vendredi 11 novembre 2011

Citizen Kane (Bernard Herrmann)


Monument incontournable du patrimoine cinématographique mondial, Citizen Kane (Orson Welles, 1940) est un chef-d’œuvre. La démonstration n’est plus à faire. Le film bénéficie d’une mise en scène parfaitement maîtrisée par un jeune Orson Welles tout juste âgé de vingt cinq ans ; la musique de Bernard Herrmann et son utilisation révèlent un sens aigu du découpage musical et est la preuve d’une entente parfaite entre les deux hommes.
C’est en 1938, après avoir exercé son talent dans l’illustration musicale de pièces radiophoniques, que Bernard Herrmann rejoint Orson Welles et devient le compositeur officiel du Mercury Theater On The Air. En octobre de la même année, il signe l’accompagnement sonore de La Guerre des Mondes, lecture radiophonique qu’effectue Orson Welles du roman de H.G. Wells, restée dans les mémoires pour avoir créé la panique chez de nombreux auditeurs trop crédules. Puis le tandem Welles/Herrmann quitte la radio pour rejoindre les studios R.K.O. L’un y réalise Citizen Kane, œuvre fondatrice du cinéma ; l’autre en écrit la musique.







Cette première partition cinématographique présage remarquablement de toute l’œuvre du compositeur : s’expriment déjà un goût pour les dissonances suspendues et une notion certaine du relief sonore qui fait naître une musique contrastée, où des irruptions d’accords sont succédées de silences brutaux. En somme, toute les caractéristiques de l’esthétique herrmanienne de la rupture sont déjà en place. Opposée à la traditionnelle composition illustrative, cette musique plus verticale n’utilisant que de courtes phrases est une tentative d’atomisation du langage sonore.







Pour ce qui est de leur relation, Welles et Herrmann se comprennent parfaitement. Le réalisateur, contrairement a beaucoup de ses collègues, possède une large culture musicale. Il n’y aura donc pas entre les deux hommes de ces conflits incessants qui éclatent régulièrement sur les plateaux entre cinéastes et musiciens, chacun ayant une vision arrêtée de ce qu’il désire faire ; au contraire, de leurs discussions naîtront d’importantes modifications dans l’élaboration du film qui iront jusqu’à la mise en place d’un véritable scénario musical.
Il faut noter par ailleurs que Bernard Herrmann n’aura de cesse de s’opposer à la tradition hollywoodienne. Largement autodidacte, il restera ouvert à toutes les sonorités et il devra, entre autres, sa réputation de chef d’orchestre à ses formations bizarres. Ainsi, il a enregistré la musique de Citizen Kane avec une formation composée de douze flûtes, dont quatre en sol et quatre basses, et un vibraphone qui constituera plus tard sa signature sonore. Pour cette capacité à sculpter le son en modulant l’orchestre, Herrmann a souvent été présenté comme un précurseur. Cependant, il convient à ce propos de rétablir une vérité. Si son talent de coloriste ne peut être nié, il faut préciser que d’autres ont commencé ce travail de recherche sur les timbres bien avant lui, tel George Antheil qui écrivit une partition pour huit pianos et un xylophone à l’attention des images du Ballet Mécanique que Fernand Léger et Dudley Murphy réalisèrent en 1924.

En fait, ce qui caractérise bien davantage le personnage de Bernard Herrmann, c’est d’une part, son absence de mépris pour la musique de film qu’il n’a jamais considérée comme un art mineur, contrairement à tous ces compositeurs dont les partitions pour le cinéma servaient à financer les frais d’exécution d’une symphonie ; d’autre part, il saura également se débarrasser des clichés debussistes et wagnériens, jusque là très prisés, pour créer un langage neuf. On pourra voir les raisons de cette rupture dans son origine new-yorkaise, et non européenne comme beaucoup de ses collègues. D’où sa tendance à s’exprimer très clairement contre l’utilisation du leitmotiv, ce procédé wagnérien qui confie à une idée, une personne, un sentiment où à un décor, un thème spécifique intervenant au moment où l’action introduit l’idée, le personnage, le sentiment ou le décor en question. Or, ce procédé, apparemment cinématographique, peut rapidement devenir lourdement explicatif et pléonastique. « La phrase très brève présente certains avantages » affirme le compositeur. « Je n’aime pas le principe du leitmotiv. N’oubliez pas que le spectateur n’écoute qu’à moitié, et le phrase brève est plus facile à suivre ».
Cependant la musique de Citizen Kane dément magistralement les propres propos d’Herrmann. Elle est, en effet, construite autour de deux leitmotivs, deux courtes phrases de cinq notes dont l’une est associée au thème de l’enfance et à la figure du traîneau, l’autre à la carrière adulte de Kane.







Pour expliquer la force de cette partition unique, on se reportera volontiers aux propos du compositeur belge André Souris essayant de cerner ce qui fait la qualité d’une musique de film dans un entretien livré à la revue Script en mars 1964 : «Les meilleures applications de la musique, dit-il, seront celles qui mettront lucidement, méticuleusement en jeu les valeurs essentielles, ontologiques de la musique ; à savoir la vitesse, les registres, l’intensité, les timbres et ce que j’appellerais la plus ou moins grande densité du discours sonore. A partir de là, les effets sonores peuvent atteindre un degré de signification qui devient presque égal à celui des images, c’est-à-dire que lorsque les sons ne sont plus la transposition, ni l’explication, ni encore moins la répétition pléonastique de ce qui se passe sur l’écran, les sons agissent dans un ensemble qu’on appelle audio-visuel » ?
Les tâcherons de la musique de film appauvrissent à l’excès leur langage musical afin de l’adapter à celui du cinéma. Bernard Herrmann, lui, a au contraire su créer génialement un nouveau vocabulaire sonore entièrement adapté, dans sa structure même, aux exigences cinématographiques, sans jamais perdre quoi que ce soit de sa haute valeur musicale intrinsèque.
Si la bande originale de Citizen Kane n’est pas aussi profondément angoissante que d’autres partitions de Bernard Herrmann (celle de Sisters/Sœurs de Sang DePalma, 1974 par exemple), elle reste néanmoins très lugubre, fortement imprégnée par l’idée de mort, à l’image du film dans son entier qui s’ouvre sur le décès de Kane. Peut-être parce que musique et cinéma sont deux arts du temps (celui-ci permettant leur déroulement, donc leur expression), ils restent probablement les meilleurs procédés pour mettre en scène sa course inexorable qui nous pousse jusqu’à la tombe. « La vieillesse est la seule maladie dont on ne guérit pas » dit le film : en attestent à ce titre les accents tragiques du thème musical lié à la carrière adulte de Kane et le caractère profondément mélancolique de celui qui est lié à l’enfance.






« No trespassing » (entrée interdite). Ces mots apparaissent sur le premier plan du film, inscrits sur un panneau lui-même fixé sur un grillage qui occupe tout l’écran. Ils servent à prévenir l’intrusion de tout étranger dans le territoire personnel de Kane. Par ce nom, il faut entendre à la fois Xanadu, cette gigantesque propriété qu’il fit construire à la fin de sa vie, dernier caprice d’un milliardaire retranché dans le rêve, et la mémoire du personnage elle-même. La musique commence sur le motif de cinq notes lié à la carrière de Kane. Lugubre, joué au basson puis à la clarinette, il annonce l’événement tragique. Lui succédant immédiatement, le thème musical lié à l’enfance est entonné par le basson, au moment où nous pénétrons dans Xanadu.









Les mêmes notes sont ensuite plus clairement reprises par le vibraphone, juste avant qu’un gros plan sur de la neige factice contenue dans une boule de verre, lointain souvenir enfantin, ne vienne envahir tout le cadre de l’écran. C’est à cet instant que peu après Kane meurt en prononçant ses dernières paroles, en fait un seul mot définitif : « Rosebud ». La séquence fait à cette occasion la part belle aux fréquences les plus basses. A la gravité du premier thème ne s’oppose alors que la tristesse impuissante du second.






Ces premières minutes du film forment une remarquable introduction. Le propos de Citizen Kane y figure tout entier. L’enfance y est montrée comme étant le secret essentiel de l’homme. Un secret qui ne saurait être violé par personne. Les deux thèmes musicaux qui se succèdent montrent parfaitement le tiraillement dont Kane fait l’objet entre le déroulement inéluctable du temps, inscrivant sur lui les marques indélébiles de la vieillesse, et le retour compensatoire et mélancolique sur la période de son enfance qu’il effectue en se réfugiant dans ses pensées. Plus loin dans le film, un rédacteur en chef ordonne à ses journalistes : « Il faut expliquer le personnage ». Or cette scène, pour qui sait la lire, a déjà presque tout expliqué. La suite du film n’en est qu’un long développement sous une forme analytique qui éclaire biographiquement ce que l’on vient de voir et d’entendre.






Lorsque le journaliste enquêtant sur le mystère Rosebud consulte à la Thatcher Library les pages consacrées aux premières années de la vie de Kane , apparaît pour la deuxième fois le thème de l’enfance. Alors que l’image nous ramène sur les lieux de cette prime jeunesse, les violons jouent le motif de cinq notes sur un accord de neuvième mineur arpégé par une harpe rêveuse et nostalgique : des arrangements n’étant pas sans évoquer certaines compositions de Debussy.
A l’écran l’enfance est à nouveau associée à la neige, vraie cette fois, dont la blancheur immaculée symbolise la pureté enfantine. Puis le traîneau Rosebud, figure métonymique de l’enfance apparaît pour la première fois. Plus tard, après la séparation du jeune de ses parents, l y a ce plan superbe du traîneau peu à peu enseveli sous la neige qui tombe lentement :vision prophétique d'une enfance laissée à l’abandon, simple relique que le temps recouvre progressivement, la tristesse et les regrets de l’âge adulte remplaçant les joies enfantines. Cette fois le thème musical a tout d’un appel sans espoir. Il souligne la rupture essentielle dont Kane vient d’être victime.






Entre l’enfance et l’âge adulte , le personnage principal connaît un stade intermédiaire pendant lequel il se cramponne à ses jeunes années. Revendiquant son immaturité, après avoir été soigneusement renvoyé de toutes ses écoles et universités, c’est alors qu’il entreprend de devenir le directeur du journal l’Inquirer. Suivent les jours les plus heureux de sa vie qu’à aucun moment l’un des deux leitmotivs ne vient troubler. Au contraire, l’orchestre joue une musique entraînante et particulièrement vive. Ce sont de véritables bourrasques sonores qui accompagnent énergiquement les frasques d’un jeune homme en pleine force de l’âge.
Malheureusement en 1929, année de la Grande Dépression, Kane est contraint d’abandonner le journal. Il perd alors définitivement toute part de sa naïveté enfantine. Lorsque le spectateur apprend l’événement, le thème de l’âge adulte sonne comme une menace. Il annonce le renoncement de Kane aux valeurs adolescentes comme la rébellion, le sens de l’honneur et de la droiture (pensons à la profession de foi que Kane signe en première page de son journal), le sens fort de l’amitié, l’humour et la légèreté. Peu à peu, ce sont les compromis, le goût du pouvoir et l’embourgeoisement qui prennent place dans sa vie, le tout couronné par son premier mariage avec la nièce du Président des Etats-Unis. Or en aucun cas cette ascension sociale n’est montrée comme un succès. C’est un renoncement lamentable de Kane à ce qu’il a toujours été, une trahison à lui-même ainsi qu’un premier pas tragique vers son isolement progressif. La musique d’Herrmann n’a d’ailleurs aucune pitié pour le couple de jeunes mariés. Leurs petits déjeuners sont accompagnés d’une valse insipide et ridicule, à la limite du pastiche viennois. Welles nous les montre pomponnés comme des premiers communiants ont il se dégage à peine plus de vie que ne le font des statues de cire. Ils sont deux tristes représentants anachroniques d’une bourgeoisie-fossile du XIXeme siècle.






Ce premier couple s’oppose de façon saisissante au second que Kane forme avec Susan, une jeune femme naïve doublée d’une chanteuse d’opéra ratée. Lorsque, à leur première rencontre, Kane accepte de monter chez elle afin de se laver après avoir été éclaboussé par une voiture, une flûte commence à jouer le thème de l’enfance, tandis que la harpe égrène à nouveau ses accords mineurs. La musique indique immédiatement à quel point l’expression de ce nouvel amour naissant revêt les caractères d’une régression infantile, accompagnée d’un réel bien être. Kane ne fait-il pas littéralement l’enfant pour faire rire Susan et par là-même la séduire ? Devenu à ce jour âgé, il est à la recherche de son enfance : lorsqu’il rencontre Susan, il est en route pour un entrepôt où sont consignés les meubles de sa mère. Or c’est précisément cette nouvelle rencontre qui octroie à Kane une cure de jouvence, malheureusement de courte durée. En effet, avec cette femme peu fortunée, d’origine sociale modeste, il retrouve une relation d’une qualité comparable à celle qu’il entretenait avec sa mère. Le second mariage de Kane n’est qu’une tentative illusoire de renouer avec une période de sa vie définitivement perdue.






Il ne pourra désormais plus retrouver la naïveté enfantine que dans de brèves rêveries. La lourdeur solennelle de l’homme de pouvoir a effacé le jeune homme vif et léger du début du film, et le cynisme a remplacé l’innocence. Le thème musical menaçant lié à l’âge adulte refait surface lorsque Kane renvoie Leland, son ami d’enfance. En niant cette longue amitié, tournant du même coup le dos à son passé, il effectue un dernier faux pas qui préfigure sa perte. En fait, le rapport de Kane au monde est à l’image du montage opératique autour de l’Aria de Salaambo écrit par Bernard Herrmann, qui termine par une décélération par a-coups de la bande magnétique. Ce dérapage sonore symbolise le glissement qui s’opère dans la vie de Kane qui, après avoir voulu modeler le monde à son image, perd totalement prise avec le réel.

Il se réfugie alors dans son imaginaire et se retranche dans le palais de Xanadu, fabuleux royaume utopique créé de toutes pièces par le milliardaire. C’est l’ultime étape du processus d’isolement entamé plus tôt. Musicalement, Xanadu est associé au thème de l’âge adulte que souligne la mégalomanie d’un homme qui perd pied et s’enfonce dans la solitude. Puis, dernière étape, Susan le quitte : Kane est définitivement seul. Sortant lentement de la pièce où a eu lieu la séparation, le thème musical de l’âge adulte prend alors des allures de marche funèbre. La fin est proche.








Sur les dernières images du film, les deux thèmes musicaux sont plusieurs fois répétés de façon rapprochée, en esquissant alors le schéma mélodique du début du récit. Ainsi lorsque la caméra survole les objets d’art ayant appartenu à Kane, c’est le thème de l’âge adulte qui est joué. Mais lorsqu’elle se rapproche du traîneau qui va être jeté aux flammes, le thème de l’enfance prend sa place. Symboliquement, une dernière fois après la mort de Kane, les souvenirs de l’enfance se substituent à une réalité triste et fortunée.
Le plan final montre la fumée noire sortant de la cheminée et emportant avec elle le secret de Kane. L’orchestre entonne les deux thèmes musicaux pour un ultime résumé de la vie de cet homme. Puis, comme la caméra revient sur le grillage et sur le panneau du premier plan du film, tous les instruments dressent un véritable mur sonore opaque et puissant. A l’image du grillage, la musique d’érige en barrière infranchissable, protégeant efficacement le secret de l’enfance brisée de Charles Foster Kane.






Tout au long du film, la musique joue une grande part dans la mise à jour de la personnalité complexe de Kane. Elle rend perceptible les aspects les plus cachés de son âme. On a souvent qualifié Herrmann de compositeur psychanalytique : la partition qu’il a écrite pour Citizen Kane va dans le sens de cette remarque. Stravinski, dont on connaît l’aversion pour la musique de film qu’il considérait comme du vulgaire papier peint, posa cette question fondamentale : « Pourquoi prendre au sérieux la musique de film ? » Aujourd’hui, sûrs de nos goûts, nous pouvons lui répondre : « Parce qu’il y a eu Bernard Herrmann ».

Jérôme Lenain

LA BOITE AUX ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°1 (Printemps-Eté 1999)



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