samedi 24 septembre 2011

Trois petites notes...sur Georges Delerue






Estimé, respecté, sollicité… en un peu plus de trois décennies, Georges Delerue n’a jamais cessé de l’être. Qu’il demeure surtout pour les cinéphiles le musicien de la Nouvelle Vague, le collaborateur prestigieux de François Truffaut ou encore l’auteur de la partition musicale du Mépris (Godard, 1963), le compositeur est resté tout au long de sa carrière un créateur fortement apprécié, y compris des spectateurs plus « grand public », séduits de toute évidence par les innombrables mélodies agréables qu’il écrivit dans les années 60, 70 et 80 pour diverses productions de notre patrimoine cinématographique labellisées autant « Art et Essai » qu’estampillées « commerciales ».
La profession le lui fit bien savoir également en lui remettant successivement le César de la meilleure musique en 1978 pour Préparez vous mouchoirs de Bertrand Blier, en 1979 pour L’Amour en fuite et 1980 pour Le Dernier métro, tous deux signés François Truffaut.
Toutefois, il ne fait nul doute aussi que Delerue continue à faire figure aujourd’hui, pour certaines autres personnes, d’auteur-compositeur « surestimé » qui, de par son statut reconnu de mélodiste hors-pair, s’est affirmé à leur yeux bien plus comme un illustrateur que comme un véritable scénariste musical : nuance non négligeable doublée d’un jugement sévère de la part de ces détracteurs dans le sens où le premier se contente de « coller » aux images en écrivant sans la moindre profondeur de la musique au kilomètre ; le second prend en compte le support filmique dans sa globalité (sa structure, le rythme du montage, les articulations du récit, les enjeux dramatiques, l’éclairage…) et essaie au regard de tous ces derniers éléments d’adopter une musique qui serve le propos, le sujet du film ; tente d’apporter ce que l’image ne peut parvenir à exprimer pour finaliser ainsi la portée narrative et émotionnelle définitive du projet.
Certes, Delerue, musicien reconnu pour sa simplicité, sa chaleur et sa grande modestie, se défendait d’intellectualiser sa musique. Cela dit, il convient de faire preuve d’un peu d’objectivité et de reconnaître que le compositeur est bien loin d’avoir été un auteur paresseux, « facile » et qui, aux dires de certains de ses collègues exerçant aujourd’hui, écrivait de la musique un peu trop simple.
Que les médisants ouvrent les yeux et fassent l’effort de se souvenir des débuts de Georges Delerue passés dans l’environnement du théâtre ; de se rappeler, qu’en écrivant très tôt de la musique de scène, le compositeur fût à la bonne école pour apprendre le sens, les richesses et les finesses d’un récit ; qu’en se formant ainsi à signer des partitions qui prennent en compte les divers paramètres narratifs qui composent une pièce, le musicien a incontournablement acquis l’automatisme de penser non pas « papier peint » mais « dramaturgie » en pensant « mélodie ».







Un solide apprentissage Autodidacte roubaisien, issu d’un milieu modeste, Georges Delerue s’est, à force de persévérance et de passion, frayé très vite un chemin royal dans la musique. Bien que s’ayant pris assez tard pour suivre des études musicales pendant plusieurs années au Conservatoire de sa ville natale sous la direction d’Alfred Desenclos, Georges Delerue a très vite progressé en enchaînant quelques temps après une formation plus élaborée à Paris sous l’égide d’Henry Busser. Puis, devenu très bon pianiste, c’est sur les conseils de son professeur Darius Milhaud que l’enfant prodigue s’est ensuite orienté vers la musique de scène (1).







A l’instar d’un Maurice Jarre débutant au T.N.P., le jeune Delerue a été très vite propulsé dans la cour des grands en se voyant proposer, d’entrée, de collaborer avec, à l’époque, un grand professionnel du théâtre : Jean Vilar.







Après que Darius Milhaud lui ait confié la direction de l’Orchestre au festival d’Avignon de 1948 pour l’exécution de sa partition écrite pour l’adaptation de Schéhérazade de Jules Supervielle, et qu’il eut l’honneur d’avoir la charge d’écrire les transitions musicales pour chacun des actes de cette dite-pièce, c’est avec La Mort de Danton qu’il s’est acquitté pour la première fois d’une véritable commande. Auteur jusqu’à lors de petites pièces musicales, à titre plus « confidentiel », dont une Sonate pour piano en 1946 et un premier quatuor à cordes en 1948, Delerue s’est investi corps et âme dans l’écriture musicale de cette entreprise théâtrale, tenaillé au fil son élaboration, par la peur qui sied à tout débutant, à savoir celle de ne pas se sentir à la hauteur de la tâche.








Les retrouvailles ponctuelles entre Vilar et Delerue, au fil des années suivantes, témoignent que ce dernier s’en est sorti avec brio et force est de reconnaître que par cette collaboration entretenue pendant plusieurs saisons estivales à Avignon, sa notoriété a pris une fulgurante ascension.
Comédiens et metteurs en scène se sont très vite intéressés au jeune compositeur et nombreux furent ceux qui firent appel à ses services. Tout au long des années 50, Delerue n’a jamais cessé d’écrire pour la scène et sa plongée dans le « Paris intellectuel » de l’époque l’a fait dès lors côtoyer jusqu’au début des années 60 des grands noms du théâtre, collaborer avec de prestigieux artistes. Parmi eux : les comédiens-metteurs en scène Raymond Hermantier (pas moins de 23 pièces ensemble !), Jean-Louis Barrault (Le Piéton de l’Air, d’après Ionesco en 1962) et Georges Wilson au T.N.P. (La Folle de Chaillot d’après Giraudoux en 1965 et L’Illusion Comique d’après Corneille, la même année) : l’humoriste Raymond Devos (Les Pupitres, au théâtre Fontaine en 1961) ; l’éclectique Michel Polac (Ariane, un opéra de chambre en 1954) ou encore l’écrivain-poète Boris Vian pour le Chevalier de neige (en 1953 au festival de Caen) et deux ballets (L’Aboyeur, 1955 et L’Emprise, 1957).
Si, parallèlement à son activité liée à ces spectacles vivants, Delerue a continué à œuvrer pour la constitution d’un répertoire personnel, le musicien s’est orienté également vers de nouvelles expériences en mettant à profit ce qu’il a appris en travaillant pour l’Art théâtral.
C’est ainsi qu’il s’est tout d’abord mis à écrire, dès 1954, pour de nombreux sons et lumières, des spectacles scéniques qui se sont très vite développés en cette période d’après-guerre et ce, en vue de faire redécouvrir aux petits et grands, la richesse du patrimoine architectural français. Au même titre que pour ses travaux destinés à accompagner les représentations du festival d’Avignon, du T.N.P. ou encore du Théâtre de l’Humour, Delerue a développé un sens de l’écriture très précis, minutieux, en prenant particulièrement en compte les différents paramètres propres aux mises en scènes de spectacles vivants (ballet, opéra…) tel l’éclairage (les jeux de lumières mais aussi, a fortiori ici, la qualité de la nuit, différente selon la localité géographique du site mis en valeur), la disposition de l’espace scénique (l’emplacement des décors, la superficie de l’aire de jeu des comédiens et figurants…) ou encore le texte énoncé par les personnages.
Ainsi, avec un réel bonheur, le musicien s’est évertué une nouvelle fois à se placer pleinement au service de la dramaturgie et s’est plu, comme pour certaines commandes théâtrales du festival d’Avignon, à impliquer le plus fortement possible le public dans le cœur des représentations en recourant parfois à un dispositif savant de stéréophonie.
Au cours de ces mêmes années 50, Georges Delerue s’est essayé par ailleurs, et pour la première fois, à la composition musicale pour l’image en écrivant pour deux types de productions audiovisuelles alors très en vogue à cette époque dans les salles de cinéma : la publicité et le court-métrage documentaire.
Bien que de l’aveu du musicien, son investissement à ces petites productions furent à ses yeux pour la plupart purement alimentaires, cette double expérience n’a pas du tout été, d’un autre côté, inintéressante. Certes, certains sujets ne lui ont guère permis de s’exprimer pleinement : film d’entreprise ou du service de l’Armée, Delerue a reconnu qu’il fut bien souvent peu motivant d’écrire pour des petits films qui n’inspirent guère et ce, que ce soit à la première ou à la énième vision.
Cela dit, le compositeur a admis avoir eu l’occasion d’assimiler un langage cinématographique qu’il ne maîtrisait pas, de prendre en compte, de cette manière, de nouveaux éléments et moyens d’expressions narratifs et dramaturgiques dans son écriture (coordination d’une rythmique musicale à une rythmique visuelle déterminée par le montage filmique notamment) et surtout, de finir par relever le défi suivant : apporter de manière précise et concise un enrichissement sonore à des sujets filmiques à la base donc peu attractifs en raison pour la plupart de leurs thèmes traités.


Nouvelle Vague, Nouveaux Horizons C’est par ce biais du court-métrage que Georges Delerue s’est orienté plus à propos vers le cinéma (et a fortiori le long-métrage) puis, qu’il s’est rattaché petit à petit au mouvement dit de la Nouvelle Vague.
En effet, durant ces années 50 et après avoir œuvré pour divers courts « industriels » (Le Tube d’acier profil de construction, « Ciné-Test », 1951 Zinc Laminé et Architecture, Jacques Berr, 1958), « scientifiques » (Les Centrales de la mine Guy Gillet, 1958 Naissance du Plutonium Sylvie Hulin, 1959 Les Termites Jean Dragesco, 1957) ou encore « touristiques » (La Grande Cité d'Angkor René Rouy, 1954 Routes de France « Ciné-Test », 1956), Georges Delerue s’est dirigé vers des courts de « fiction » signés Alain Resnais, Chris Marker ou encore Agnès Varda, toute une poignée de cinéastes qui annoncèrent déjà, de par leur conception d’un nouveau cinéma, l’arrivée imminente de Godard, Truffaut, Demy et autres Chabrol : toute une génération de jeunes et ambitieux réalisateurs qui, par leurs diverses approches, vont revivifier peu de temps après le paysage cinématographique français.





Le mariage du compositeur avec ces initiateurs de la Nouvelle Vague s’est fait plus officiellement par l’intermédiaire d’une collaboration entretenue dès 1957 avec Pierre Kast, un des membres de ce mouvement. Passé Un amour de poche (1957), qui s’avère être la première partition que Delerue ait composé pour un long-métrage, le musicien roubaisien a eu, tout d’abord, la charge de s’occuper du Bel Age (1959), film constitué en fait de trois courts-métrages dont Alain Goraguer avait écrit à l’origine les scores et qui, pour se voir exploité sous la forme d’un long, nécessita la création d’une musique de liaison, de transition entre chaque histoire.







Les retrouvailles entre Kast et le compositeur ne se sont pas fait attendre et c’est dès l’année suivante qu’ils se sont rejoints à nouveau sur La Morte saison des amours (1960) avant de s’associer une ultime fois avec Vacances Portugaises (1963).
Cette rencontre entre les deux hommes a participé fortement à attirer l’attention dès1959 de tous les autres jeunes cinéastes favorables à l’idée d’un renouveau cinématographique total et, y compris donc, d’une nouvelle utilisation de la musique par rapport à l’image. S’opposant déjà au principe d’un cinéma jugé trop académique (la qualité française), les auteurs de la Nouvelle Vague se sont dès lors très vite refusés de faire appel aux musiciens de l’Establishment – Joseph Kosma, Georges Van Parys ou encore Maurice Thiriet – afin de laisser s’exprimer de Jeunes compositeurs ouverts à de nouvelles expérimentations tels Michel Legrand, Pierre Jansen, Antoine Duhamel et bien sur Georges Delerue, musicien devenu rapidement bien plus favorable à l’idée d’écrire de la musique qui prenne une distanciation par rapport à l’image qu’une musique pléonastique, fidèle à l’action.
Portés par le souhait d’intégrer la musique aux récits de leurs films de manière moins envahissante mais toujours aussi précieuse, avec l’intention de l’associer à l’image sur la base de nouvelles connexions, les jeunes metteurs en scène se sont donc évertués à solliciter de nouveaux auteurs musicaux et de faire en sorte que l’intervention de ces derniers soit limitée pour en être plus que pertinente. Face à cette attente, Delerue s’y est appliqué et ce, que ce soit pour les films de Jacques Doniol-Valcroze et Alain Robbe-Grillet que pour d’autres travaux qu’il effectuera bien des années plus tard, hors Nouvelle Vague.







Cet interventionnisme très mesuré de Delerue fera certes maintes fois merveille y compris pour Hiroshima, mon amour (1959) d’Alain Resnais, même si la raison pour laquelle il n’a écrit qu’un seul thème pour ce film ne découle pas d’un choix personnel (2). Cela dit, d’un autre côté, il convient de rappeler que deux jeunes metteurs en scène, fer de lance de la Nouvelle Vague, se refuserons d’accepter cette carte musicale très « réductive ».
Tout d’abord, Jean-Luc Godard, dont on ne cesse de lui reconnaître aujourd’hui, sa brillante science de l’image et du son, ainsi que sa manière habile d’utiliser mieux que personne la musique (originale ou pré-existante) par rapport à la narration visuelle (montage, découpage…) ; le second, François Truffaut, jeune cinéphile passionné, grand admirateur d’Alfred Hitchcock et de Jean Vigo.







Si le musicien n’a travaillé qu’une seule fois avec le premier metteur en scène, le résultat reste mémorable : pour Le Mépris (1963), Georges Delerue composa, avec l’accord de Godard, que 14 minutes. Cependant, au stade du montage et du mixage, sa création symphonique très brahmsienne passera soudainement du quart d’heure d’intervention prévu au triple, en somme de la raréfaction à l’omniprésence. Et bien que cette initiative de « découpage-collage-mixage » ait été prise à l’insu du musicien, le temps prouve néanmoins que l’utilisation particulière et développée que Godard a fait de cette composition, sert admirablement la mise en scène, les propos et thèmes du film tout en sublimant la dimension profondément romantique de la partition. Par cette procédure, le metteur en scène a fait en sorte que la musique ne souligne pas la dramaturgie de l’action, mais qu’elle se fasse elle-même dramaturgie comme un chœur antique accompagnant la tragédie.





Ce genre de création un peu hasardeuse mais réussie n’aura lieu à aucun moment de la collaboration entre le musicien et François Truffaut car c’est plus « directement » que ce dernier demandera à Delerue d’écrire beaucoup de motifs pour chacun de ses films.
Grand amoureux de cinéma, le jeune réalisateur a toujours considéré que la musique se devait d’être prédominante dans un récit car c’est celle-ci qui véhicule, en grande partie, l’émotion. Fondamentale en tant qu’elle se constitue comme une passerelle entre l’Ecran où se projette l’image et la salle où se trouve le spectateur, la musique chez Truffaut occupera une place toujours prépondérante dans son univers, du moins aussi riche de présence et de symbolisme que les compositions d’Herrmann dans les films du maître du suspense ou celles de Maurice Jaubert pur ceux de Jean Vigo.







A l’heure de la Nouvelle Vague, les deux hommes donnèrent quelques unes de leurs plus belles preuves d’ententes professionnelles : tout d’abord avec Tirez sur le pianiste (1960), œuvre policière à l’ambiance très film « noir » pour laquelle Georges Delerue a opté pour une couleur jazzy, et un ton très ironique, s’accordant avec la dimension parodique de l’intrigue ; puis Jules et Jim (1961), où l’on retiendra notamment la valse virevoltante, joyeuse et entraînante qui découle de l’air de la chanson de Bassiak « Le Tourbillon de la Vie », figure mélodique débordante d’énergie et en pleine résonance avec non seulement, les motifs thématiques du film – l’ivresse de l’Amour, la liberté de mœurs du Paris de la « Belle Epoque » - mais aussi, avec le caractère volage des relations entretenues par le personnage de Jeanne Moreau vis-à-vis des deux hommes dont elle est éprise ; enfin, La Peau douce (1964), partition toute en finesse, pleine de mélancolie qui annoncera le versant romanesque plus accentué de l’œuvre à venir de Truffaut (Les deux anglaises et le Continent (1971), L’Histoire d’Adèle H. (1975), Le Dernier métro (1980), La Femme d’à côté (1981).











Cette dernière couleur musicale s’harmonise en fait avec la teneur générale de celle qui caractérise la plupart des partitions que Delerue a signées pour la Nouvelle Vague, pour des sujets sombres, graves, situés aux portes de la tragédie comme Le Mépris, film par lequel, via l’histoire du déchirement progressif d’un couple et d’un tournage autour de l’Odyssée d’Homère, Godard exposa l’état de crise dans lequel se trouvait le cinéma de l’époque – ou L’Insoumis (1964) d’Alain Cavalier, œuvre en lien avec le contexte et les évènements de la Guerre d’Algérie et pour lequel Delerue teinta la destinée d’Alain Delon d’accents désenchantés qui s’acheminent petit à petit vers le funèbre.
Si légèreté il y a chez le musicien, elle sera à trouver pendant cette même période, dans sa production parallèle, signée tout d’abord par des cinéastes qui seront plus ou moins assimilés dans un premier temps à la Nouvelle Vague tel Edouard Molinaro avec La Mort de Belle (1960) ou encore Philippe De Broca pour Les Jeux de l’Amour (1959) et Le Farceur (1960).







Avec ce dernier, le musicien a entretenu une collaboration aussi fructueuse et amicale que celle suivie avec François Truffaut. En pas moins de 16 films, les deux hommes ont fait preuve d’une grande complicité et c’est essentiellement sur le mode de la comédie que leur association s’est déclinée. La couleur joviale et guillerette des musiques que Delerue a signé au début de leur partenariat constitue visiblement un parfait accord avec la peinture de caractère que De Broca a adopté pour les rôles incarnés par Jean-Pierre Cassel puis Jean-Paul Belmondo. Qu’il s’agisse du premier dans Les Jeux de l’Amour, Le Farceur et Un Monsieur de Compagnie (1964), ou du second dans L’Homme de Rio (1964), le profil à la fois oisif et blasé de leurs personnages a trouvé leur propre expression sonore par la manière dont Georges Delerue a recouru à une écriture légère et virevoltante, écriture qui convoque aussi bien l’image de l’insouciance et de l’immaturité.







Cette approche musicale, aérienne et pleine d’énergie, sera aussi adéquate pour dynamiser de manière bon enfant les actions déjà trépidantes de l’intrépide Bébel dans Les Tribulations d’un chinois en Chine (1965). Mais pour ces dernières aventures au pays de Jules Verne teintées d’Hergé, Delerue ne s’est pas contenté de suivre purement et simplement l’action. Au fil des pérégrinations du héros, sa musique se fait source d’informations laissée à l’attention des spectateurs les plus vigilants comme il en est le cas dès le générique : dès les premières mesures et au gré d’une ponctuation rythmée au xylophone, se profilent certes au loin les horizons orientaux vers lesquels Jean-Paul Belmondo va s’aventurer ; cela dit, les enchaînements plus « viennois » qui s’inscrivent à trois reprises dans la couleur exotique de ce générique d’ouverture sont aussi présents pour rappeler (ou annoncer) au public le milieu social aisé auquel le personnage principal appartient, sa raison sociale qui va être à l’origine de la « motivation » de ses actions : Arthur Lempereur, s’avérant un milliardaire désœuvré de trente ans, voulant en finir avec la vie et qui voyant ses tentatives échouées, entreprend de son partir sur son yacht à l’autre bout du monde, loin de tout, afin de fuir son quotidien devenu à ses yeux si triste. Pour ce film, comme pour beaucoup d’autres de Philippe De Broca, Delerue s’est plu à forcer le trait, en recourant beaucoup à la caricature. Les méchants sont présentés musicalement vraiment comme des méchants, les gentils vraiment comme des gentils.
Si la comédie et l’aventure seront les genres de prédilection de Philippe De Broca, il ne faut pas oublier combien le cinéaste s’essaiera à un registre plus délicat, celui de la comédie flirtant avant le dramatique.








Cartouche (1962), bien que s’annonçant comme un film à costumes dans la lignée de Fanfan la Tulipe (Christian-Jaque, 1951) et Cadet Rousselle (Hunebelle, 1954), est une fiction étonnante et ceci, due à la progression dramatique vers laquelle le récit se dirige peu à peu. Truffée de scènes d’actions humoristiques et narrée sur le mode du divertissement d’aventures légères, cette production interprétée une nouvelle fois par Jean-Paul Belmondo se pare peu à peu d’une terrible noirceur, la sombre Histoire venant fatalement crever la bulle du rêve vécu par Cartouche et Vénus, sa « princesse-gitane » incarnée par Claudia Cardinale.







Toutes ces nuances de tons, Georges Delerue saura les adopter dans l’écriture de ses motifs. Passée une marche épique puissante et très cuivrée, le musicien alternera divers registres mélodiques, passant subtilement de thèmes effrénés propres aux thèmes de poursuites à d’autres plus romantiques, voire teintées de tragique.







La grande facilité avec laquelle le compositeur parviendra à glisser avec aisance de l’humour au dramatique non pas seulement au sein d’un même film, mais aussi d’un même thème, est sans conteste l’une de ses grandes qualités d’écriture. De Broca l’a souligné d’ailleurs récemment, en ces mots : « Ce que j’aimais, et aime toujours chez Delerue, c’est sa façon incomparable de composer des thèmes guillerets, allègres, parfois dérisoires qui, imperceptiblement, basculent vers la tendresse ou la nostalgie. Derrière une façade de gaieté, il savait intelligemment vous faire monter les larmes. Et moi, ça me ravissait : je n’aime pas l’émotion lourdement annoncée comme telle. Sans doute par pudeur, je préfère la voir s’immiscer en douce, sous un vernis de légèreté. On trouve, par exemple, cette dimension dans Le Diable par la queue. A un moment du film, le personnage de Montand cesse de faire le clown et raconte à Clotilde Joano sa vie d’escroc minable et pathétique. Sa sincérité doit alors créer une émotion que Delerue prend complètement en charge avec un magnifique thème pour piano et cordes. Dans ces cas là, la musique apporte quasiment au spectateur ce que l’image, les dialogues et les bruits ne peuvent véhiculer : les odeurs et le goût » (in livret CD Georges Delerue – 30 ans de musiques de film, Réf. Odeon Soundtracks 493538 2).







Si le nom de Philippe De Broca s’est trouvé rattaché dans un premier temps à la Nouvelle Vague pour ensuite s’orienter vers un cinéma plus populaire, il en va de même pour Edouard Molinaro, jeune cinéaste avec lequel, comme nous l’avons déjà précisé, Georges Delerue a collaboré. Au-delà donc de leur première rencontre avec Une fille pour l’été (1959) et La Mort de Belle (1960), les deux hommes se sont retrouvés plusieurs années après et cette fois-ci, pour y remporter un plus franc succès avec Oscar (1967) et Hibernatus (1969), deux films avec Louis De Funès, figure icône du cinéma de divertissement made in France des années 60. A l’écoute des morceaux écrits, on mesure combien le musicien a pris visiblement plaisir à travailler sur ces deux huis-clos vaudevillesques, forme cinématographique qui ne fût pas pour déplaire au musicien dans la mesure où, de cette manière, il renouait un peu avec ses grandes années durant lesquelles il écrivait de la musique pour le théâtre. De ses deux commandes, l’on retiendra surtout son recours à la forme du can-can endiablé et fortement cuivré qu’il utilisera pour les deux films et notamment celui à la fin de celle d’Oscar, où le motif énergique entraîne les protagonistes de la « pièce filmée » dans une folle poursuite.


(1) Darius Milhaud a composé épisodiquement pour le cinéma. On peut retenir, entre autres, sa partition pour L'Espoir (Malraux, 1939), sa collaboration ponctuelle avec Marcel L'Herbier sur L'Inhumaine (1924), La Citadelle du Silence (1937) et La Tragédie Impériale (1938) ainsi que plusieurs court-métrages dont L'Hippocampe (Painlevé, 1934) et Gauguin (Resnais, 1950).

(2) Delerue, alors quasi-débutant dans la musique de long-métrage, ne s'est vu confier que l'écriture de la "valse du café du fleuve" entendue au juke box dans (pourtant) l'une des scènes les plus fortes du film. Le reste du score étant du à l'italien Giovanni Fusco, compositeur reconnu pour sa collaboration exclusive avec Michelangelo Antonioni et ses musiques de péplum.



Jacky Dupont

LA BOITE AUX ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-Eté 2001)

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