vendredi 8 juillet 2011

Nouvelle vague : deux ou trois choses que nous voulons dire d'elle (II)



A bout de souffle



Un souvenir vague - à moins que ce ne soit qu’un faux souvenir lu ou entendu sans que j’en trouve trace ici ou là - veut que Jean-Luc Godard, avant de s’associer à Martial Solal, sous les conseils de son ami- cinéaste d’alors Jean Pierre Melville (qui venait de réaliser Deux hommes dans Manhattan en compagnie du pianiste), ait songé à unaccompagnement avec banjo pour la bande musicale de son film À bout de souffle ! Si c’était vrai, on l’aurait échappé belle ! Quoiqu’il en soit, de néophyte possible en matière musicale, Jean Luc Godard est devenu un véritable chef d’orchestre tant ses films font appel à des plages musicales de plus en plus nombreuses et de plus en plus présentes dans ses derniers opus. D’Histoire(s) du cinéma à Hélas pour moi, en pas sant par Nouvelle Vague, de vastes flux musicaux balayent les plans - souvent des paysages - déployant sous nos yeux une association musique/peinture par laquelle le cinéma de Godard échappe aux références habituelles (le roman et le théâtre par exemple). Nul mieux que Gilles Mouëllic dans son ouvrage Jazz et Cinéma (Ed. Cahiers du Cinéma, 2000) n’a établi les liens qui, dans l’esprit du spectateur, amalgament À bout de souffle le film, et la partition de Martial Solal.




C’est à juste titre qu’il désigne “l’enjeu stylistique” commun au jazz et à À bout de souffle, comme “concilier esthétique de la brisure et pulsation rythmique”. Deux motifs principaux émergent selon Gilles Mouëllic, “l’un associé à l’action, au danger, l’autre aux sentiments, à l’amour…”, deux motifs que l’on peut répartir également entre les deux pôles antagoniques du film que sont Michel Poiccard (Jean Paul Belmondo) et Patricia Franchini (Jean Seberg), le plan final - selon Michel Marie (À bout de souffle, Ed. Nathan, 1999,col Synopsis) transférant le thème du danger de Michel à Patricia (plus généralement, dans un même plan, il suffit d’un recadrage au profit d’un personnage au détriment de l’autre pour que le thème change sans transition).






D’une certaine manière par ce jeu du double motif, c’est à la musique de Martial Solal (devenu depuis lors le chantre de la rupture et de la discontinuité rythmique) que revient de redonner aux images leur continuité initiale, brisée entre temps par un montage exacerbé. Ceci vaut pour la fuite vers Paris à travers champs (premier thème), la rencontre avec Patricia sur les Champs-Elysées (second thème), séquences au cours desquelles Martial Solal déploie ses vastes arrangements. Si l’on peut objecter que les deux séquences incriminées sont précisément exemptes d’effets de montage, alors qu’on veuille bien se référer aux célèbres “sauts d’images” que comportent les séquences dans le taxi : les dialogues et la musique semblent ignorer la présence de ces “cut” imprévisibles.

En revanche, dans la séquence centrale du studio de Patricia où elle retrouve Michel endormi, leur dialogue sera légèrement scandé par des accords égrenés par le piano de Martial Solal comme autant de discrètes secousses apportées à une quasi-continuité spatio-temporelle : un peu à la manière de ces partitions hollywoodiennes couchées sur des séquences entières (voire des films entiers) que l’intervention répétitive du pianiste rappellerait par bribes, soit en souvenir de ce temps de l’innocence perdue, soit comme une annonce d’une révolution esthétique à venir.

On pourrait d’ailleurs avancer que la référence d’A bout de souffle au jazz joue moins comme élément de la modernité‚ (dont le film deviendra par la suite l’emblème) que référence à un genre - le film noir - dans lequel il rôde à défaut de s’y être déjà établi sous des formes diverses :
- les disques des juke-boxes (The Blue Dahlia Le Dahlia bleu de George Marshall en 1946, Clash by Night, Le Démon s’éveille la nuit de Fritz Lang en 1952, The Asphalt Jungle, Quand la ville dort de John Huston en 1950).
- les musiciens des night-clubs (le chanteur Nat King Cole pour The Blue Gardenia, Le Gardénia Bleu de Fritz Lang, 1953, le saxophoniste Gerry Mulligan pour I Want To Live !, Je veux vivre de Robert Wise, 1958…).




S’il est vrai, comme l’indique Michel Boujut (Le Grand Sommeil, Avant-Scène Cinéma) que “paradoxalement le jazz proprement dit est plus présent dans la littérature policière que sur les écrans”, la question se pose néanmoins de savoir si la présence du jazz dans A bout de souffle inaugure - au même titre que dans Shadows (1960) de John Cassavetes- une nouvelle modernité‚ ou si à l’inverse elle renvoie à la nostalgie d’un cinéma qui n’existe plus en tant que tel (“Au moment où l’on peut faire du cinéma” confie Jean-Luc Godard en 1962 - on ne peut plus faire le cinéma qui vous a donné envie d’en faire”) ? A l’instar de Jean Paul Belmondo dont le regard fasciné butte sur celui d’Humphrey Bogart à l’affiche d’une salle de cinéma et auquel il emprunte sa célèbre mimique du pouce sur la lèvre supérieure, tout le film de Jean-Luc Godard n’oscille-t-il pas entre hommage et subversion? N’est-il pas porté par ce double élan d’un cinéma tourné vers l’avenir, unœil dans le rétroviseur ? N’est-ce pas d’ailleurs, ce que Gilles Mouëllic désigne en d’autre termes lorsqu’il écrit que dans A bout de souffle, "l’arrangement jazzy, c’est la nostalgiede l’unité, un jazz qui dans son écriture même, tente l’impossible synthèse entre les esthétiques de Count Basie et de Stan Kenton, voire de Max 96, loin des audaces et de la complexité, des compositions à venir du même Martial Solal".





D’autres musiques composent la bande son du film et pour être non originales, elle n’en complètent pas moins l’univers sonore dans lequel les personnages évoluent puisquetoutes sont en effet diégétiques. De la voix de Michel Poiccard chantonnant lors du trajet inaugural “Buenas noches mi amor” aux bribes de musiques radiophoniques (Georges Brassens: “Il n’ y a pas d’amour…”, ou l’indicatif d’une émission: “Travaillez en musique”, du piano-jazz) en passant par la Marseillaise qui retentit sur les Champs-Elysées, découle une impression de réalité renforcée.
Néanmoins le rôle des musiques diégétiques resterait extrêmement secondaire s’il n’y avait l’importance attribuée par les protagonistes eux-mêmes à Jean Sébastien Bach(“Bach… ! Je les connais tous par cœur” (Patricia) et “Mon père était clarinettiste” (Michel, à propos du Concerto pour clarinettes de Mozart ).




Si la part faite à la musique classique par Patricia qui place un disque de Mozart sur son électrophone, commente les pochettes, (“Bach… !), interpelle Michel (“Pourquoi tu n’aimes pas la musique ? Ca dépend…, si.”) introduit cette sensibilité particulière qui semble échapper aux effets de reconnaissance du genre noir ou policier associés au jazz ;c’est au Concerto pour clarinette de Mozart qu’il revient de hisser la trajectoire de Poiccard (de la cavale policière) au niveau d’un chant d’amour funèbre. C’est à cette dernièreœuvre écrite peu avant sa mort par Mozart qu’il revient de compléter le poème d’Aragon interprété par Georges Brassens et interrompu par la main de Poiccard « Il n’ y a pas d’amour heureux ».


Du jazz, A bout de souffle retient les vertus rythmiques et improvisatrices - non sans quelque nostalgie pour le genre afférent tandis que le classique annonce un cycle de films qui n’en finiront plus de porter le deuil d’un cinéma défunt et d’en surligner les effets ; deuil qui culminera dans Histoire(s) du cinéma.





Jean-Louis Libois
Maître de conférences
En études cinématographiques
Université de Caen

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-Eté 2001)

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