jeudi 1 septembre 2011

Laura (David Raksin)





Il paraît toujours injuste de voir la carrière d’un musicien prolifique et inspiré résumée à une ou deux compositions que le public aime à considérer comme ses « essentielles », car le plus souvent, le meilleur de ce même auteur est ailleurs, contenu dans des travaux plus « mineurs » (entendre par là, moins médiatisés) et en cela, assez fréquemment, plus novateurs.
Certes, des scores et des associations réalisateurs-compositeurs jugés exemplaires sont indiscutables. Mais ils ne doivent pas occulter la part restante de l’œuvre d’un musicien qui, ainsi, reste manifestement dans l’ombre.
Les partitions de Vertigo (Sueurs froides, 1958) et de Psycho (Psychose, 1960) tout comme la collaboration entretenue avec Sir Alfred Hitchcock, tirent vers le haut le nom de Bernard Herrmann, mais n’est ce pas au détriment d’autres compositions aussi intéressantes que celle de The Egyptian (L’Egyptien, Curtiz 1954) ou de Garden of Evil (Le Jardin du Diable, Hathaway 1954) et d’autres associations comme celles constituées avec Joseph L. Mankiewicz ou Henry King ?




Pour David Raksin, le cas est constatable et la sacralisation du score de Laura (Preminger, 1944) a participé, de manière encore plus forte, à faire ombrage au reste de sa production pourtant si éclectique et audacieuse. Arrivé à Hollywood au début des années 30 avec l'intention de devenir exclusivement un compositeur pour l’image - et ce, avant même d’avoir eu le temps d’obtenir de bonnes assises dans la profession et de commencer une carrière, Raksin s’est introduit dans le milieu grâce à Alfred Newman, directeur alors, à l'époque, du département musical de la 20th Century Fox.



Avec le soutien et sur les conseils de ce dernier, Raksin fait ses premières armes aux côtés de Charlie Chaplin sur Modern Times (Les Temps modernes, 1936) où il a en charge l’orchestration. Ce n’est que passée une dizaine d’années et après voir été cantonné à l’écriture de scores pour petits films policiers et quelques modestes bandes d’horreurs que le jeune compositeur se voit proposer en 1944 la musique de ce fameux Laura.




Cette expérience mémorable (et heureuse) a conduit David Raksin à entretenir une collaboration suivie avec le réalisateur Otto Preminger en livrant, l’année suivante, la partition de Fallen Angel (Crime Passionnel, 1945), puis celle de Daisy Kenyon (Femme ou Maîtresse, 1947) deux ans après, et enfin le score d’un autre film noir avec à nouveau Gene Tierney pour Whirpool (Le Mystérieux Docteur Korvo, 1950)... Sans oublier bien sûr celui de Forever Amber (Ambre, 1947), l’une des autres plus grandes réussites du musicien.




L’expérimentation caractérise une grande partie de l’œuvre de Raksin et l’on saluera le traitement musical apporté à Separate Tables (Tables séparées, D. Mann, 1958) mélodrame avec Burt Lancaster, David Niven et Deborah Kerr dont la musique très dissonante fut jugée comme trop progressiste à l’époque ; ou encore ceux de Invitation to a Gunfighter (Le Mercenaire de Minuit Wilson, 1964) et Will Penny (Will Penny, le solitaire Gries, 1968), deux westerns respectivement interprétés par Yul Brynner et Charlton Heston, pour lesquels Raksin a développé toute une écriture basée sur une recherche aigue des timbres et de la mise en place sonore.





Bien que parfois contesté en son temps, Raksin, élève d’Arnold Schoenberg, est resté un véritable auteur qui a contribué fortement à faire sortir de ses carcans la musique de l’âge d’or en faisant se côtoyer habilement ses canons avec de nouvelles aspirations artistiques.





Laura, une passion De toutes ses partitions écrites pour le registre du film noir, David Raksin a avoué porter une attention toute particulière pour celle écrite pour Laura, même s’il considère que sa commande la plus élaborée dans le genre reste à ses yeux celle signée pour Force Of Evil (L’Enfer de la corruption, Polonsky 1949) et que son tandem formé avec Joseph H. Lewis, talentueux faiseur de séries B des années 50, s’est avéré fructueux sur A Lady Without Passport (Une femme sans passeport, 1950) et The Big Combo (Association criminelle, 1954) , mémorable thriller avec Cornel Wilde.









Pour Raksin, la genèse de l’écriture de la partition du film de Preminger vaut aujourd’hui encore tout un poème. Au cours de la post-production de celui-ci, le producteur Darryl Zanuck et le metteur en scène sollicitèrent en premier lieu Alfred Newman qui, submergé de travail, déclina l’offre et les invita à en faire la proposition à Bernard Herrmann, alors sous contrat exclusif à la 20th Century Fox depuis à peine deux ans. Aussitôt contacté, ce dernier, tout récemment auréolé d’un oscar - le seul de sa carrière – pour la partition The Devil and Daniel Webster (Tous les biens de la Terre, Dieterle 1942), refusa à son tour.
C’est donc dans un ultime recours que la commande échoue à David Raksin qui, dans l’urgence, fût invité à visionner le film en compagnie de Zanuck et Preminger. A l’issue de la projection, le jeune musicien confia avoir été agréablement surpris par la dimension dramatique particulière du film, être tombé sous le charme, voyant en cette œuvre, bien plus qu’une simple production policière de plus.
Le jeune musicien s’enflamma pour le projet et alla jusqu’à s’opposer à Preminger et Zanuck quant aux idées musicales préalables sur lesquelles le duo pris position. En effet, après avoir essuyé un échec auprès d’Ira Gerschwin auquel ils demandèrent l’autorisation de pouvoir réadapter « Summertime » pour le thème principal du film, les deux hommes souhaitèrent dans un second temps que la partition de Laura soit placée sous le sceau du standard de Duke Ellington « Sophisticated Lady ». Sans plus attendre, Raksin fit comprendre à Preminger que ce choix n’était pas une bonne idée, que ce tube connu par un bon nombre de gens, pouvait diriger le récit dans une direction autre que celle souhaitée; que les spectateurs découvrant le film auraient une idée préconçue à propos de cette mélodie. Raksin n’en démordra pas, cherchant de toute évidence à proposer aussi un air vierge et spécifiquement adapté au personnage incarné par Gene Tierney.





Avec le soutien de son ami Newman qui persuada Preminger d’attendre quelques jours, David Raksin se vit offrir la chance de proposer un motif de son cru. Le challenge fût des plus ardus car le réalisateur ne donna pas plus d’un week-end au jeune musicien pour le convaincre de ne plus vouloir utiliser « Sophisticated Lady ».
Ces deux jours, durant lesquels Raksin va signer l’une des mélodies les plus inoubliables du cinéma, font aujourd’hui date dans l’histoire de la musique de film. Au cours de multiples interviews, le compositeur évoquera souvent les conditions particulières dans lesquelles il écrivit le motif de Laura, c’est-à-dire comment il mit spontanément en musique ce qu’il ressentit à l’instant où il pris connaissance de la lettre de rupture que sa femme lui envoya ce même week-end. Né au fil de la lecture de ce courrier que le compositeur posa sur le piano comme une partition, le thème de Laura fût présenté le lundi suivant à Preminger qui, sans hésitation, l’accepta et proposa à Raksin d’en développer la « matière ».





Laura, une obsession Au final, c’est essentiellement au principe de la variation thématique que David Raksin va recourir pour développer le score et l’associer à l’ensemble du film. Car bien que d’une durée approximative de 20-25 minutes, la bande-son de Laura se distingue surtout par le motif du personnage éponyme, décliné et repris de bien nombreuses fois tout au long du récit.
Avant même que l’intrigue ne soit commencée, ce thème feutré, élégant et fluide, à l’image de la mise en scène de Preminger, se trouve dès le premier plan attribué explicitement au personnage incarné par Gene Tierney par le biais de ce générique défilant sur le portrait peint de Laura.





C’est cet air, ce « Main Title » entendu en off qui va, ensuite, « contaminer » non seulement toute la narration à venir, mais aussi « miner » de l’intérieur les trois personnages masculins principaux, Waldo Lidecker (magistral Clifton Webb), Shelby Carpenter (Vincent Price) et l’inspecteur McPherson (Dana Andrews), tous tombés sous le charme de l’irrésistible Lady, portée disparue dans la toute première partie du récit. Car Laura est, en effet, bel et bien la victime du meurtre sur lequel le policier enquête dès la première séquence, les preuves nous parviennent comme formelles : aux dires de Mc Pherson rapportant les faits à Waldo Lidecker, la première personne proche de Laura interrogée, le corps de la jeune femme a été retrouvé, le visage certes rendu méconnaissable par le coup de fusil que l’assassin lui a porté à la tête, mais identifiée par le déshabillé qu’elle portait, qui plus est, dans sa maison de campagne. La couleur musicale est d’ailleurs nullement anodine lors de cette première entrevue : dès l’entrée de l’inspecteur dans la demeure du riche homme d’affaire, des cordes sombres anticipent sur la funeste nouvelle qui sera apportée par le visiteur.
La disparue sera, bien sûr, au centre des discussions puisque objet de l’enquête : ainsi, via de multiples flash-backs censés restituer les souvenirs de certaines personnes de son entourage l’ayant côtoyer au cours des derniers jours, Laura se réincarne aux yeux du spectateur, la plupart de ses apparitions, dont la première, étant accompagnées du fameux motif entendu lors du générique.
Cela dit, la présence de cette « morte » ne va pas seulement dans un premier temps se circonscrire au passé, elle va très vite trouver une place dans le présent de l’enquête par le truchement d’interventions musicales reprenant à nouveau son thème. C’est le cas de la séquence du restaurant où Waldo Linecker relate à McPherson sa première rencontre avec la jeune femme et la manière dont il l’éconduit violemment le même jour. A cet instant, et avant le retour en arrière visuel, le motif se fera entendre sur un mode intra-diégétique via les musiciens d’une petite formation (piano, accordéon, alto) jouant derrière eux pour assurer l’ambiance du lieu. L’air sera aussi audible lors de la première visite de l’appartement de la « défunte » durant laquelle McPherson allumera l’électrophone et passera, selon les mots de Linecker, « le disque préféré de Laura », son propre motif étant présenté ici comme un véritable standard de l’époque pendant laquelle se déroule l’intrigue.





Le thème de la jeune femme, exploité comme « musique de source », « pré-existante », répond quelque peu au principe que semblent avoir voulu donner, dans un premier temps, Preminger et Zanuck au motif de Laura, lorsqu’ils souhaitèrent conjointement reprendre l’air célèbre de Gershwin « Summertime ». Bien que mélodie originale, le motif de Laura va, au fil des séquences, se constituer comme un hit de son temps, en se déclinant subtilement aux cours des soirées mondaines de la haute société new-yorkaise, évoquées succinctement aux cours des souvenirs rapportés par les « témoins » interrogés.
Ainsi, le « Laura’s Theme » continuera-t-il d’être entonné par les orchestres de bal sous des variantes plaisantes dont une aux accents latino-américains, un peu dans l’esprit des nombreux airs de sambas et de mambos qu’Henry Mancini signera quelques années plus tard pour plusieurs films.





Les insertions de ce motif récurrent dans le récit viendront également souligner l’état émotionnel du personnage le plus amoureux de Laura, Linecker, un jaloux compulsif qui se révèlera être un individu dangereux, cherchant à évincer tous les autres hommes attirés par le charme irrésistible de la jeune femme. Léger et romanesque, lorsqu’il retrouvera celle-ci à son travail, le lendemain de leur première rencontre houleuse, ou sombre et tourmenté à l’instant où il observera, en retrait, Shelby Carpenter flirtant, lors d’une soirée, avec Laura sur un balcon, le leitmotiv de cette dernière sera souvent en adéquation avec l’humeur de cet incorrigible amant de l’ombre qui ira, à la fin, jusqu’à vouloir tuer l’objet de son amour, une fois la disparue réapparue (une erreur d’enquête !) et séduite par l’inspecteur Mc Pherson.


La réitération appuyée du motif va servir, en somme, deux objectifs concordant avec les deux mouvements du film : celui de la première partie, constituée de l’enquête menée en l’absence « légitime » de Laura, puisque présumée morte, et celui de la seconde moitié, débutant par le retour de la jeune femme jusqu’à la résolution de l’affaire qui aboutira à la mort du passionné.
En premier lieu, le thème de Laura occupe, dans le présent de l’enquête, le rôle de « mémoire » en réinvestissant les lieux qu’elle occupait (son appartement) ou là où elle se rendait de « son vivant » (le restaurant). Il dote ainsi le personnage d’une dimension fantomatique, lui octroie un statut « divin » en la rendant comme omniprésente, sans oublier de lui conférer une grande part de mystère qu’accentue le tableau la représentant au dessus de la cheminée de son appartement.
En second lieu, une fois Laura réapparue, la reprise perpétuelle du motif va s’accorder à faire état de l’obsession grandissante dont va faire les frais d’un côté Linecker, mais aussi McPherson, de l’autre, attiré de plus en plus par la jeune femme.





La séquence juste avant que Laura ne revienne chez elle sous le regard ébahi du détective est le parfait exemple qui mentionne ce déplacement thématique, ce basculement : McPherson est en train de chercher un indice dans l’appartement de la victime afin de résoudre l’énigme qui le fascine en dépit d’un agacement certain dans la non-évolution de ses investigations. Durant cette nuit, le policier, avant de s’assoupir dans un fauteuil du salon, fouille à droite et à gauche, du bureau jusqu’à la chambre, son évolution étant accompagnée par le fameux motif sur un registre misterioso. Puis, en se servant un verre pour se consoler de n’avoir rien trouver de concluant, le regard de l’homme finit par se poser sur la fameuse toile située au dessus de la cheminée et reste médusé. C’est alors le thème joué cette fois-ci au piano solo qui va dévoiler, à cet instant, l’amour naissant du policier pour cette femme. Le déclic pour le spectateur se faisant par l’entremise de cette exécution de la mélodie en beaucoup plus « détachée » que rend possible, et avec grande force, l’instrument au timbre clair.




Au moment de s’endormir, le thème sera repris misterioso, sur un registre plus agitato. Une trompette accompagnera l’endormissement de McPherson et le temps qui passera sera rendu par une ellipse exprimée visuellement par un zoom avant puis un zoom arrière sur le visage de l’homme. C’est ensuite, un effet de réverbe sur le motif de Laura qui se fera de nouveau entendre et qui gèrera la transition entre le réveil de McPherson et le retour dans l’appartement de la « disparue », un retour aussitôt dénué d’accompagnement musical.


Pour Linecker, lorsque ce dernier sera, au cours de la deuxième partie du film, accompagné dans ses apparitions du motif de la femme qu’il aime, c’est un registre plus tendu qui va prévaloir dans l’exécution de la mélodie. La musique va participer à rendre encore plus mesurable la jalousie grandissante du personnage, son « agitation » intérieure jusqu’à l’acte impossible qu’il voudra mettre en œuvre. Les cordes, plus tourmentées et exaltées, vont prendre le devant de la scène et s’accorder à exprimer la folie qui s’empare petit à petit de Linecker, totalement dépassé par sa passion dévorante pour cette femme. La musique, en ce sens, révèle d’ailleurs ici ce que l’histoire de Laura est peut être avant tout. En l’occurrence, le récit d’un homme méfiant et tenant à se préserver émotionnellement mais qui pris par le maelstrom de l’Amour, finit par se détruire une fois avoir céder et succomber à son désir.





Le score de David Raksin reste aujourd’hui une référence majeure de la musique de film. Pour diverses raisons. Mais on peut déjà avancer que derrière sa simplicité et sa tendance à afficher la carte d’une élégance typiquement hollywoodienne, se dissimule une autre « dimension », à l’image de la construction du film et de l’énonciation des évènements donnés au spectateur qui cache une autre « réalité » (la résurrection de Laura, les pulsions meurtrières du très respectable Linecker…). Moins sirupeuse qu’elle n’y paraît (la noirceur vient d’ailleurs s’immiscer peu à peu dans la déclinaison du thème principal), la partition de Laura est comme une toile de facture classique dont il convient parfois d’en "frotter le vernis" pour y cerner et apprécier sa véritable valeur.



Jacky Dupont

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°4 (Printemps-Eté 2002)

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