mardi 23 août 2011

Eraserhead : AMBIENCINEMA





Eraserhead de David Lynch est, on le sait, un film atypique. De nombreux ouvrages ont tenté d’analyser la fascination qu’il exerce sur le spectateur. Si ces documents en ont cerné les enjeux, comme celui de Olivier Smolders, celui de Michel Chion et le livre d’entretiens de Chris Rodley, le commentaire est difficile et semble vain.



Je crois qu’il est bon de dire, dès le départ, que ce film n’est pas novateur, dans le sens qu’il aurait proposé quelque chose d’inédit en 1976. David Lynch a, depuis ce film, réussi une carrière cinématographique qui le place parmi les cinéastes les plus influents de ces vingt dernières années. Et les critiques considèrent Eraserhead comme le premier film très original d’un maître du cinéma d’auteur, qui n’appartient pas à la marge expérimentale. Cette considération empêche d’analyser justement l’originalité de ce long-métrage.
La superposition d’images hétérogènes, la photographie expressionniste, le fantastique monstrueux, l’emploi de la bande sonore comme agent narratif et émotionnel, le récit ésotérique ne sont pas des nouveautés dans le 7ème art au milieu des années 70. Le cinéma expérimental français des années 20 et américain, l’“underground” des sixties et seventies, les films d’artistes et les premières œuvres d’art vidéo avaient déjà exploré ces ressources artistiques. Aussi il ne serait pas pertinent de démontrer en quoi Eraserhead est en son temps un “ovni” cinématographique dans une pléthore de productions parfois plus radicales.





Une fois ces considérations mises en exergue, je crois qu’il serait logique de ne pas lier le premier film de David Lynch avec quoi que ce soit de cinématographique pour pouvoir en apprécier le ton personnel. Effectivement, “Eraserhead” est infiniment original, comme le fut 2001, A Space Odyssey (2001, l’odysée de l’espace, 1968) de Stanley Kubrick, c’est-à-dire par la création d’un monde de références, de lieux, d’espaces et de relations qui ne fonctionne qu’au sein de sa propre cosmogonie. A nous, spectateurs, de s’y engouffrer ou de s’en échapper selon notre sensibilité.
Un des nombreux éléments particuliers qui composent le film est la bande sonore. Elle est, elle-même, tout comme le traitement des images, peu originale dans le cadre de l’époque. Les expérimentations musicales électro-acoustiques, ou proches de cet univers n’étaient pas inconnues. Elles avaient même accédé à une sorte de reconnaissance universelle via les Beatles qui se nourrissaient des expériences de Stockhausen pour échafauder les cathédrales pop que sont “Revolver” (1966), “Sgt.Pepper’s Lonely Hearts Club Band” (1967), et “The White Album” (1968). Le dernier ouvrage “Anthology” consacré au groupe de Liverpool réunissant les entretiens des quatre musiciens l’atteste.

L’ère du rock psychédélique américain, et anglais (la compilation “Nuggets”, Pink Floyd, Soft Machine, Jimi Hendrix) produisent des compositions au style éclaté qui utilisent les potentialités du studio : musique à l’envers, brouillage, larsen, différence de vitesse, ambiances surajoutées, et sons atmosphériques.

En Jazz, John Coltrane, Charlie Mingus, Max Roach s’acheminent vers des styles proches des architectures des compositions de musiques contemporaines, en leurempruntant leur liberté de ton. Leurs musiques influencent le “Fun House” (1970) des Stooges. En Allemagne, les leaders du Kraut Rock, Can, Gong, Faust, Klaus Schulze livrent une sorte de post-rock qui transcendent les genres. L’existence et les œuvres de cette pléiade d’artistes concourent à montrer que le style même de la bande sonore de Eraserhead n’est pas issue de nulle part.
Manifestement, la fin des années 60 et du début des années 70 est une période riche en expérimentations tous azimuts et la création en général est d’esprit novateur. Les expérimentations sonores proches du soundtrack de Eraserhead ne sont pas isolées. Elles sont appréciées par un large public. Ces recherches n’ont peut-être pas influencées directement David Lynch mais il est évident que l’air du temps est propice aux nouvelles propositions artistiques avant-gardistes. Précisément, cette époque correspond symboliquement au passage entre la “société du spectacle” de Guy Debord et la “société de contrôle” théorisée par William S. Burroughs dans “le Job” et “Révolution électronique”. Et cette prise de conscience caractérise la fin de la modernité qui, avec l’émergence de la psychanalyse, l’existentialisme, la phénoménologie dans la première moitié du 20ème siècle, a prêté plus d’attention à la fonction du corps dans l’acte de perception, et a participé à l’éclosion dans les arts de propositions où le corps est tout autant sollicité que les cinq sens (Happening, Performance, Body Art, Installations, Land Art, Color-Field Painting etc…) La bande son de Eraserhead est définitivement inscrite dans ce développement puisque qu’elle se vit plus qu’elle ne s’écoute. La projection du film est une expérience psychique et physique.




Maintenant que nous avons situé la création de Eraserhead au sein de son époque, nous pouvons en analyser la B.O. La musique de Eraserhead compose la structure“narrative” du film. Elle crée l’ambiance moite et industrielle des espaces. Elle personnifie les objets. Elle dévoile la psychologie schizophrène des personnages. Elle insuffle dans l’image une profondeur de champ organique. Chaque matériaux semblent habités par un esprit qui gronde.
La composition de la bande sonore est l’œuvre commune de David Lynch et de son ami Alan R. Splet. Nous pouvons la rapprocher de prime abord des premiers travaux de musique industrielle produits par les groupes Throbbing Gristle, SPK, Non, Thomas Leer, Robert Rental, Cabaret Voltaire. Effectivement, son intensité distille le même pouvoir hypnotique. Mais contrairement au rock industriel, elle ne véhicule pas de message “révolutionnaire” directement issu des théories de “la génération invisible” des écrivains américains William S. Burroughs et Brion Gysin. Elle ne cherche pas déjouer le “contrôle” qu’impose la planification insidieuse des moyens administratifs, économiques, et politiques d’une société “post-industrielle”.





L’univers industriel de Eraserhead n’est pas subi par le personnage central. Il vit parallèlement à son imaginaire. Ces deux mondes, extérieur et intérieur, ne se confrontent pas. Ils vivent comme deux organismes qui s’influencent, mutent ensemble vers une tension sibylline dont le sens échappe à l’un comme à l’autre. Leurs deux univers véhiculent une “morale” sans destination précise. Leur but est inexistant. Ils se muent dans un même élan sans Raison. Le monde de Eraserhead est sans histoire, sans causalité. Les mutations sont proches de celles du système cellulaire. Les effets sont à la fois immédiats et inversibles. Ils ne marquent que des étapes insoupçonnables qui ne déterminent rien de prévisible. Ils n’échafaudent pas une progression. La nature de la musique est en cela contraire aux concepts de la musique industrielle, qui sont une forme de résistance au “système de contrôle”.




Elle est plus proche de l’esprit de l’“ambient” qu’inventait dans le même temps Brian Eno une musique d’“air” et de “souffle” transparente, infinie, en perpétuelle mutation. David Lynch et Alan Splet ne se soucie pas de véhiculer un message. Ils proposent une création inscrite dans un “flux”. Les citations pour certaines séquences de lamusique de Fats Waller semblent surgir d’un monde souterrain. Elles montrent en quoi ce “flux” appartient à un système qui n’ignorent pas l’harmonie, la structure, la composition mais qui évoluent hors des mesures temporelles et spatiales. La bande sonore de Eraserhead est le temps. Elle se constitue, se reconstitue, se compose,se décompose sans souci de rythme et de cycle. Elle s’inscrit dans la durée.




L’édition de la musique du film par le label “IRS” est en cela une sorte d’“hérésie”. Inscrite dans le temps de l’enregistrement, elle se particularise, se localise, alors queelle est, dans le film, évanescente. Elle s’évanouit à l’instant même de sa création. Elle ne propose pas d’imaginaire, ni de souvenir. Le concept de musique “Ambient” de Brian Eno trouve son origine dans la Muzak, ronronnement musical pour les supermarchés, les ascenseurs et les halles inventé dans les années 50 par Muzak. Inc. Eno affine le concept en définissant la musique Ambient comme la production de pièces originales capables de créer un environnement sonore, une atmosphère particulière propice pour créer le calme et un espace pour penser.
Cette musique discrète propose plusieurs niveaux de lecture sans qu’il y en ait un qui prédomine. Le but de Eno est de produire des compositions intéressantes. Bien que cette musique puisse être qualifiée d’environnementale, elle s’expérimente de l’intérieur. Son effet est d’ouvrir l’oreille à s’intéresser au rien, ou si peu “musical”. Cette ouverture permet de penser qu’elle élargit la capacité d’écoute de l’auditeur attentif, devenue sensible aux bruits et aux sons qu’il ignore habituellement. Cette nouvelle perception repousse ses limites élargit son espace acoustique. Héritière, d’une certaine manière, des innovations de la musique contemporaine, Russolo, Varèse, Cage, Schaeffer, Henry, Stockhausen, dans sa façon d’ouvrir le spectre acoustique, l’“ambient” de Eno dans le monde de la “rock music” des années 70. Ex non-musicien du groupe anglais Roxy Music, puis artiste solo, son exploration de ce nouveau style débute avec Another Green World en 1975 et Discreet Music en 1974, influencera David Bowie, pour ses deux albums majeures de 1977 “Low” et “Heroes”, co-produits avec Brian Eno.
Ces racines “populaires” contribue à ce que cette musique soit perçue plus comme des espaces d’émotions qui touchent l’imagination et la mémoire et moins comme des compositions dont il faut admirer l’architecture. Les éléments sonores sont choisis plus pour leur pouvoir d’évocation que pour leur qualité purement musicale. C’est pour cette raison qu’il est possible de rapprocher l’esprit de la bande sonore de Eraserhead de celui de l’“Ambient” de Brian Eno. L’un comme l’autre touchent l’auditeur dans son univers psychologique, au niveau même des images enfouies, loin de la réserve imaginaire consciente. Eraserhead propulse le spectateur dans un environnement sonore qui excite ses synesthésies et ses tourments les plus contradictoires.




De ce fait, la bande sonore a une importance “signifiante”. Comme l’explique justement David Lynch, « Les sons et les effets sonores du film ne fonctionnent pas comme une bande son normale, où la musique doit renforcer une scène un peu faible. Elle change à chaque plan d’une scène. Elle est utilisée comme atmosphère, presque comme un personnage et partie omniprésente du film. » L’aspect environnemental de cette bande son est indéniable. Lynch l’affirme à sa manière : « Le pire à la télévision, c’est le son. On y perd énormément. Les gens qui l’ont vu à la TV croient qu’ils ont vu Eraserhead, mais ils ne l’ont pas vraiment vu. » L’acoustique d’une salle de cinéma contribue à placer le spectateur dans un espace quadriphonique. Particulièrement réussie dans le cas de Eraserhead, la mise en place sonore est une véritable pénétration psychologique et physique des tourments du spectateur. Son écran mental est alors exploré dans une sorte de mouvement horizontal infléchi par la profondeur de champ sonore du film. La bande son de Eraserhead est une “présence” constituée par la psychologie, les humeurs et les tensions inconnues de chaque spectateur. Mais sa nature “ambient” ne propose pas d’analogies. Les éléments vécus au même niveau ne produisant pas de liens logiques n’offre pas de repères. Mais le fait même de puiser dans le fond psychologique du spectateur constitue le sens de chaque scène, et chaque ambiance. Bien qu’ignorant jusqu’à la signification des images subliminales qui accèdent à son écran mental, il sait intuitivement qu’elles concentrent de réels sentiments. La création de ce monde parallèle surgit sans détermination, ne précise rien, et ne crée pas de précédent. « Il y a des choses qui sont construites ou créées au dehors et qui ont toutes un rapport avec le temps et la vie. Et quand ces choses-là se mettent à fonctionner de travers, ou quand elles ne fonctionnent plus, ça prend aussi un sens. […] C’est le son qu’on entend quand il y a un silence, entre deux mots ou deux phrases. C’est très vicieux parce qu’on peut faire apparaître pas mal de sensations dans ce son apparemment silencieux et esquisser la représentation d’un monde plus vaste. Tout cela est important pour créer un monde. »





La bande son de Eraserhead est un personnage, un tiers qui semble nous être intrinsèquement lié, une “présence” qui tente de se libérer de sa propre morale. Elle constitue un point de vue irrepérable de par sa nature, sans architecture ni tension particulière. Elle sème le trouble, et elle contribue aussi à composer de façon merveilleuse et signifiante mais sans créer de signification précise, le corps du film.



"Chris Rodley : - Je suis en train de vous demander de quel point de vue le film est tourné. Parfois c’est difficile à dire. David Lynch : - Tant mieux, je ne sais même pasmoi-même. Peut-être que si j’écrivais, je l’aurais fait à la première personne, ou à la troisième… Je ne sais pas. C’est comme ça.”



Régis Cotentin

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-Eté 2001)

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