sortir du « psychique » pour nous réintroduire dans l’intrigue. De plus, elles se synchronisent avec le lever du jour qui marque la fin du prologue. La musique joue alors un rôle d’intermédiaire dans le récit : lié au temps et aux élans des personnages.




Thomas est en fuite et la menace s’exprime par de nombreux éléments sonores réels : les sifflets, le bruit du train, la sirène de midi. Il y a quelque chose de divin (et de diabolique) qui le poursuit et qui semble le mettre perpétuellement aux aguets. Tous les éléments sonores font de lui un être en prise avec un réel malsain. Chaque élément sonore se succède avec précision. Le travail de Delerue, c’est d’arriver à s’interposer dans cette dramaturgie du son. La musique organise et balise le tempérament de Thomas. Dans le voyage en train, elle revient pour cerner cette confusion étrange qui hante l’esprit de Thomas en lui donnant une résonance mélancolique comme si le personnage s’acheminait vers la mort indubitablement. La musique traduit l’aspect fatal de son entreprise, ce qui concourt à faire de lui un personnage maudit. Il y a d’abord la froideur de ces quatre notes de piano qui se répètent sans cesse avec délicatesse et précision, et l’intrusion des violons qui exécutent avec la même rigueur une mélodie simple mais plus rapide. Ces deux rythmes et ces deux tonalités se confrontent générant une impression de mal être. Elles fonctionnent comme un rappel à l’ordre précipitant le personnage dans une destinée inaltérable.





Ce thème refait son apparition lorsque Alain Cavalier utilise (pour la première fois) un montage alterné où nous voyons le lieutenant dans sa voiture et Thomas dans la chambre d’hôtel avec Dominique. Une musique grave (piano/violon) s’applique sur un travelling de droite à gauche sur le lieutenant suivi d’une musique plus douce (violon) qui s’affranchit progressivement du premier thème et qui s’exécute sur un mouvement de caméra de bas en haut dans la chambre d’hôtel . Nous voyons le visage de Dominique, et nous entendons les confidences de Thomas. Il parle de sa femme, de sa fille qu’il aimerait revoir et se livre tout entier dans un mea culpa ténébreux. Le thème est à ce moment là redondant, il souligne le caractère introspectif et triste de cette confidence. Lorsque les personnages ne parlent plus, le piano et le thème du violon amènent naturellement la scène de complicité physique. Le regard de Dominique s’accorde avec la gravité de la musique. La tendresse est toujours écorchée par le redondance, par la répétition du thème à six notes. Ainsi, le couple paraît condamné comme des « amants maudits ». L’impassibilité de Dominique rappelle celle d’Albertine dans Le Rideau Cramoisi (1952) d’Alexandre Astruc qui révèle malgré tout une sensualité lumineuse qui semble être justifiée par la musique de Delerue. Le mouvement de caméra tend à donner de la légèreté à cette complicité mais le regard froid des acteurs sur cette musique transforme cette relative tendresse « esthétique » en désespoir. La musique de Delerue ne nous donne pas à espérer. Les personnages sont bel et bien condamnés.





Lorsque le couple s’échappe du barrage de police, la partition de Georges Delerue ne dure que l’espace de quelques secondes. Il y a des violons sur un rythme allegro dans un montage rapide. Tout est bref. Herrmann aurait sans doute suivi la tonalité du cheminement des protagonistes. Chez Delerue, c’est à la base de l’action que la musique s’intègre. De plus, il n’y a pas de crescendo ni de progression dans la partition malgré le type de situation qui aurait tendance à faire appel à une musique de circonstance. Delerue préfère gérer et s’intéresser au conflit intérieur de Thomas plutôt qu’au contexte de l’intrigue dans cette partition qui s’efforce de jouer sur la répétition plutôt que sur la progression.




L’Ambivalence In et Off Entre le morceau de percussions et l’argumentation plus classique de Delerue, une grande scène bannit toute forme musicale. Une femme est séquestrée dans une salle de bains, Thomas et son camarade sont chargés de la surveiller. Alain Cavalier prend le parti, comme dans le premier acte, de jouer sur la complexité sonore de l’environnement. Une des scènes atteste magnifiquement de ce procédé lorsque le simple son du rasoir reste le seul outil narratif, vecteur d’un suspense insoutenable. Le son est un indice et surtout une menace que semble décoder judicieusement Thomas. Comme aveuglé, il semble se référer aux seuls éléments sonores de la diégèse. Cette présence de la diégèse dans le film joue un rôle capital dans la narration et offre ainsi à la partition musicale de Delerue une fonction d’autant plus originale qu’elle s’inscrit dans des règles très différentes. Le passage du son diégétique à la partition musicale permet donc de rendre plus « lisible » la dramaturgie du film grâce à cette volonté de distinction. Si l’environnement sonore de la diégèse joue sur la menace (extérieure), la partition de Delerue joue sur le conflit intérieur du protagoniste. Ce passage constant du réel au psychique est le fondement même du film. La narration va progressivement se tourner vers la forme musicale pour intensifier le conflit intérieur de Thomas. Cet habile aller retour entre la bande son et la partition musicale offre néanmoins une contrainte pour Delerue puisqu’il ne doit en aucun moment oublier les éléments sonores du réel.





C’est certainement à partir de cette idée que Delerue, à un moment donné, a désiré jouer sur la frontière entre la diégèse et l’extradiégèse. En effet, dans une scène, Thomas vient d’échapper au barrage de police avec Dominique. Il s’arrêtera beaucoup plus loin et ouvrira la porte du véhicule. A ce moment là, la pluie est battante mais une mélodie type tango musette se fait entendre. Le spectateur l’identifie comme un élément nouveau puisque les propositions musicales auparavant n’avaient pas ce caractère aussi typé. Nous ne pouvons parier ni sur la diégèse ni même sur l’extradiègèse puisque nous n’avons aucun repère ni sur l’environnement ni sur l’état d’esprit de Thomas. La source reste donc inconnue. Nous sommes pris très brièvement dans une situation étrange. Il referme la porte et cette mélodie s’arrête soudainement. Ce petit morceau paraît alors venir d’ailleurs, mais d’où ? Il suffit de trois secondes pour anticiper sur le destin funeste de Thomas. Peu après, cette même musique reprend lorsque Thomas agonise devant la façade d’une maison très éclairée. L’ironie de cet assemblage (souffrance et légèreté), nous offre une des plus belles scènes du film.
Le réalisateur Alain Cavalier choisit ensuite de nous montrer l’origine de la mélodie qui provient d’une salle de bal au moment même où l’on refusait d’y voir une justification. La scène se finit sur cette justification et rompt légitimement avec la poésie de cet assemblage très habile pour en revenir à des éléments plus concrets, plus terre à terre.La musique abuse le spectateur, forge des perceptions déjà fragilisées ; l’image quant à elle a un pouvoir de légitimation, elle est l’indice temps, l’indice réalité.



La mort de Thomas La partition de Georges Delerue tente de s’approprier le personnage principal, de le remodeler. Elle dépasse le récit, surpasse l’intrigue. La musique donne à la fois cette impression de grandeur, de poésie, mais aussi de froideur au film. Elle a la volonté de hisser le personnage au niveau du mythe sans pour autant prendre parti pour celui-ci. Delerue a choisi de mettre la mort au même niveau que le personnage. Et sa musique retraduit ce discours permanent qu’entretient Thomas avec sa propre mort. Jamais une musique n’avait autant présagée le dessein funeste d’un héros.
« Vous n’aimez pas la vie, moi j’aime la vie ; les enfants, les roses, ma mère ; les chiens, les femmes qui fument et qui fument pas. J’aime la vie ». Les dernières paroles de Thomas s’inscrivent entre deux morceaux musicaux. La partition disparaît l’espace d’une seconde et réapparaît pour marquer l’avènement de la mort de Thomas. Il n’est pas mort, mais déjà la musique lui rend hommage. Thomas se perd dans la nature. Un violon, puis deux, puis d’autres instruments à cordes viennent progressivement se mêler les uns aux autres. La musique est pathétique, les basses rythment les pas lourds du héros. Il ouvre une porte, la musique s’arrête, l’aspect symbolique du geste est accentué. Le tic tac de l’horloge reprend le caractère pathétique de la partition. Autrement dit, la musique est latente, prête à ressurgir.

Dans toute cette dernière partie, la musique va et vient, disparaît, réapparaît. L’agonie de Thomas est littéralement mise en scène par la musique. Une nouvelle agonie prendra forme, une blessure mentale : il pose la main sur sa tête, pas sur sa blessure au ventre. La musique finale clôt le film sur une dernière image, celle d’un « carton » d’une froideur extrême inscrivant les dates de naissance et de mort : « Thomas Vlassenroot 1933-1961 ».



Thomas Aufort


LA BOITE A ARCHIVES Texte paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-Eté 2001)

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