lundi 22 août 2011

Buena Vista Social Club





Le succès du phénomène “Buena Vista Social Club” est aujourd’hui indéniable : la tournée mondiale des musiciens présents sur l’album en témoigne. Non seulement, la musique cubaine séduit les foules mais surtout, elle les fascine. Pour expliquer ce succès, il serait intéressant d’essayer de mettre en valeur la façon avec laquelle, à la fois, l’album et le film documentaire de Wim Wenders rendent compte des relations existantes entre la musique cubaine et le lieu qui lui est associé de manière naturelle et logique : Cuba ! Ce type de lien ombilical semble essentiel pour la compréhension du style musical cubain et en particulier du Son, ce rythme d’origine paysanne sans lequel la musique cubaine n’aurait pas l’impact qu’on lui reconnaît désormais. De fait, et c’est l’essentiel ici, le film de Wenders enrichit l’album d’un certain nombre d’images et de scènes typiques, aussi savoureuses qu’indispensables pour voir que la musique cubaine évolue dans son pays d’origine, comme un poisson dans l’eau. Analyser la musique de l’île, c’est la replacer dans un contexte spatio-temporel précis. Sa dynamique centrifuge ne saurait en rien faire disparaître une évidence : Cuba, sa culture, sa population, ses villes et campagnes demeurent sa fontaine de jouvence, sa source de vie.




Il est vrai qu’il semble exister entre Cuba et sa musique une véritable histoire d’amour. Ce n’est qu’associée à Cuba que la musique cubaine est la meilleure. S’intéresser aux villes, aux rues et aux populations cubaines est une clé d’analyse pertinente pour dévoiler l’essence profonde de la musique cubaine. Le film documentaire de Wim Wenders apporte au spectateur une multitude d’images, d’objets, de lieux, de couleurs et d’impressions qui constituent le charme envoûtant de l’île, mais aussi, et surtout, le terreau idéal pour l’épanouissement optimal du Son. Cela peut même paraître paradoxal lorsque l’on sait que ce genre musical tire sa source des campagnes et de la culture paysanne (1). En fait, une grande part du charme de Cuba se base justement sur les nombreuses traces laissées par cette culture paysanne, et que l’on retrouve partout, et notamment dans les grandes villes. ce qui fait que n’importe quelle grande ville cubaine, comme La Havane ou Santiago de Cuba, est plutôt perçue comme un “immense village”. Et cette dissolution de la frontière espace urbain-rural n’est pas sans créer une ambiance unique, voire typique…




Deux éléments constitutifs de cette ambiance sont ici à retenir. Et comment ne pas commencer par les couleurs. L’important est peut être de souligner le fait que les rues sont baignées de lumière et de couleurs vives et vivantes, depuis les antiques automobiles chevauchant les trottoirs défoncés et semblant abandonnées, jusqu’à la tenue vestimentaire des cubains. De tout ceci se dégage une véritable dynamique visuelle qui est déjà musicale en elle-même. L’architecture des rues, l’intérieur des maisons des différents artistes-personnages (on retiendra celles d’Ibrahim Ferrer et de Compay Segundo) respirent l’éclectisme des styles, le mélange des cultures. Mais contrairement à ce que d’aucuns pourraient penser, cela ne donne pas l’impression du désordre et du mauvais goût, mais bien plutôt celle d’une parfaite unité plastique et visuelle. La façon avec laquelle nous est présentée la population cubaine dans le film peut être également pertinent pour comprendre davantage le caractère humain et sensuel de la musique cubaine. La véritable théâtralisation de la vie dans les rues cubaines est en cela exemplaire. Dès que la caméra s’arrête sur un groupe de cubains, il se dégage une certaine forme de communication et d’emphase.





Le témoignage de Wim Wenders est à ce propos révélateur : “Au début, j’ai voulu trouver le club Buena Vista, à la mode durant les années trente. Mais à Cuba, lorsque tu poses une question, tu obtiens dix réponses différentes. Je n’ai jamais trouvé le lieu mais je crois en avoir approché l’âme” (2). Le début du film nous gratifie d’ailleurs d’une scène croustillante pendant laquelle une foule d’habitants tente de localiser ce lieu introuvable qui en devient de fait quasiment mythique.


Hors des frontières cubaines, la musique souffre d’un manque de perfection. A Cuba, elle trouve toute son authenticité. Elle se ressource à Cuba, parce que c’est uniquement sur cette île qu’elle peut se retrouver, se comprendre et s’améliorer davantage. Le retour aux sources est aussi vital que la nécessité pour un amant de voir sa dulcinée afin de conserver son amour vivace et profond. Et c’est tout à l’honneur de Wenders. En effet, il a réussi à mettre de côté toutes préoccupations cinématographiques pour se focaliser sur la musique : la caméra ne cherche rien, ne construit rien. Juste posée au détour d’une rue, dans un coin d’un studio d’enregistrement, fixant les visages burinés des artistes, à l’affût des mots, des sons et des chansons, la caméra n’est là que pour rendre compte de ce qui constitue ensoi une histoire d’amour, un film. Wenders n’est qu’un témoin bénévole et attentif face à de nombreuses scènes qui se créent d’elles-mêmes, sans effort. C’est ainsi que l’on peut assister à ce duo magique entre Omara Portuondo et Ibrahim Ferrer, tous deux chantant d’une même voix Silencio, titre marquant du film et de l’album. De même lorsqu’Ibrahim Ferrer, le même, murmure Dos Gardenias, et où Rubén Gonzalez flirte avec le piano vertical de l’Ecole de Danse de La Havane, entourée de jeunes ballerines. Dans de tels moments, il n’y a rien à dire : la poésie du Son suffit pour prendre la mesure de la force des liens qui unissent Cuba et sa musique.




Si cette relation est indéniable, il faut aussi jeter un coup d’œil attentif sur la façon avec laquelle le Son, mais aussi le Danzon, le Boléro et la Guajira entre autres rythmes, tirent leur sources d’un mélange des cultures, des valeurs, croyances religieuses et instruments musicaux. Le propre de ces genres musicaux réside essentiellement dans l’harmonisation de ces différences. L'hétérogénéité peut se comprendre par l’histoire de Cuba : depuis toujours lieu de rencontre, carrefour humain, Cuba a vu se croiser le destin des Européens et des Africains, du Nord et de Sud, du classicisme et du baroque. L’île et sa population portent la trace de ces croisements d’influences et témoignent de cette harmonisation effective entre choses parfois contradictoires. La musique cubaine nous est montré par Wenders comme la preuve du fait que tout peut s’associer dans l’élaboration du nouveau et de l’harmonieux.


Concrètement, l’avantage du film Buena Vista Social Club se trouve dans la présentation (souvent savante et exhaustive) de tous les instruments présents sur l’album. Chacun d’entre eux provient d’un lieu spécifique, ajoute quelque chose de particulier aux chansons et enrichit considérablement l’ensemble musical. Entre l’Armonico de Compay Segundo et le Laùd de Barbarito Torres, il n’y a rien de commun, si ce n’est que tous deux sont des mines d’or. Et ce folklorisme musical se complète avec la relation intime et complice entre le musicien et son instrument, résultat d’une connaissance réciproque parfaite.
De ce qui précède, on retiendra que la musique cubaine ne peut se contenter d’un succès national, mais a besoin d’un épanouissement au delà des frontières de l’île. Ibrahim Ferrer l’atteste lorsqu’il avoue timidement que son rêve de jeunesse était de faire le tour du monde en compagnie de, et grâce à sa musique. Il est vrai que la musique cubaine aspire à voler de ses propres ailes vers d’autres lieux. D’ailleurs, ne doit-on pas remarquer que l’histoire-récit du film, ainsi que la diffusion de ce même film et de l’album, est un permanent va et vient, un constant dialogue entre Cuba et l’Europe depuis 1996. Comme si Cuba était l’île au trésor découverte grâce à quelques mélodies qui, de façon presque mystérieuse, sont parvenues jusqu’à nous. Et la trajectoire des musiciens dans le film renforce cet aspect : de plus en plus, le succès reconnu de leur musique leur permet d’aller hors des côtes cubaines et de conquérir le monde au travers de concerts comme celui d’Amsterdam ou celui organisé au Carnegie Hall de New York. Certes, cette consécration est peut-être tardive. Malgré tout, elle rend compte d’une dynamique propre à la musique cubaine et à sa capacité de séduction.





Aussi bien dans le film qu’à l’écoute de l’album, tout nous fait penser que la musique cubaine revient de loin, comme si une certaine force quasi mystique avait empêché sa totale disparition. Et cette force rayonne avec évidence dans le film lorsque nous ressentons toute la beauté et le côté extraordinaire de cette réunion, inespérée il y a encore quelques années, de musiciens aussi uniques que semblant ressuscités. Compay Segundo est né en 1907 ; Ibrahim Ferrer, pour sa part, a vu le jour en 1927, Omara Portuondo en 1930 ; Rubèn Gonzalez en 1919. Tous sont considérés à Cuba avec respect et surnommés affectueusement “Los super abuelos de Cuba” - les super grands-pères. Mais le plus grave reste surtout l’oubli dans lequel vivaient la plupart de ces artistes avant 1996, avant l’arrivée de Ry Cooder.





Avant cette date donc, Ibrahim Ferrer, par exemple, travaillait comme cireur de chaussures et vivait dans une misère totale. Rubèn Gonzalez n’avait pas touché un piano depuis...30 ans (!). Cependant, tous étaient des légendes dans les années 30 et constituaient le fleuron de la musique cubaine. C’est là tout le paradoxe et la force de la musique cubaine : elle a une intensité si forte qu’elle peut rester occultée durant des décennies tout en pouvant resurgir de manière brutale et inespérée avec la même intensité.
Malgré tout, on ne peut éviter, en écoutant cette musique injustement oubliée, certaines pensées du type “quel dommage!” ou encore “quelle honte!”. Ce sont ces mêmes plaintes qui nous accompagnent tout au long du film. Ainsi, en découvrant l’appartement de Compay Segundo, on ne peut certes s’empêcher de sourire face à l’univers du “Kitsch” qui s’en dégage. Mais ce sourire est très vite éclipsé par un sentiment d’incompréhension voire de compassion face à l’aspect injustifié et injuste de la pauvreté de l’artiste. Mais le plus surprenant reste encore l’humilité que ces artistes manifestent par rapport à cet oubli. Ces musiciens jouent avec plaisir et amour et leur musique est d’autant plus harmonieuse et émouvante qu’elle reste humble et modeste. Chacun garde conscience de la valeur du Son et de la musique cubaine en général. C’est ce qui se dégage du film et rend l’album aussi agréable à écouter. Il reste malgré tout que l’on regrette le caractère tardif d’une consécration méritée pour une musique qui entraîne tant de remous sur la scène musicale internationale.





En fait, on assiste avec le phénomène Buena Vista Social Club, à la renaissance du Phénix musical. Nombre de ces artistes, on l’a dit, n’ont pas joué ou chanté depuis des lustres. L’album nous offre d’ailleurs des moments croustillants : une certaine excitation juvénile anime les musiciens, comme si chacun avait retrouvé la plus resplendissante de leurs années de jeunesse. Au milieu de ces vieux enfants, le spectateur découvre à la fois leur naïveté et leur paradoxale confiance en l’avenir,même si l’on sait qu’à l’âge de 80 ans peu de choses sont encore possibles. D’où cette volonté de profiter au maximum de chaque moment... Mais une question se pose ici : comment expliquer que la musique cubaine ait encore autant de force ?.

D’une part, il faut remarquer que la musique cubaine, malgré l’oubli qu’elle a connu, a conservé une fonction sociale encore vitale. A Cuba, la musique n’est pas égoïste mais se partage. Les musiciens la partage entre eux, avec le public et la population. On se souviendra à juste titre de cette scène où Omara Portuondo donne la réplique à une femme : toutes deux chantent en chœur ; toutes deux déambulent dans les rues de La Havane ; toutes deux incarnent le symbole de la musique cubaine. Car cette scène rend compte du caractère magique de la musique : présente sur tous les murs, dans toutes les rues et toutes les maisons, elle anime les âmes et les ouvrent au monde. A Cuba, la musique réunit, ailleurs, elle séduit. Et il est surprenant de constater qu’en écoutant les chansons de l’album Buena Vista Social Club, un certain fredonnement nous anime à notre tour. D’autre part, la musique cubaine est un éloge à la vie, à l’amour et à la jeunesse. La chanson Dos Gardenias, interprétée par Onmara Portuondo et Ibrahim Ferrer, en est un parfait exemple. Dans cette chanson, on retrouve les thèmes habituels qui demeurent la clé du succès :



Si las cosas que uno quiere
Se pudieran alcanzar
Tu me quisieras lo mismo
Que veinte anos atras.





L'histoire de la musique cubaine entre ici en relation avec les histoires présentes dans l'album, comme par un effet de miroir, comme si elle tirait sa force de ce qu'elle disait. Parler de jeunesse, de l'amour, apparaît comme une garantie pour la musique cubaine dans la mesure où ces thèmes restent récurrents et incontournables dans n'importe quel genre musical. Et il faut admettre que ceci a largement contribué à la renaissance du Phénix musical cubain.


L'écho actuel que trouve la musique cubaine sur la scène internationale prouve son influence et sa grande capacité d'adaptation et d'ouverture au monde. L'ampleur du phénomène est-il à mettre en rapport avec les caprices de la mode? Ce genre musical ainsi que les artistes qui l'incarnent sont-ils menacés de retomber aux oubliettes comme ils ont été déjà condamnés à l'être ? Il est vrai que le film se clôt sur les images de Cuba, succédant à celles, euphoriques, de la tournée mondiale qu'a connu l'ensemble des musiciens... Malgré tout, il faut en retenir un film documentaire poignant, fidèle et modeste. Un film témoignant du talent de Wim Wenders et qui invite à porter une attention particulière sur le reste de son oeuvre.




Eric de la Cruz



LA BOITE A ARCHIVES

Texte paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-été 2001)

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