vendredi 23 septembre 2011

Le Grand Sommeil : Un homme et une femme





« On dit toujours qu’une bonne partition est une partition à laquelle on ne prête pas attention. Et je demande toujours : à quoi bon si on n’y prête pas attention ? »
Max Steiner

« Qui monte l’escalier, Max ou moi ? » demande l’actrice Bette Davis au réalisateur de Dark Victory (Victoire sur la Nuit, 1939) Edmund Goulding.







Ceci pour dire que Max Steiner, le roi du « musical » dans la Mecque du Cinéma n’est pas passé inaperçu. Il faut bien avouer que dans l’esprit du cinéphile, la musique de film se confond souvent avec son nom. Ernest Schoedsack (The Most Dangerous Game Les Chasses du Comte Zaroff 1932, King Kong 1933), John Ford, Georges Cukor, Michael Curtiz, Frank Borzage, William Wellman, Raoul Walsh, Samuel Fuller… et bien sûr Howard Hawks comptent parmi ses « commanditaires » les plus prestigieux. Les simples amateurs de cinéma, quant à eux, à défaut de s’être souvenus des compositions du film culte Casablanca (Curtiz, 1942) ne sont pas prêts d’oublier les larmes que leur a tiré la « musique » de Gone With the Wind (Autant en emporte le vent, Fleming 1939), score doté pas moins de 16 thèmes différents et près de 300 segments musicaux pour 3 heures de musique au total !



Autre film culte, autre partition de référence : The Big Sleep (Le Grand Sommeil, Hawks 1946) qu’il a orchestré, non seulement vaut quintessence du genre mais, qui plus est, repousse ses conventions aux limites du non-sens. Tout y semble pourtant limpide mais l’apparent respect de la causalité dissimule mal les entorses que ses différents auteurs lui font subir (Raymond Chandler, William Faulkner, Leigh Brackett, Jules Furthman, sans oublier Howard Hawks). « Mais que venait faire, dans cette galère perverse, le bon, l’innocent Max Steiner… » s’exclame, dans un article de référence, Philippe Carcassonne (« En écoutant Le Grand Sommeil » in Cinématographe n°42, décembre 1978). Apporter un rayon de lumière dans ce « cauchemar raconté par un ivrogne » ? (George Sadoul). Distiller de l’émotion dans une intrigue échevelée ? Ou bien encore se mettre au diapason de l’ambiance générale déliquescente ? Voire se tromper de film ?







Refusant pour l’essentiel l’éparpillement, la musique d’une part ponctue l’action et, d’autre part – tout aussi classiquement – s’immisce dans les séquences, en l’absence de dialogue. C’est ainsi qu’elle établit une continuité dans les différents déplacements spatiaux du détective (les différentes rues ou immeubles visités), qu’elle dramatise des moments creux où le héros est maintenu dans l’inaction (attentes, filatures…).








Musicien des leitmotive, Max Steiner attache un thème à son protagoniste, « le thème de Marlowe », un « mélange d’ironie, d’entrain et de perplexité » commente Philippe Carcassonne. On reconnaît là quelques caractéristiques du célèbre détective interprété par Humphrey Bogart dont l’élégante nonchalance traverse le film avec une énergie virile indéniable. N’oublions pas, en effet, que ce récit n’est relaté au spectateur que du seul point de vue du détective. Omniscience d’autant plus plaisante que sa maîtrise des évènements, en dépit des apparences, connaît quelques revers tel , par exemple, l’empoisonnement d’un témoin sous ses yeux. Raymond Bellour confiait, qu’après tout, une compréhension du récit était toujours possible mais que les différents promoteurs du projet avaient distraits le détective de sa mission en lui inventant une relation amoureuse avec l’héroïne.







Annoncée par le plus célèbre flash-forward du cinéma (qui réunit une silhouette masculine et féminine « autour » d’une cigarette), cette aventure sentimentale ne pouvait que faire l’objet d’un motif spécifique (le « Love Theme ») et constituer le véritable second leitmotiv du film. Il faudra néanmoins attendre le dernier tiers du récit – le moment de l’échange du premier baiser – pour que surgissent les premiers accords de ce thème amoureux au terme d’un échange verbal rythmé, comme on peut en juger :



Vivian : Alors pourquoi n’arrêtez-vous pas (l’enquête) ?


Marlowe : Rappelez-vous : je vous ai dit que je commençais à aimer un autre membre de la famille Sternwood.


Vivian : Si seulement vous pouviez le montrer.


Marlowe : Rien de plus facile. (Il l’embrasse).


Vivian : J’aime ça. J’en voudrai encore. (Ils s’embrassent encore). C’est encore meilleur. (1).








La valse aux réminiscences straussiens – non exempte d’accents mélancoliques – anticipe pour le moins les relations des personnages qui pour l’instant se réfugient derrière un « second degré » qui ne laisse en rien présager un possible romantisme. Musique légèrement à contre emploi que celle qui apporterait une touche de sentimentalité à ce qui s’en affiche dépourvu ? On serait tenté de l’admettre si la musique ne rejoignait pas en définitive le dispositif trouble de ce film (voire inhérent au genre lui-même), à savoir le double jeu entre des rapports humains où sexe et insolence permettent de retarder le fatal happy-ending amoureux. Dans ce clivage momentané, le spectateur-auditeur trouve l’essentiel de son plaisir.







Il conviendrait d’ajouter aussi à ces deux thèmes (musicaux et dramatiques) majeurs celui utilisé pour le générique dont on notera avec Philippe Carcassonne qu’il dérive du thème musical que les productions Warner entendent attacher à leurs films et qu’il est réinventé par Max Steiner pour la circonstance sans pour autant être réutilisé par le suite dans le récit : « On peut se demander qui de Steiner pourtant peu enclin au travail à l’économie) de Forbstein (le directeur musical de Warner) ou de Hawks, décida cet étonnant geste gratuit… ».







Que notre auteur se rassure : le thème exposé à deux ou trois reprises – lorsque Marlowe retrouve son bureau – connaîtra un beau développement quelques années plus tard dans The Treasure of The Sierra Madre (Le Trésor de la Sierra Madré, 1948) sous la houlette de John Huston. Ce motif presque enjoué ponctuera les grandes articulations de l’aventure de nos apprentis chercheurs d’or (Tim Holt et Humphrey Bogart) emmenés face à leur destin par le très « méphistophélien » Walter Huston.







Nous avons eu l’occasion de le rappeler dans la précédente livraison de Colonne Sonore, à l’occasion d’un article consacré à A bout de souffle (Godard, 1959), que la conjugaison film noir et jazz reste ponctuelle d’une part et que, d’autre part, ce dernier reste le plus souvent condamné à des interventions d’orchestre de night-club. Le Grand Sommeil ne fait pas exception à la règle. Il faudra même attendre – à notre grande surprise d’ailleurs - l’apparition de Lauren Bacall en improbable chanteuse de bar pour que les premiers accents jazzy retentissent dans le film, suivis de différents thèmes en off mais néanmoins diégétiques (ou donnés comme tel).






La chanson, quant à elle, ne manque pas de piment. Signée Charles Laurence, Joe Greene et Stan Kenton, elle raconte l’histoire d’une pauvre fille sentimentale en butte à la cruauté des hommes (« Il lui flanqua un œil au beurre noir. C’est un si gentil gars. Et elle pleure comme une madeleine ! (…) C’est une vraie sentimentale. (…) Sa maman ne lui a pas appris que les hommes sont cruels… »). Tout un programme, en effet, pour nos deux tourtereaux. Mais ce serait sans compter sur l’aplomb de notre héroïne qui ne semble pas craindre les longues distances tout en précisant que « tout dépend de qui est en selle ». Et si, selon Max Steiner, la musique et le film se complètent comme l’homme et la femme, c’est au triomphe du « Love Theme » que nous convie, très naturellement, Le Grand Sommeil.(2)


(1) Ces dialogues sont extraits du découpage paru dans l’Avant Scène Cinéma, 1984.
(2) Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, dans la réplique légèrement parodique, le film de fin d’études de Gérard Krawczyk – le court-métrage Subtil Concept élaboré sur un scénario de Woody Allen – ne retient que le leitmotiv amoureux comme unique thème de son film.



Jean-Louis Libois
Maître de Conférences
Université de Caen

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°4 (Printemps-Eté 2002)

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