vendredi 5 août 2011

Les Dents de la Mer : Musica Dentata (I)







« Quelque chose s’éveille, un grondement inquiétant, un demi-ton s’élève du plus profond des cordes… alors le rythme démarre, lentement, prend peu à peu de l’ampleur… alors peut-être nous ajoutons un tuba… » (1)

La folle idée que John Williams soumet ainsi à son ami Steven Spielberg, un jour de printemps 1975, aurait fait son chemin. Alors que l’industrie cinématographique fêtait l’année passée le 25ème anniversaire de la sortie sur les écrans de Jaws (Les Dents de la Mer, 1975), il semblait opportun de devoir revenir sur une partition figurant (à raison, n’en doutons pas) en bonne place, aux côtés de King Kong, Laura et autres Psycho, sur la liste des incontournables « cas d’école » de l’étude de la relation image-musique.




Sans doute n’est-ce pas un hasard si Jaws se place en queue du peloton des films catastrophes mis en musique par John Williams au début des années 70. Ce n’est en effet qu’à partir de sa rencontre avec le réalisateur Mark Rydell, pour lequel il signe les partitions de The Reivers (Reivers, 1969) puis de The Cowboys (Les Cowboys, 1971) que le compositeur a véritablement commencer à se forger une identité musicale à Hollywood.









En cela, il rompt alors autant avec une carrière de cinéma qui, par exemple avec How to Steal a Million (Comment voler un million de dollars, Wyler 1966) ou A Guide for A Married Man (Petit guide pour mari volage, Kelly 1967), semblait n’être vouée qu’à suivre consciencieusement une voie tracée par un Henry Mancini, qu’avec le traintrain de ses contributions pour des séries télévisées avec lesquelles, à l’époque, il reste le plus volontiers associé. Parmi celles-ci, on retiendra essentiellement les fameux Fantasy Worlds d’Irwin Allen, Lost in Space (Perdus dans l’espace, 1965), Time Tunnel (Au cœur du temps, 1966) et Land of The Giants (Au pays des géants, 1968).









Curieusement, Williams restera fidèle au producteur après cette réorientation de style, au risque de s’encombrer à nouveau d’une étiquette difficile à se défaire : c’est en tout cas ainsi qu’il en vient à écrire les partitions de The Poseidon Adventure (L’Aventure du Poseidon, Neame 1972) et de The Towering Inferno (La Tour infernale, Guillermin 1974) tous deux produits par Allen dont l’esprit plane alors également sur d’autres films du même acabit, et en particulier Earthquake (Tremblement de terre, Robson, 1974) auquel le compositeur se joint également. Mais l’avenir du cinéma spectacle est ailleurs…







Ce n’est donc pas le John Williams d’Irwin Allen que Steven Spielberg réclame pour son Sugarland Express (1974) mais bel et bien celui de Mark Rydell. Aussi, lorsque le réalisateur peu après s’aventure à son tour sur le terrain du film catastrophe, le compositeur n’a d’autre solution que de s’affranchir, cette fois de manière irrévocable, de ses précédentes partitions pour le genre. Premier « blockbuster » dans l’histoire des salles obscures, Jaws est donc pour Williams un véritable électrochoc, de ceux qui permettent à un musicien, alors dèjà âgé d’une quarantaine d’années, d’accrocher définitivement la destinée hollywoodienne du wonder-boy le plus en vue du moment (Spielberg n’a, lui, que 27 ans), et ceci pour une carrière que l’on ne présente plus…








Immersion Difficile de ne pas aborder avant tout la partition sous l’angle du requin et de ce thème qui reste indubitablement LA grande idée musicale du film…
On a beaucoup spéculé sur les malheurs de Spielberg avec les requins mécaniques construits pour l’occasion et les conséquences de leur mal fonction sur la forme définitive du film : la suggestion, sur laquelle repose en grande partie sa force horrifique, tenait-elle entièrement de la volonté première du réalisateur ? (2)





Il n’y a par contre aucun doute sur les motivations de John Williams qui, après avoir visionné le film, fait avant tout sienne cette idée de suggérer. On décrit ainsi abusivement le thème musical lié au requin comme un motif de deux notes alors que celles-ci n ‘en représentent en fait qu’une infime portion. La notion de « signal » paraît alors être d’un emploi plus juste, dans le sens où elle sous-tend l’évocation dudit thème dont l’exposition pleine et entière n’intervient que fort tard dans le déroulement de l’histoire, soit vers la soixante dix-huitième minute seulement.
Mais intéressons-nous donc d’abord à ce « signal » puisque c’est vers lui que se porte toute l’attention… D’un point de vue strictement musical, il est bel et bien constitué de deux notes séparées d’un demi-ton, soit d’un intervalle mélodique de seconde mineure qui, hors contexte cinématographique, n’a aucune valeur évocatrice…





C’est plutôt de la structuration rythmique qui l’anime que ce motif élémentaire tire sa force, un tribut que John Williams paye notamment au compositeur Igor Stravinsky dont Le Sacre du Printemps vient bien sûr immédiatement à l’esprit (3). Le principe choisi (une basse obstinée) s’appuie ainsi sur différentes séries de « battements » qui peuvent aisément être rapportées à une pulsation cardiaque : en cela il s’apparente donc au principe d’isochronie, une structuration élémentaire qui peur permettre à un compositeur de provoquer à sa guise une sensation suggestive de peur en agissant de manière tout à fait basique sur les tempos. Le pouls prenant valeur de moyenne, une vitesse de rythme supérieure à celui-ci sera perçue comme plus rapide, faisant naître le sentiment de peur et donc de danger…
Ajoutons à cela un souci d’orchestration pour de meilleurs effets « organiques », le motif s’appuyant essentiellement sur le registre des basses dont on sait combien elles résonnent le plus dans le corps… A ce titre, la musique s’impose ici pour le spectateur comme une double donnée qui à la fois le renseigne sur ce qui se déroule à l’écran et lui imprime directement les sensations (physiques) qui régissent son corps. De là provient sans doute également l’idée d’une musique d’essence « primitive », un qualificatif qu’il paraît donc plus adéquat d’appliquer à la manière avec laquelle John Williams suscite la peur chez l’auditeur qu’à une quelconque transcription musicale du requin comme un « envoyé destructeur d’une Nature primitive » (!), comme cela a parfois été suggéré.





On est d’ailleurs en droit de se demander ce que symbolise exactement ce motif répété de deux notes … D’aucuns y voient un pur leitmotiv pour le requin ce qui, au premier abord, semblerait évident dans la mesure où il constitue une sorte « d’abréviation » d’un thème musical complet qui, lorsqu’il est finalement exposé, peut sans équivoque et de façon entièrement descriptive être attaché à l’animal : il pourrait s’agir en quelque sorte d’un « aileron musical » qui représenterait donc ce que Williams veut bien nous laisser entendre du thème du requin, au même titre que ce que Spielberg veut (ou peut) nous présenter visuellement de son monstre… Cette solution cependant ne saurait satisfaire entièrement car elle n’explique qu’en partie la manière avec laquelle ce motif prend place au sein du discours cinématographique, celle-ci laissant donc supposer un symbolisme plus large.
Il apparaît ainsi, et ce dès le début du film, que le motif reste indissociable de la notion de mouvement : l’ostinato qui le conduit lui confère d’abord un caractère d’inexorabilité et si Williams lui adjoint une troisième note (plus basse), on constate que celle-ci porte systématiquement un accent intensif qui permet immédiatement d’attribuer au rythme une réelle essence motrice.
D’autre part, pendant toute la première moitié du film (générique mis à part), les deux notes ne retentissent essentiellement que lorsque Spielberg nous suggère l’approche du monstre sur une victime ; or, pour nombre de scènes, il nous est souvent permis de penser que le requin est là bien avant. Le motif semble donc ne pas être à proprement parler une simple transcription musicale du requin mais plutôt de la menace et du danger qu’il représente à un moment donné.






On ajoutera à cela que le motif ne se fait qu’assez peu présent de manière directe lors de l’attaque elle-même (hormis la toute première, sans doute dans l’idée de mieux « assommer »), entendons par-là la mise à mort de la victime, alors qu’il n’aurait au contraire aucune meilleure raison de s’y trouver pleinement s’il n’était qu’un simple leitmotiv pour le requin : mais il est vrai qu’alors la phase de pur danger que représente l’approche est déjà accomplie et qu’on assiste seulement à son issue, à l’acte qui en résulte et face auquel il n’y a plus rien à faire…





Enfin, on ne pourra que s’interroger sur la persistance des deux notes juste avant que Quint, sur le bateau, ne détruise la radio du bord : peut-être tout simplement, parce que, pour cette scène précise, la menace ne vient pas du requin mais de Quint… Par ailleurs, d’une manière similaire à l’idée précédente, le motif s’interrompt brutalement au premier coup que porte Quint sur l’appareil : l’acte s’accomplit en effet mais le danger pour Brody, qui s’est visiblement senti visé, n’existe plus, Quint n’ayant aucune intention de continuer à frapper…
Certes, en tant que tel, le distinguo peut paraître flou entre le requin et le danger qu’il représente (les deux se confondant le plus souvent) mais la notion semble néanmoins la plus adéquate pour expliquer la manière avec laquelle Williams décide ou non de recourir à son thème.





Prenons l’exemple de la longue scène qui voit deux enfants provoquer la panique en se servant d’un faux aileron : le motif ne se fait alors pas entendre puisqu’en effet il n’y a pas de réel danger (il n’y a d’ailleurs aucune musique pendant cette séquence), argument peu convaincant en soi car on peut lui opposer le fait que le requin n’est de toute façon pas présent ! La musique n’apparaît finalement que juste après qu’un autre aileron soit aperçu plus loin dans l’estuaire : thème du requin ? Comment expliquer alors que Williams cesse brusquement son effort et laisse sans support musical un plan très explicite où l’animal laisse voir son aileron s’enfoncer dans l’eau avant l’attaque ? De plus, on ne peut manquer d’observer immédiatement avant l’attitude du chef Brody, soutenue, elle, musicalement par le thème : alors que le rythme du motif s’accélère, le personnage se met à courir de plus en plus vite ; le requin n’est pas montré mais la menace est cette fois bien réelle et c’est elle qui fait réagir Brody…



Deux autres scènes enfin font, pour la même raison, intervenir les deux notes caractéristiques, cette fois en filigrane mais de manière toute aussi évocatrice : d’abord lorsque Brody feuillette les pages d’un livre qui lui montre les blessures que les requins sont capables d’infliger ; ensuite au moment de la découverte du bateau de Ben Gardner, alors que Hooper découvre une dent de l’animal. Ce dernier est, signalons-le, totalement absent de l’écran en ces instants et pourtant, chaque fois, le thème fait une discrète apparition, marquant d’une manière similaire le fait que la menace à laquelle sont confrontés les personnages se précise un peu plus.
Dans le premier cas, Brody mesure véritablement le danger que représente les requins mais il ignore toujours à quelle espèce appartient l’individu auquel il doit faire face, c’est pourquoi il semble là aussi difficile de présenter les deux notes comme le leitmotiv de cet individu en particulier. Dans le second cas, la découverte d’une dent permet cette fois à Hooper d’identifier sans ambiguïté le prédateur : Carcharodon carcharias, le Grand Blanc… Le danger a enfin un nom, mais il reste néanmoins parmi les plus mal connus. Ces deux scènes s’inscrivent en fait dans une progression dont l’issue est l’exposition complète du thème principal lorsque, du bateau, les personnages comme le spectateur peuvent pour la première fois juger de manière directe de l’individu auquel ils vont devoir faire face et donc de la vraie menace qu’il représente par rapport à ses congénères (« Un requin vous a-t-il déjà fait cela ? », demandera ensuite le chef Brody par deux fois, à Hooper et à Quint qui répondront invariablement « Non » malgré leur propre expérience).




(1) Citation in Jaws (a pocket movie guide) par Nigel Andrews, Bloomsbury Publishing Pic, Londres, 1999 , traduite de l’anglais par Florent Groult.
(2) Chacun peut toujours se hasarder à une réponse en considérant à la fois l’allure des story-boards du film et les penchants éminemment visuels de Steven Spielberg, des OVNIS de Close Encounters of The Third Kind (Rencontres du troisième type, 1977) aux dinosaures de Jurassic Park (1994) et à l’hallucinante ouverture de Saving Private Ryan (Il faut sauver le soldat Ryan, 1999).
(3) On pensera volontiers également à Bartok… Quoiqu’il en soit, à peu de choses près, Williams offrira là finalement à Spielberg ce que ce dernier avait à l’origine escompté pour Sugarland express : « quatre-vingt instruments et Stravinsky dirigeant l’orcheste ! ».


Florent Groult

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-Eté 2001)

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