dimanche 3 juillet 2011

Entretien avec Howard Shore Part. 2





C.S. : En regardant votre production, on s’aperçoit que vous avez écrit énormément pour des univers sombres et oppressants (Cronenberg, Fincher, Demme). Mais vous avez aussi, d’un autre côté, composé ponctuellement pour des sujets plus légers comme Mrs Doubtfire, Big et Analyse This (Mafia Blues). Au niveau de l’inspiration, la comédie vous apporte-t-elle autant de satisfaction que le drame ?







H.S. : Musicalement, je dirais non. Ce sont des sujets plus légers et ces travaux sont plus en adéquation avec ce qui est vu à l’écran. C’est un type différent de musiques de films. Ce n’est pas dépourvu d’intérêt, ni de valeur. Mais c’est juste une approche différente dans la manière de composer. Ecrire pour Mafia Blues et écrire pour Faux Semblants , ce n’est pas la même chose. Le monde de Faux Semblants étant plus complexe, je suis capable d’écrire une musique plus profonde. Quant à un film comme Crash, l’univers dépeint vous permet d’écrire quelque chose de plus élaboré et d’expérimental, ce que, selon moi, l’on ne peut pas entreprendre avec des sujets comme Mafia Blues, Mrs Doubtfire, Big et After Hours. Aussi, je dirais que, pour ces types de films, la musique s’insère dans un processus créatif particulier. Elles ont représenté des challenges pour moi. J’ai aimé les faire. Mais il est vrai que, musicalement, elles ne m’ont pas donné, d’un autre côté, la possibilité d’user d’une aussi grande palette d’approches musicales et sonores que les autres sujets sur lesquels j’ai œuvré.





C.S. : Big est vraiment un beau score. A propos d’ Ed Wood (1994) de Tim Burton, vous avez remplacé au pied levé Danny Elfman, le compositeur fétiche du cinéaste. Dès lors, avez-vous eu le sentiment de devoir adopter l’univers musical bien spécifique de cet auteur ?

H.S. : Le monde d’Ed Wood était vraiment à la base un monde ancré dans les années 50. C’était aussi le monde d’Henry Mancini et des grands films de la Universal des fifties. Vous voyez, toutes ces séries B d’horreur comme L’étrange créature du lac noir. Et c’est ce même Mancini qui a fait également la musique du film d’Orson Welles, La Soif du Mal : c’était sous l’influence de la musique afro-cubaine, alors très présente à cette époque aux Etats-Unis. Aussi, je dirais que je me suis bien plus intéressé à ces musiques de films des années 50 qu’à celles des 90. Je veux dire que cela a été vraiment « la » source d’inspiration pour ce score.

C.S. : Etes-vous cependant intéressé par les compositeurs de musiques de films d’aujourd’hui ?

H.S. : Je m’intéresse aux films jusqu’à un certain degré. J’écoute la musique dans le contexte d’un film. Oui, bien sûr, ça m’intéresse.

C.S. : Diriez-vous qu’ils ont une influence sur votre travail ?

H.S. : En tant que personne qui vit dans une société moderne, vous êtes influencé par les choses qui constituent votre environnement. La télévision, les films et les disques ont une influence sur qui vous êtes et comment vous pensez. La musique du passé, la musique que vous écoutez, les livres que vous lisez, affectent votre façon de penser quelque soit l’endroit où vous vivez dans le monde.



C.S. : Ransom (La Rançon, 1996) est votre seul score rejeté à ce jour. Comment avez-vous vécu cette expérience et quelle sorte de musique aviez-vous composé pour ce film ?

H.S. : Je pense que les compositeurs veulent toujours que leurs œuvres soient interprétées. Si vous écrivez un morceau, vous voulez l’entendre. Quelque fois, le réalisateur peut vous mener sur une fausse piste. Celui-ci peut avoir une vision du film qui ne correspond pas au produit final. Habituellement, quand cela arrive, le réalisateur et moi travaillons ensemble pour adapter le concept musical au récit. Ici, le metteur en scène a choisi d’avoir recourt aux services d’un autre compositeur. La musique de La Rançon était sophistiquée et se situait au niveau des scores que j’ai crée pour les films de David Fincher. Dans ce dernier cas, c’était peut être trop pour l’histoire ! La musique avait plus de force que le film.




C.S. : Passons maintenant à The Game (1998). Vous avez écrit un score très minimaliste et monocorde… C’est un score vraiment intense. Etait-ce un hommage aux partitions écrites par Michael Small ou encore Billy Goldenberg pour les thrillers politiques et paranoïaques signés Alan J. Pakula ou John Schlesinger dans les années 70 ?





H.S. : Non, non. Cela part d’une idée très simple, le film de famille. The Game s’ouvre sur un film de famille en 8 millimètres et, pour l’accompagner, j’ai écrit un motif pour piano solo très sobre. Et comme le personnage du film, ce motif évolue au cours du récit. Le concept d’écriture de ce score se résumait à cela. C’est-à-dire qu’il s’agissait de faire se démêler un motif sur un même registre musical tout au long du film avec l’idée de garder un lien étroit avec le chemin parcouru par le protagoniste. Si bien que, par exemple, lorsque le mental du personnage s’effondre, la musique qui l’accompagne se brise elle aussi.





C.S. : La bande sonore de Se7en (1996) est truffée en quasi-continuité de bruits ambiants (pluie, alarmes…). Combiner la musique à tous ces effets sonores a dû être très difficile ?

H.S. : Je pense que le sound designer de Se7en, Ren Klyce, est un excellent, un brillant ingénieur du son. Nous avons eu une collaboration fructueuse sur ce film et nous avons travaillé ensemble sur le son et la musique de manière très attentive pour créer la bande sonore que vous entendez dans le produit final.







C.S. : The Silence of The Lambs (Le Silence des Agneaux, 1990), Se7en et The Cell (2000) sont trois films qui parlent de serial killers, trois approches différentes pour un seul compositeur. Etait-ce un challenge pour vous de travailler trois fois sur le même sujet ?


H.S. : C’était très intéressant. Ce sont trois films très distincts pour lesquels j’ai signé trois scores très différents. Je pense déjà qu’un sujet comme The Cell offre une merveilleuse opportunité pour un compositeur dans la mesure où c’est un film où le « cérébral » a une grande place : c’est vraiment la vision de Carl Stargher qui offre énormément de grandes possibilités musicales.
Se7en, quant à lui, est plutôt le récit de deux policiers conduits sur les chemins d’un voyage sans retour. Le sujet n’en n’était pas moins excitant en plus que Mills, l’un des enquêteurs, est un personnage torturé et voué à l’échec comme ceux de Macbeth.
Enfin, Le Silence des Agneaux est une histoire qui adopte essentiellement un point de vue féminin. C’est une histoire de femme au cours de laquelle la musique, qui « focalise » constamment sur Clarice Starling, finit par affecter le spectateur et ce, à un niveau tel, qu’il en vient à avoir l’impression de se retrouver dans les chaussures de l’héroïne
.





C.S. : Copland (1997) et The Yards (2000) sont deux grands films policiers. Une grande part de leur force réside dans le traitement de leur atmosphère, leur climat. Quand on écoute le score de Copland, on est surpris par l’aspect glaçant et métallique de l’ensemble des thèmes alors que pour celui de The Yards, il se compose de mélodies plus douces. Aussi, avez-vous adapter votre écriture et l’orchestration en fonction des couleurs dominantes dans lesquelles l’action de chacun des deux films baigne : le bleu pour l’atmosphère froide de Copland, le marron et l’ocre pour l’atmosphère plus « chaude » de The Yards ?




C.S. : Je ne pense pas qu’il faille tant parler en terme de couleurs. Il y a beaucoup d’approches différentes pour ces deux films. The Yards, lui, est très influencé par le cinéma italien du début des années 60, Visconti en particulier, ainsi que les partitions de Nino Rota. James Gray et moi, nous nous sommes beaucoup intéressés à Rocco et ses frères. Et je dirais que la musique de The Yards exprime les idées du film et son « voyage émotionnel ». Elle commente les thèmes du film, tandis que dans Copland, le score exprime les idées d’un seul personnage, celles du personnage central. C’est-à-dire, entre autres, non seulement les démons de ce dernier mais aussi les épreuves qu’il traverse. En fait, à mon avis, il y a une approche plus directe dans Copland que dans The Yards.





C.S. : A propos d’Esther Kahn (2000), vous avez écrit un score vraiment contemporain. Est-ce que vous auriez opté pour ce même choix si le réalisateur Arnaud Desplechin ne vous l’avez pas demandé ?



H. S. : Je ne pense pas que j’aurais adopté nécessairement cette approche. Il s’agit plus d’un concept d’Arnaud sur la manière d’utiliser la musique dans le récit. Dans ses autres films, il avait déjà une approche du sujet très intéressante et, en ce qui concerne celle d’ Esther Kahn, il avait des idées très arrêtées et très spécifiques.
Dans le film, elle exprime en fait une idée très contemporaine de cette histoire qui se déroule dans l’Angleterre Victorienne, ainsi que les sentiments du personnage. Elle devient même la voix d’Esther Kahn et, tout ceci, ce sont des concepts d’Arnaud. Il m’a conduit vers ces idées. Il m’a montré comment voir le film à travers ce concept.



C.S. : Pour terminer, pensez-vous que votre musique puisse exister d’elle-même, sans la vision d’un réalisateur ?


H.S. : Oui, certainement et vous savez, je pense que certaines idées exprimées dans les musiques de films que j’ai faites depuis Chromosome 3 jusqu’à Esther Kahn ont des concepts et des idées qui peuvent être développées en concert, même s’il ne faut pas oublier que ces scores ont été travaillés de manière spécifique pour collaborer avec tous les éléments d’un long-métrage. Pour les autres musiques sur lesquelles je travaille en dehors de l’écran, il n’y a pas de collaboration : en ce moment, je suis en train d’écrire un album de musique de chambre. Il s’agit uniquement de pure musique, c’est-à-dire de compositions proches des deux morceaux de musiques de chambre que j’ai crée pour l’album distribué chez Arabesque Records « The Private Life Of Films Composers ». Et là, il ne s’agit plus de donner le meilleur de soi-même pour être au service d’un récit. Ce n’est simplement ici que pour mon propre plaisir.

Remerciements particuliers à Howard Shore, Catherine Rehel
et Agnès Béroud du Centre Culturel du Canada.

Entretien réalisé le 5 décembre 2000 par Thomas Aufort et Jacky Dupont.
Parution in Colonne Sonore n°3 (Printemps-été 2001)

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