vendredi 22 juillet 2011

Jason et les Argonautes (II)

HOMMAGE A BERNARD HERRMANN





La séquence générique est musicalement divisée en deux parties, de longueur égale, dans chacune desquelles le thème principal, celui de l’Argo, est introduit et orchestré de manière différente, et contrasté à un thème plus sombre. La séquence d’ouverture introduit donc deux éléments essentiels: d’une part, le thème principal qui va servir de fil conducteur et de motif structurant tout au long du film, et d’autre part la notion même de contraste et de binarité. Au moment où le logo de Columbia apparaît, un coup de gong sourd retentit, suivi de coups réguliers de grosse caisse, et de deux coups de cymbales. Ces avertissements sonores servent à introduire le motif principal, essentiellement joué par les trompettes. La grosse caisse continue et le thème est ponctué ensuite de doubles coups de cymbales. A la troisième intervention de celles-ci, il est orchestré différemment, la harpe faisant son apparition. La tonalité devient plus grave, suggérant les épreuves, la menace, le danger. Les trompettes au son clair cèdent la place à des sonorités plus sombres et l’arrivée de la harpe au milieu du thème de l’Argo annonce et souligne le rôle des interventions divines dans les affaires humaines : Instrument au son léger, aérien, féminin, il est notamment associé à la déesse Héra (Honor Blackman). Quant au thème principal, cadencé, majestueux, orgueilleux, pompeux, viril, joué en mode majeur, il exprime l’assurance, l’esprit d’aventure, le courage, l’affirmation de soi. C’est le motif du voyage associé à l’Argo et aux Argonautes.





La binarité du rythme de l’œuvre se trouve parfaitement illustrée dans la séquence suivante. La prophétie selon laquelle le roi Pélias serait tué par un des enfants d’Aristo, roi de Thessalie, est accompagnée par les sons graves et sourds des hautbois et des clarinettes qui renforcent le caractère solennel et funeste de la scène de la prédiction. Les quelques notes de harpe que l’on perçoit à cet instant renvoient aux dieux et au surnaturel. Puis, cette scène est aussitôt suivie du massacre des nouveaux nés par les soldats du roi. Le rythme change alors radicalement, en devenant beaucoup plus rapide et saccadé. Les trompettes font leur apparition, symbolisant la force et le pouvoir. Les instruments se répondent : les clarinettes, associées à la fuite et à la peur, font écho aux trompettes qui annoncent la cruauté des soldats. Dans l’une des séquences suivantes, ces dernières et les cors se font l’écho de la fougue et l’agilité dont Jason fait preuve en venant secourir le roi Pélias, tombé à l’eau après que la déesse Héra, vêtue de noir, ait surgit d’un buisson, devant son cheval et effrayé l’animal. L’expression de la force virile associée aux trompettes, aux tambours et aux cors sera ensuite reprise quelques scènes plus loin lors des Jeux Olympiques, au cours desquels les meilleurs athlètes seront sélectionnés pour faire partie du voyage que doit entreprendre Jason pour récupérer la Toison d’or.







La scène du départ s’ouvre sur une musique lente et grave soulignant la relation secrète qui unit le jeune aventurier et la déesse Héra, ainsi que les épreuves et dangers qui attendent les Argonautes. On entend alors le thème principal de l’Argo, qui suggère l’optimisme et le courage des hommes, mais cède rapidement la place à la même musique lente et grave qu’au début de la séquence. La confiance et le moral de l’équipage est ensuite mis à mal par la première épreuve : la chaleur et le manque d’eau. C’est en fait cette alternance d’optimisme et de pessimisme, de courage et de découragement, de sons clairs et forts et de sonorités graves et lentes, l’une musique triomphante et orgueilleuse et de morceaux plus graves et plus sombres, qui constitue la structure fondamentale d’un grand nombre de séquences du film. Mais la déesse Héra, représentée musicalement par une série de six notes jouées à la flûte traversière et à la clarinette, accompagne les Argonautes au cours de leur périple, communique régulièrement avec Jason, et lui prodigue aide et conseils. Elle lui indique ainsi la direction à prendre, et redonne courage à Jason et à son équipage. Cet optimisme retrouvé grâce à Héra se traduit musicalement par le retour du thème principal. Le bateau reprend sa route. Mais à son arrivée, le danger réapparaît sous la forme de cette musique inquiétante, qui revient régulièrement. Ce danger, c’est le géant Talos.






Dès qu’Acastus et Hercule découvrent les statues de bronze des dieux, on entend un air grave et lent, exécuté par des trombones et des bassons, fondé sur une série lancinante de cinq notes qui font aussitôt naître la crainte d’un danger sous-jacent, dont les personnages ne semblent pas avoir conscience. Les quelques notes de harpe et de xylophone qui les accompagnent suggèrent le caractère surnaturel du péril, ainsi que l’émerveillement qui les saisit. Les personnages pénètrent dans la chambre située sous la statue de Talos et découvrent un trésor. La musique suggère qu’il n’y a pas lieu de s’en réjouir. Dès que la porte se referme derrière eux, la musique s’arrête brutalement. Elle reprend peu après lorsque Talos se réveille et qu’on entend des bruits de métal provenant du géant qui se met en mouvement. La musique vient en quelque sorte au secours de l’imperfection des trucages, en se superposant aux crissements métalliques qui seraient moins efficaces sans elle. Deux séries de deux notes de trompettes, l’une grave, l’autre aiguë, se répondent. Ensuite, les timbales, les tubas, les bassons, les cymbales et la grosse caisse composent essentiellement la marche lancinante de Talos, régulière, lourde, aux accents militaires. Quand s ’ajoutent les trompettes, c’est que le danger se rapproche et que le monstre attaque les hommes. Pour Palmer, cette musique “souligne la lourdeur massive et le caractère presque statique et délibéré de ses mouvements ; en fait, ceux-ci sont si lents que l’on ne pourrait quasiment pas les percevoir, sans la musique qui crée l’illusion d’un supplément de mouvement et introduit la peur” (14). La victoire provisoire de Talos se traduit par une accélération du rythme, lorsqu’il fait chavirer le bateau. Le tempo saccadé et la tonalité aiguë des trompettes font écho à celui plus continu et grave des bassons, les premières indiquant l’attaque et les seconds la fuite. L’ensemble va crescendo à mesure que Talos se rapproche et remporte la bataille: après avoir attrapé le navire, il le secoue, fait chuter les hommes à la mer, puis le fait retomber brutalement. Après ce climax, on revient à une musique grave, lente et moins forte, qui marque la défaite et l’épuisement des Argonautes.




C’est alors que se fait entendre à nouveau le thème de la déesse Héra, qui vient à la rescousse de Jason et lui explique par quel moyen terrasser Talos. Mais l’attaque de ce dernier reprend. Le thème du géant est d’une simplicité extrême, compensée par des changements d’octave et d’orchestration, et qui exprime la force, l’assurance, la solidité. Un coup de gong marque la rupture du rythme. On passe alors progressivement des sons graves et lents qui dénotent la peur exercée par Talos sur les Argonautes aux sonorités plus aïgues et tonitruantes des trompettes etcymbales qui marquent la victoire sur le géant de bronze. Une fois celui-ci vaincu, le thème principal salue le courage et l’espoir retrouvés : les hommes se mettent au travail pour réparer le navire. Mais peu après, on apprend que Hylas est mort et qu’Hercule décide de rester sur l’île. C’est la tristesse qui envahit l’équipage : c’est le sens du dialogue entre clarinette et basson. On entend également une nouvelle fois le thème d’Héra lorsqu’elle avertit Jason qu’il doit partir pour la Phrygie voir Phinéas, qui seul pourra les guider.





L’épreuve suivante est celle des Harpies. Pour accepter de leur indiquer quelle direction prendre, Phinéas demande aux Argonautes de le débarrasser de ces créatures qui le maltraitent. Le thème de ces dernières est constitué d’une succession de deux séries de notes, qui fonctionnent en binôme et qui se répondent. Les deux premières notes sont plus longues et suivies d’une série très rapide de huit autres qui leur font écho. Ce thème binaire est répété pendant toute la séquence, orchestré chaque fois d’une manière différente, jouant sur les graves et les aigus, ainsi que sur les instruments, de plus en plus nombreux (trompettes, clarinettes, bassons, harpe principalement) et là encore souligne le côté lancinant et répété des attaques jusqu’à la défaite finale, elle-même récurrente, du vieillard, marquée par des tonalités plus graves. Lorsque le vieil homme abattu interpelle Zeus, la musique s’arrête brutalement, le silence marquant la solennité du moment. Pour Palmer, “les motifs circulaires des instruments à vent dont les sonorités sèches rappellent Stravinsky miment le mouvement et l’apparence des harpies qui fondent sur l’aveugle Phinéas pour le tourmenter” (15). La harpe, elle, suggère le caractère surnaturel des Harpies, envoyées par Zeus pour tourmenter l’aveugle. Quant à leur capture : “Une musique sinistre et lancinante anticipe la prise au piège des créatures. Herrmann ajoute ensuite d’incroyables percussions et des glissandos délirants au xylophone tandis que les Harpies résistent, puis des coups de cymbales au moment où les cordes qui retiennent le filet sont coupées. Un passage amusant au tempo rapide se moque joyeusement des Harpies (capturées) qui se battent pour un os” (16). Au début de la séquence, le côté sinistre est souligné par l’utilisation du tuba à la sonorité grave et sourde, qui crée une atmosphère inquiétante et secrète. Les cymbales associées aux trompettes soulignent la victoire des Argonautes sur les créatures envoyées par les dieux.






Après de nouvelles péripéties, une fois arrivés à Colchide, à l’intérieur du palais du roi Aétès, Jason et ses hommes sont accueillis par les danseuses et une musique aux accents orientaux. Cette musique de fête célèbre le service qu’ils ont rendu au Roi en sauvant Médée des eaux. Mais au moment où Aétès porte un toast, la musique s’arrête et le ton change brusquement : il accuse Jason d’être venu pour voler la Toison d’Or et déclare qu’il les traitera comme des voleurs, des pirates, des meurtriers. La musique se fait alors menaçante, grave et lente. On l’entend encore, mais plus faiblement, lorsque Médée va prier Hécate pour lui demander conseil, puis lorsqu’elle vient délivrer Jason et ses hommes, en lui disant qu’elle l’aime.




Celui-ci doit alors subir la dernière épreuve, qui est double : affronter l’Hydre qui garde la Toison d’Or, puis les terribles guerriers-squelettes qui en sont issus. C’est Acastus qui, le premier, découvre la Toison : les cymbales indiquent qu’il approche, puis les trompettes viennent célébrer le triomphe. Le plan suivant, dépourvu de musique, montre les Argonautes sur le navire qui s’inquiètent pour Jason. On voit ensuite celui-ci découvrir à son tour le précieux objet, mais ce ne sont pas des sonorités glorieuses qui l’accompagnent : des notes de harpe et une musique grave, lente, sombre préparent l’apparition de l’Hydre, l’horrible serpent à sept têtes, qui tient le corps sans vie d’Acastus.


Tout comme pour l’épisode de Talos, la musique sert ici à soutenir les trucages à la fois visuels et sonores : les sifflements des serpents seraient sans doute moins efficaces et l’Hydre moins effrayante sans l’accompagnement musical d’Herrmann. Le tempo devient de plus en plus rapide à mesure que s’engage le combat. Les timbales et les tambours sont peu à peu rejoints par les trompettes, trombones et cymbales. Ces dernières correspondent aux coups mortels portés par Jason à l’animal monstrueux.







Lorsque le Roi de Colchide découvre que l’Hydre a été vaincue et que la Toison n’est plus là, il invoque la déesse Hécate et lui demande de faire apparaître les enfantsdes dents de la créature l’Hydre, les enfants de la nuit. Des coups de tonnerre se font entendre et des boules de feu s’abattent avec fracas sur le corps de l’animal.Après que les soldats aient ramassés les dents, la scène suivante montre les guerriers colchidiens à la poursuite des Argonautes ; Médée est touchée et Jason luiredonne la vie grâce à la Toison. La harpe que l’on entend à cet instant s’arrête brutalement avec l’apparition du Roi et son incantation. Il jette les dents à terre. C’est alors que débute la séquence musicalement la plus complexe du film : le morceau intitulé “Scherzo Macabre” (17).







Il s’agit d’un véritable déferlement frénétique de sonorités. Les squelettes sortent de terre au son des castagnettes. Il y a ensuite encore un instant de silence, comme cebataillon se met en position d’attaque et jusqu’à ce que Aétès crie : “Détruisez-les ! Tuez-les tous !”. Le cliquetis des squelettes en mouvement se confond alors avec lebruit des castagnettes, puis une musique militaire cadencée, dont les instruments principaux sont les tubas et les timbales, marque l’avancée des soldats. Les cris deguerre qu’ils poussent vont de pair avec un tempo rapide et des sonorités aiguës, qui soulignent l’attaque. Parfois, on a affaire à une musique plus légère qui donne unedimension un peu comique à la façon dont les hommes évitent les coups des squelettes ou bien les font tomber dans le vide ou les décapitent joyeusement. Ce sont les vents et les cuivres qui dominent le passage. La musique stoppe d’un coup lorsque Jason, seul survivant, plonge de la falaise, suivi par les squelettes, qui périssent dans la mer.



Enfin, le film se termine sur Médée et Jason qui s’embrassent, sous le regard de Zeus et Héra. Lorsque le générique apparaît, la reprise du thème principal de l’Argo clôture le récit. Bernard Herrmann a écrit pour Jason et les Argonautes une partition particulièrement riche, variée, tout en contrastes, qui est à la hauteur de ses compositions hitchcockiennes. Particulièrement efficace et prenante, la musique séduit et frappe le spectateur. Elle renforce le pouvoir des effets spéciaux et contribue à donner au film sa dimension épique. Le spectacle n’est pas seulement visuel, il est aussi musical.


(14) Christopher Palmer, op. cité p. 268.
(15) Ibid., p. 269
(16) Craig Reardon, “Bernard Herrmann and the Jason score”, FXRH #3 (summer 1972), p. 53, cité par Randall D. Larson, op. cité, p. 123.
(17) Steven C. Smith fait remarquer qu’ici Herrmann s’est adonné au recyclage d’une ancienne composition de 1935, Nocturn and Scherzo, mais reconnaît qu’il s’agit dela composition la plus exaltante de toute son œuvre . Op. cité, p. 255.





Christophe Repplinger

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