samedi 30 juillet 2011

A chacun son Shakespeare ! (I)




“Il n’est point d’être si brut, si furieux, dont la musique ne change pour un moment la nature…”

Le Marchand de Venise (1596)




Il existe au cinéma de grandes traditions musicales. Lequel d’entre nous n’a pas un jour frissonné d’avance à la simple idée d’une partition écrite pour un récit d’aventuremaritime, une saga colorée et costumée ou une légende fantastique… Voilà des genres (parmi bien d’autres) qui, en moins d’un siècle et quelques incontournables, sont parvenus à imposer des codes musicaux que chaque compositeur se doit à présent de respecter et d’entretenir au gré de leur propre inspiration. Tous sont à ce niveau plus ou moins directement tributaires de principes hérités du répertoire classique : Holst et ses Planètes ne cesseront donc pas de si tôt d’être abondamment cités au sein de n’importe quel épopée spatiale (au-delà même de toute notion de musique temporaire). Nul genre pourtant n’apparaît davantage prolonger une lignée musicale que le film shakespearien. Depuis près de quatre siècles en effet, des musiciens de toutes origines et de toutes sensibilités se sont plus à trouver en Shakespeare matière à des créations complexes et raffinées, dont beaucoup sont aujourd’hui acclamées comme des chefs-d’œuvre de leurs auteurs. A tel point qu’aborder ici la question de la musique au sein du cinéma shakespearien ne peut s’envisager sans remonter au travers d’une succincte (et forcément trop superficielle) chronique, à la source même d’une inspiration devenue universelle…





De William Shakespeare on ne possède finalement qu’une biographie plutôt sommaire : quelques dates, Stratford-upon-Avon, des “Lord Chamberlain’s Men” devenus “King’s Men”, un seul portrait reconnu comme authentique et diverses autres imprécisions qui par le passé n’ont souvent pas suffi à écarter les doutes quant à l’existence propre du personnage. C’est par contre une immense œuvre théâtrale qui est parvenue jusqu’à nous, en tout près de trente cinq créations, comédies, tragédies, drames historiques et autres recueils poétiques formant le célèbre “canon”. Pour autant l’héritage shakespearien, qualifié aujourd’hui d’universel, ne se réduit pas au seul phénomène littéraire mais est devenu au fil du temps une source continuelle d’inspiration pour artistes de tous horizons… Dans la seconde moitié du XVIe siècle, soit vers la fin du règne élisabéthain, l’Angleterre tout entière connaît un important essor culturel dont Shakespeare est assurément l’un des meilleurs représentants. Ils sont nombreux en réalité à participer à un renouveau artistique complet qui, peu à peu, imposera des perspectives originales aussi bien dans le théâtre que dans les diverses branches musicales.



Shakespeare affectionnait-il la musique ? Voilà une question à laquelle il ne semble pas bien difficile de répondre tant son théâtre regorge d’opportunités musicales detoutes sortes. De fait, on détient encore bon nombre d’indications que l’auteur destinait à ses acteurs pour l’interprétation des chansons qui parsèment son œuvre. Loin du simple divertissement, le passage du texte parlé au texte chanté apparaît alors toujours relever d’une signification profondément liée au contexte dramatique des séquences ainsi illustrées. Pour cela, Shakespeare emprunte au registre populaire de son temps des airs et des ballades connues, modifiant leur texte pour que celui-ci, interprété sur scène a capella ou accompagné d’instruments, prenne part directement au récit. Il nous reste par conséquent pas mal de traces de ces musiques, mais on ignore toujours en revanche s’il existait une réelle collaboration entre Shakespeare et un voire plusieurs musiciens. Le problème se pose notamment avec le compositeur Thomas Morley, considéré aujourd’hui comme l’un des maîtres du madrigal anglais. On retrouve en effet à l’intérieur même des textes du dramaturge plusieurs chansons qui, par ailleurs, apparaissent également dans divers recueils attribués à Morley : étaient-elles spécifiquement destinées à Shakespeare ou ce dernier les a-t-il récupérées et adaptées pour son propre compte ?





Si Shakespeare m’était composé… Lorsque Shakespeare disparaît en l’année 1616, une partie seulement de son œuvre a été publiée et la première édition complète ne verra le jour que sept ans plus tard. Son influence sur toute la dramaturgie anglaise qui va suivre est bien entendu considérable, il n’est donc pas étonnant que les premiers “inspirés” du grand Will dans le domaine musical soient avant tout des anglais, et qui plus est des compositeurs de théâtre : parmi eux, John Wilson qui participe aux premières représentations des œuvres de William Shakespeare, et plus tard Mathew Locke lequel, après avoir tenté de maintenir une certaine idée de la musique de scène pendant les quinze années de la dictature de Cromwell, illustrera Macbeth et La Tempête. C’est finalement Henri Purcell qui, dans un XVIIe siècle vieillissant, apportera aux textes du dramaturge leur première véritable dimension musicale. Au travers de nombreux accompagnements de scène (dont deux semi-opéras), il en transcrit les nuances poétiques avec une rare justesse, recréant, réécrivant même dans son célèbre Fairy Queen le climat féérique du Songe d’une Nuit d’Eté.





Si au cours du siècle qui suit, Shakespeare continue ainsi d’aviver l’esprit de quelques compositeurs, les résultats se font pour la plupart assez confidentiels : le Pyrame et Thisbé de Leveridge (tout droit issu du Songe d’une Nuit d’Eté) tout comme le Rosalinde de Veracini (inspiré quant à lui du Comme il vous plaira) demeurent d’ailleurs aujourd’hui des opéras méconnus. Il faudra donc encore attendre pour que l’œuvre de William Shakespeare, jusqu’ici considérée (en France par exemple) comme admirable mais néanmoins étrange, s’impose définitivement par delà les frontières et suscite de nouvelles et prestigieuses vocations. Le XIXe siècle engendrera ainsi une foule de créations musicales dont les références à l’univers shakespearien sont évidentes. Pour de nombreux compositeurs, c’est le temps des découvertes littéraires, et le poète anglais se retrouve bien souvent au cœur de leurs constantes préoccupations. “Foudroyé par Shakespeare”, selon ses propres termes, Hector Berlioz en fait notamment avec Goethe, sa plus essentielle et régulière source d’inspiration : de son poème pour Le Roi Lear à sa troisième symphonie Roméo et Juliette, en passant par des œuvres telles que La Mort d’Ophélie, Béatrice et Bénédict (opéra-comique d’après Beaucoup de bruit pour rien) et jusque dans sa fameuse Symphonie Fantastique







Bien d’autres succomberont de la sorte : Mendelssohn choisira ainsi Le Songe d’une Nuit d’Eté afin de révéler au monde ses immenses possibilités dans une ouverture restée légendaire ; Liszt saura de même oublier Hugo, Byron et Lamennais le temps d’un poème symphonique tiré de Hamlet tandis que Tchaïkovsky se verra par trois fois proposer un travail symphonique basé sur des textes shakespeariens : ce sera une nouvelle fois un Hamlet, La Tempête et surtout Roméo et Juliette, une fantaisie par beaucoup estimée comme le premier grand chef-d’œuvre du compositeur russe.

Outre d’innombrables musiques de scènes (au XIXe siècle, elles s’épanouissent considérablement), quelques grands opéras viennent également étoffer un peu plus le mythe : un Othello par Gioacinno Rossini, un autre par Giuseppe Verdi qui compose aussi un Falstaff et un Macbeth (envisageant même un Roi Lear sans pour autant prendre de le temps de l’écrire), ou encore deux Roméo et Juliette, l’un par Vincenzo Bellini (I Capuletti e i Montecchi), le deuxième par Charles Gounod, sans compter un Henry VIII par Camille Saint-Saêns… Ce foisonnement musical, parallèlement aux multiples traductions, a assurément contribué largement à mondialiser l’œuvre de William Shakespeare, en témoigne pour l’exemple cet autre Roméo et Juliette mexicain signé Melesio Moralès.
Le XXe siècle ne démentira en rien cette universalité de la pensée shakespearienne et, plus que jamais, la musique de théâtre est le terrain privilégié des compositeurspour l’exprimer : Darius Milhaud, Ernest Bloch, Ture Ranström, Aram Khatchatourian, Arthur Honneger, Constant Lambert (pour Diaghilev) et bien d’autres, anonymes oucélèbres, vont ainsi se succéder près des scènes, laissant à la postérité des partitions de toute importance… C’est certainement à Prokofiev que l’on doit alors l’œuvre la plus populaire, un ballet inspiré de l’inévitable Roméo et Juliette, achevé en 1936 et qui en 1955 sera magistralement filmé par les réalisateurs russes Lev Arnstam et Ivanov Lavrovskij sous le titre Romeo, Djuletta (La dernière danse de Roméo et Juliette).



Premiers accords au cinéma Le cinéma s’est très tôt emparé de l’univers shakespearien, de ses thèmes, de ses trames et de ses personnages : pour preuve, ce ne sont pas moins d’une centaine d’adaptations directes qui ont été très sérieusement répertoriées pour la seule période 1900-1927 ! On ne compte donc plus les Richard, Roméo, Henri et d’autres Falstaff sur les écrans du cinéma muet, dont beaucoup sont aujourd’hui à jamais perdus…





A l’époque, les versions se suivent, abondantes et diverses : Hamlet revêt ainsi bien des visages, tour à tour les traits de la grande Sarah Bernardt, travestie devant la caméra de Clément Maurice (Le duel d’Hamlet, 1900) et treize ans plus tard ceux de l’acteur shakespearien de ce début de siècle, alors vieillisant, l’anglais Sir Johnston Forbes-Robertson (Hamlet, Plumb - 1913) ; Méliès en fait entre temps l’argument de l’un de ses innombrables tableaux, avant que Fred Evans (Pimple as Hamlet, 1916) puis Buster Keaton (Day Dreams, Grandeur et décadence - 1922) y trouvent plutôt matière à un traitement parodique… Malgré ce fourmillement d’œuvres de toutes sortes, de l’adaptation la plus sérieuse à l’interprétation la plus libre, le muet n’aura laissé que fort peu de traces des partitions musicales destinées à accompagner lesprojections : tout juste pourra-t-on citer ici le travail d’un Giuseppe Becce, alors très influent, pour un Hamlet danois (The Drama Of Vengeance, Gade et Schall - 1920) dans lequel le prince d’Elseneur n’est autre qu’une femme, amoureuse d’Horatio mais contrainte à se déguiser en homme ! Avec l’avènement du parlant, Shakespeare devient une affaire beaucoup plus sérieuse. Pour nombre d’acteurs, la transition avec le muet s’avère rude sinon ingrate.





Vers la fin des années 20, après avoir à maintes reprises incarné l’idéal des héros d’aventure, Douglas Fairbanks cherche le moyen de relancer efficacement sa carrière ainsi que celle de sa femme Mary Pickford ; il trouve Shakespeare : ce sera The Taming Of The Shrew (La Mégère Apprivoisée, Taylor - 1928). Le film est un échec (l’on y voit, dit-on, plus Fairbanks que Shakespeare), mais subsistera néanmoins au sein des annales du grand écran comme la toute première adaptation entièrement parlante d’une œuvre du grand Will.
La musique de cinéma a alors elle aussi abordé son tournant, notamment depuis Don Juan et The Jazz Singer (Le Chanteur de Jazz, tous deux d’Alan Crosland Jr. - 1926 / 1927) et jusqu’à ce que des Max Steiner (King Kong, Schoedsack et Cooper, 1933) et autres Franz Waxman (The Bride Of Frankenstein, La Fiancée de Frankenstein, Whale - 1935), profitant de la toute nouvelle technique de séparation des enregistrements, en dévoilent plus précisément les ressources dramatiques. Dès lors, l’aspect musical depuis toujours inhérent à l’univers shakespearien devient une donnée majeure, presque “naturelle”, de toute tentative de transcrire Shakespeare en images.





Cette relation privilégiée, les cinéastes Max Reinhardt et William Dieterle la ressentent probablement déjà lorsqu’ils décident pour leur A Midsummer Night’s Dream (Songe d’une nuit d’été, 1934) d’employer la partition que Mendelssohn avait écrite plus d’un siècle auparavant d’après le texte de Shakespeare. Ils en confient alors l’adaptation (souhaitée conforme à une certaine idée de modernité de l’outil cinématographique) à un compositeur déjà estimé en Europe pour ses œuvres de concert, Erich Wolfgang Korngold, qui par là même accomplit pour la Warner son tout premier travail hollywoodien. Peu après, c’est au tour d’Herbert Stothart, alors ausommet de sa carrière à la MGM, d’illustrer pour Georges Cukor une adaptation intégrale, mais empesée, de Roméo et Juliette (Romeo and Juliet, 1936). L’Âge d’Or se dessine, mais dans cette lutte que les studios américains ne tarderont plus à se livrer, Hamlet, Falstaff et les autres ne composent guère un terrain propice à desprétentions lucratives. Voilà certainement l’une des raisons pour lesquelles Shakespeare sur grand écran devient avant tout, et pour longtemps, une préoccupation d’hommes de théâtre.





Florent Groult



LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°2 (Printemps-Ete 2000)

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