dimanche 3 juillet 2011

Installation sonore





David Lynch accorde une importance extrême à l’écoute du spectateur. Pour lui la musique est un élément déterminant pour modeler l’atmosphère, ou même infléchir l’orientation d’un film. « David vous dirait sans doute que pour lui, la musique est l’élément le plus important. La musique établit réellement le climat du film, contribue à mieux visualiser les choses. Indubitablement. » Angelo Badalamenti.

Le réalisateur américain apparaît dans le paysage cinématographique au début des années 70. L’époque est bouleversée par la crise économique mondiale. Elle marque la déchéance du système industriel. Les artistes détournent les images et les sons de ce monde en décrépitude pour les transformer en représentation et sonorités polémiques.




Eraserhead, le premier long métrage du cinéaste américain, paraît en 1976, en même temps que la musique industrielle et la mouvance punk au cœur de l’époque post-moderne. Les premières images du générique étonnent littéralement les premiers spectateurs. L’impact de ce film est particulier parce qu’il est accompagné par une bande sonore totalement bruitiste qui transforme la projection de cinéma en véritable expérience sensorielle. Elle se caractérise par une composition en nappes sonores sur un fond acoustique, tel un souffle, dont le grain serait maladif.


Ce souffle qui apparaît dès les premières secondes d’Eraserhead est une distinction de l’auteur américain. Il participe à la fascination durable qu’exercent ses créations sur l’imagination des spectateurs. Il paraît comme un trait original, une sorte de signature sonore que l’on aime reconnaître de film en film. Par sa nature technique peu orthodoxe dans le monde de la fiction commerciale, il semble s’échapper du cinéma expérimental comme une interférence qui contaminerait le son « clean » du cinéma hollywoodien. Il incarne la conscience de la fin du monde industriel qui constitue le « décor » d’Eraserhead. Il semble être le résidu sonore imputrescible que la nature ne pourra jamais résorber, même après la disparition totale de l’univers qui le fit naître. De ce fait, l’utiliser comme agent narratif, c’est être conscient de sa portée symbolique, allégorique et philosophique. Ce souffle s’impose comme une présence menaçante qui agit hors-cadre. Il semble que l’action se déroule dans un univers dont les limites semblent se rapprocher pour enserrer de façon meurtrière les personnages à l’écran. Le souffle est comme la résonance d’un monde en mouvement concentrique qui se referme sur lui-même. Il intervient comme le son des origines.



Ce même souffle traverse à la même époque les essais du philosophe Michel Foucault comme « Surveiller et punir », qui dénonce le système des sociétés d’enfermement et, de la sorte, prédéfinit l’esprit post-industriel. Issu directement du déclin de l’impérialisme mécanique, le travail n’est plus une richesse mais un coût et le comportement social est réglé par une administration et un état policier quasi-omniscients. Le but de cette attitude institutionnelle est d’immuniser la population contre tout sens critique.

Le souffle lynchien provient aussi des textes de l’écrivain William S. Burroughs des années 60/70 – « Nova Express », « Le ticket qui explosa » (La génération invisible), « Le Job » , « La Révolution électronique » qui démontrent les mécanismes de cette « société de contrôle » et prescrit des techniques de déstructuration des messages des instances religieuses.

Ce souffle bourdonne aussi dans la musique populaire avant-gardiste. La scène allemande présentée par les groupes Can, Faust, Neu, Kraftwerk, la scène brritannique avec l’ensemble pataphysique Soft Machine décoré de « l’ordre de la grande bidouille », les enregistrements « ambient » de Brian Eno et ceux des « Industrial Records » : Throbbing Gristle, Monte Cazzaza, SPK, Cabaret Voltaire, Thomas Leer et Robert Rental présentent des allégories musicales du monde industriel. Sa présentation sonore propose un discours revendicatif parfois teinté d’humour. L’esprit musical est directement influencé par le manifeste « L’art du bruit » du futuriste Luigi Russolo, les compositions aléatoires de John Cage, la musique concrète de Pierre Schaeffer et la musique électroacoustique de Karlheinz Stockhausen. Tous font partie d’une famille de musiciens qui apprécient les nouvelles sonorités crées par les « machines célibataires ». Ils composent une musique libérée de l’écriture classique qui ouvre l’ouïe sur la « petite musique de notre environnement ». L’œuvre la plus radicale de cette histoire des avant-gardes de la musique contemporaine est sûrement 4’33’’ de silence de John Cage qui, en trois mouvements rythmés par l’ouverture et la fermeture d’un clavier de piano, propose à l’auditeur d’apprécier le chant du monde là où il se trouve, indépendamment de tout jugement esthétique, et particulièrement dans les extérieurs où la notion traditionnelle de musique semble absente. Une séquence d’une vidéo de Nam June Paik « A tribute to John Cage » montre d’abord le musicien jouant son œuvre dans les rues new-yorkaises puis son exécution avec une caméra vidéo filmant des terrains en friche avec leur propre « musicalité ».





Les nappes bruitistes d’Eraserhead L’écoute attentive de la bande originale d’Eraserhead, éditée la première fois en 1982 par le label américain I.R.S. montre que le « souffle » qui occupe l’espace sonore du film est extrêmement complexe. Son apparente régularité est trompeuse. Ce bruit, étrangement composé, installe une ambiance industrielle inquiétante. C’est le profond mugissement d’un organisme dont nous explorons les viscères.
Le son est « sale », à l’instar de l’univers de tuyaux percés, carcasses dessoudées et flaques de graisses où évoluent les protagonistes du film. Les matières gluantes, les huiles usagées et les fumées grasses suintent de toutes parts et semblent surgir d’une matrice en putréfaction qui évacue toutes ses humeurs nauséabondes avant de dépérir.
Les variations bruitistes de la bande son proposent une multitudes de nappes sonores qui sont autant de « paysages sonores » évocateurs de cet univers industriel vicié. L’utilisation d’un large registre de bruits organiques ponctue la tapis sonore (poussiéreux et gras) qui accompagne notre vision hallucinée.
La profonde passion de David Lynch dans la création de cette bande son, en compagnie de Alan R. Splet, montre combien le réalisateur souhaite qu’elle agisse à la projection comme un élément pleinement narratif, qu’elle touche le spectateur et qu’elle le guide dans sa lecture des images.




Plus que dans aucun autre de ses films, David Lynch nous convie à une expérience de cinéma proche de celle des films d’avant-garde. Cette attitude créative utilise l’image et le son comme des résonances qui attisent le corps tout entier. L’image est un vaste champ d’exploration visuelle où navigue sans limites la vision. Ce procédé d’intégration du spectateur dans l’espace de l’action est issu des color-field painting de Mark Rothko, Barnett Newman, Kenneth Noland, Morris Louis et de la peinture minimaliste. Dans cet art, la vision se trouve propulsée dans un univers en deux dimensions qu’il ressent physiquement en trois dimensions. La perception de l’image passe par le corps. La réaction de la vision et de l’ouïe devient extra-sensible. Le toucher, le goût et l’odorat sont excités dans une moindre mesure. Contrairement à la peinture, la lecture d’un film s’effectuant dans la durée pour créer cette impression esthétique, le rôle du « souffle » est ici primordial. Il maintient la perception à ce niveau de sensibilité. Il sollicite l’audition à enregistrer les repères acoustiques qui crée la conscience du relief et de la profondeur de l’espace. Il agit comme une aspiration. Il résonne dans le corps du spectateur. Et de ce fait le place au cœur de l’action en tant que témoin direct. Cette technique sonore permet de submerger totalement le spectateur dans l’univers du film. La frontière visuelle qu’impose le cadre de l’image est rompue. Le hors-champ se matérialise et permet au film de se développer dans un espace en trois dimensions. Le spectateur est plus fortement impliqué dans l’action et cesse de porter un regard critique sur ce qui se déroule devant ses yeux. Il devient lui-même un protagoniste de ce qui se joue à l’écran.

Le rôle de ce souffle, qui exerce un pouvoir insoupçonnable, est subtile au point de matérialiser une présence hors-cadre qui semble agir à l’écran. Ce bruit continu bouleverse la perception du spectateur. Surgirait-il de son imagination ? Son pouvoir équivoque dédoublerait-il la conscience du spectateur ?



Le souffle organique de Lost Highway et Mulholland Drive Entre Eraserhead et Mulholland Drive, David Lynch s’est imposé comme l’un des réalisateurs les plus originaux de sa génération et de l’histoire du cinéma. La méthode a évolué mais n’a pas changé. Le travail sur la bande son demeure une étape capitale.





David Lynch nous a habitué à écouter les bandes originales de ses films, non plus comme faisant partie d’un art du temps, mais comme une forme d’espace. Le travail du compositeur Angelo Badalamenti en accord avec le cinéaste porte sur le déplacement et le décadrage (au sens physique mais aussi esthétique) des espaces sonores (en dehors du timbre ou de la seule dimension acoustique). Sa musique est diffuse, il faut l’essayer, la pratiquer, la tester par rapport au film. Pour les deux créateurs, il s’agit de renverser les dispositifs du cinéma en prenant appui sur le comportement des spectateurs.





« Entre le moment où David envisage un projet et commence à écrire le scénario, il vient me confier ses idées. Je m’assieds alors devant le clavier et demande à David, installé à côté de moi : « Alors, de quoi ça va parler ? ». Il me répond : « Eh bien, il s’agit d’une série télé qui va s’appeler Twin Peaks. C’est un univers très sombre et sinistre. Elle sort et on entend un hurlement à l’arrière-plan. A la lueur de la lune, elle avance vers toi. » Je me mets à improviser. Et David s’emballe : « C’est çà ! C’est exactement la bonne tonalité ! maintenant elle marche à côté de toi. Tu pourrais distinguer ses traits ». Alors naturellement, je me mets à moduler. « Maintenant, elle est tout près. Alors, il faut que ça monte ». Je m’exécute. Parfait, dit David. Maintenant, elle s’en va. Elle repart vers les bois, alors toi aussi, tu redescends, tu redescends… ». Et je reviens au thème du début. En fait, David me décrit les choses qu’il imagine, et nous enregistrons ce que cela m’inspire sur un magnétophone. Ensuite, au moment du tournage – de Twin Peaks par exemple – il fait écouter ces enregistrements aux acteurs et leur demande d’évoluer en fonction du tempo et de l’atmosphère. Là est toute la différence : écrire la musique après le tournage, ou la concevoir avant. David aime tellement la musique, il lui accorde tant d’importance qu’il s’investit beaucoup dans cette activité et bien souvent, il tourne en fonction des éléments définis par la musique » - Angelo Badalamenti in Les Cahiers du Cinéma n°540, novembre 1999 .






Dans Lost Highway et Mulholland Drive, les nappes bruitistes d’Eraserhead se métamorphosent en « souffle » organique qui installe dans l’esprit du spectateur l’idée d’une présence inquiétante hors-champ. L’art de créer un espace visuel et sonore dont la réception est essentiellement physique est parfaitement abouti. La musique contribue à définir un cadre. Le réalisateur offre des interstices de « création », les uns s’adressent davantage au corps et au mouvement, les autres sont dirigés vers le cérébral, le réflexif, l’attention, la pénétration dans le son.






Pour réussir ce phénomène, Angelo Badalamenti, associé au réalisateur américain depuis Blue Velvet (1987), crée des musiques qui ne sont presque que des points de référence, des petites touches de texture et d’atmosphère, qui donnent pourtant suffisamment d’informations pour que l’on puisse se mouvoir dans la musique et trouver sa propre interprétation des choses. Cette approche permet de « visualiser » les sons. Elle prolonge le concept d’une « musique fonctionnelle » qui suggère plus qu’elle n’impose, encore plus subtile par son harmonie profonde et moirée. Chaque son, suspendu par la traîne de sa résonance, tournoie comme une sphère dans un espace très organique : une musique à penser. Les bandes originales d’Angelo Badalamenti proposent une musique discrète, aux attaques à peine perceptibles pour interroger et susciter un espace d’expérimentation. Elles doivent pouvoir satisfaire à plusieurs niveaux d’attention auditive sans en imposer un en particulier. Les spectateurs sont alors sensibles au grain sonore, à la richesse des textures et créent des histoires.





La musique de Mulholland Drive, particulièrement, fonctionne comme une sorte de transcription orchestrale de « l’ambien cinema » proposé dans Eraserhead. La partition est envoûtante. Elle touche notre écoute dans sa perception spatiale. Le morceau titre est caractéristique et parfaitement réussi. Il nous enveloppe et nous intègre d’emblée dans l’ambiance feutrée, chic et inquiétante du film. En cela, la musique est totalement intégrée dans le dispositif de mise en scène. La musique « environnementale » d’Angelo Badalamenti crée un espace référentiel où tout se détermine et se croise. Le « souffle », qui fait partie intégrante de la bande originale, devient organique, intervient alors comme une matérialisation de la présence physique du spectateur dans l’espace du film. Il manifeste sa situation hors-champ, et il incarne d’autres présences dont nous ignorons le sens de leur apparition, qui traduit notre grande faculté de dédoublement.



Dans Mulholland Drive, Angelo Badalamenti compose un espace musical que le spectateur perçoit comme une sorte d’environnement acoustique, une installation sonore où se mêlent bruits et dialogues et où il peut se déplacer selon sa perception des évènements. Le réalisateur et le compositeur, conscients que toute forme musicale implique le corps en son entier (en tant qu’organisme civilisé et éduqué) quelle que soit la volonté de le mettre à distance, sont conscients donc des dimensions physiologiques de toutes musiques (puisqu’on « entre » en elles, comme capturé et enveloppé par le son, ce qui est à l’origine des phénomènes de fascination et de rejet).





Lynch et Badalamenti ménagent pour les spectateurs des espaces de déambulations acoustiques qui lui laissent la liberté de choisir sa place dans l’intrigue. L’espace musical créé fait entrer l’auditeur dans la fiction de ses propres interprétations du film et lui laisse toute liberté de flâner. Ce renversement de perspectives et de plans rencontre alors une forme d’installation de l’auditeur dans la musique. Celle-ci nous projette dans un ailleurs où l’on se dédouble. La question de l’écoute est participative, mais sur un mode discret, qui ne requiert pas d’adhésion, puisque non pré-déterminée par un espace et un temps donnés. Le plus singulier dans « l’ambien-cinéma » de David Lynch réside sans doute dans cette aventure promise à l’auditeur pour que l’écoute devienne une expérience de traversée de l’écran qui se transforme en zone de profondeur spatiale où s’exerce une sorte de fascination inconsciente pour l’apesanteur, le diffus, la fluidité et l’arythmie. Dès lors, les composantes du hasard prennent une part active, l’interprétation-intégration du spectateur est incomplète par nature. Elle s’écrit dans l’attente que les circonstances de l’intrigue viennent peut-être combler. David Lynch, en utilisant la bande sonore de cette façon, semble vouloir créer une musique psycho-active, qui tente d’exciter un « état modifié de conscience », dans le sens d’une conscience de l’auditeur devenant de plus en plus aïgue, à l’égard des sons qui exercent sur lui leur emprise. Les musiques de films de David Lynch donnent l’impression que l’on peut les voir physiquement, que l’on peut les extraire du haut-parleur.



Chris Rodley : « La bande son est d’une étonnante épaisseur. C’est une « présence » continue, presque subliminale ».

David Lynch : « Les présences me fascinent vraiment – ce qu’on appelle le « ton de la pièce ». C’est le son qu’on entend quand il y a un silence entre deux mots où deux phrases. C’est très vicieux parce qu’on peut faire apparaître pas mal de sensations dans ce son apparemment silencieux et esquisser la représentation d’un monde plus vaste. Tout cela est important pour créer un monde ».

Régis Cotentin

LA BOITE A ARCHIVES Texte paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-Eté 2001)

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