dimanche 25 septembre 2011

Trois petites notes sur... Georges Delerue (II)



Sur des airs populaires Ce cinéma grand public, Delerue ne l’a pas négligé, loin de là. Constituant aux yeux du musicien une échappée libre parallèle à ses partitions plus cérébrales conçues pour un certain cinéma d’auteur, cette production de quartier et des grands boulevards lui a donné la possibilité de développer encore bien plus son sens de la mélodie et de cultiver tout un ensemble de figures musicales qui sont devenues très vite les grands signes constituant sa griffe.
Dans le cadre de ce cinéma populaire, Delerue a excellé dans le domaine de la comédie même s’il a longtemps considéré avec humilité y être mal à l’aise. De cette manière, le répertoire du musicien au cours d’une bonne partie des années 60 s’est lors teinté d’un registre plus « ouvert », placé sous le signe du guilleret, du dansant, pour ne pas dire par moment du 100% mélodique. On peut penser que cette nouvelle orientation a été dictée par la « force des choses », la loi du marché et de la mode, lorsque l’on sait combien l’exploitation discographique de la musique de film en 45 tours a connu dès le milieu des années 60 un essor fleurissant. Mais il convient cependant de penser qu’en dépit des quelques concessions qu’il dû songer à faire pour composer pour ce cinéma grand public, Georges Delerue n’a pas vendu pour autant son âme au Diable.







Le film de Gérard de Oury, Le Cerveau (1968) en est une belle illustration. La chanson « The Brain » des American Breed écrite par Larry Kusik et Eddie Snyder sur une musique du compositeur roubaisien ne tend pas fondamentalement à s’afficher comme un single pop simplement en amont du récit pour faire « vendre ». Ce « hit » qui n’en n’est pas devenu un, laisse aujourd’hui tout autant à penser qu’il fût placé sur ce générique à l’esthétique psychédélique et kitsch dans une optique purement caricaturale visant à dépeindre très symboliquement le « visage » de l’Angleterre et de sa culture telle que nous la donne à voir « à la française » Oury en quelques plans d’ouverture : celle des Beatles et des Beatnicks ; tout comme d’ailleurs, avec autant de gros traits, il le fera avec l’Italie et le clan du mafiosi Scannapieco et dont Delerue signera à l’occasion une chanson romantique toute aussi parodique pour une séquence « torride » au fil de laquelle la jalousie masculine à l’italienne pointera son nez dans un climax des plus burlesques… sans oublier, cerise sur la gâteau, la France elle-même, avec ce petit air d’accordéon entendu lors de la scène où Belmondo et Bourvil se trouvent assis dans un jardin public, le saucisson, la bouteille de vin rouge et la baguette sur le banc, juste à côté d’eux.











Comédie, où même nos amis belges sont traités de manière quelque peu « grossière », Le Cerveau est une production séduisante pour laquelle Georges Delerue a pris de toute évidence un plaisir non dissimulé à l’écriture de thèmes et motifs qui à l’arrivée « dynamisent » plaisamment un récit déjà riche en retournements de situations (l’air très easy listening lors de l’entrée en scène des faux pompiers ou encore la valse, grande et tourbillonnante à la fin du film synthétisant l’euphorie dans laquelle la foule ramasse l’argent tombé de la « tirelire »).











En écrivant pour ce cinéma plus commercial et sans autre prétention que celle de divertir, Georges Delerue a recouru tout au long de sa carrière, à une écriture basée par ailleurs sur des formes musicales populaires très françaises, aussi bien « parisiennes » que « régionales » et « provençales ». Dans le registre de la comédie, le musicien s’est employé à en user énormément de sorte à apporter, par un principe de décalage entre une situation à l’image et le style de musique utilisé, dérision, loufoquerie ou encore humour noir.







Les Cracks (1967) d’Alex Joffé est l’une de ces commandes pour lesquelles il adopta essentiellement cette approche avec succès. Pour ces aventures d’un inventeur du début du siècle (Bourvil), contraint de prendre la fuite avec sa dernière création, une bicyclette dernier cri, pour échapper à un huissier de justice venu pour le saisir, puis amené malgré lui à participer à la première course Paris-San Remo en vélo, Georges Delerue a déployé toute une kyrielle de formes musicales dans une orientation délibérément burlesque. La mise en place du récit à la manière d’un film muet, avec intertitres, donne d’ailleurs bien le ton humoristique vers lequel progresse ensuite l’entreprise et ce, aussi, grâce à son association habile avec le mode musical utilisé par le compositeur : à savoir, un long récitatif au piano comme à l’époque des débuts du cinématographe et de ses tapeurs, ponctué de citations pleines d’ironies telle celle de Beethoven lorsque « le destin frappe à sa porte » en la personne de l’huissier ou encore celle des quelques bribes énoncées de La Marseillaise de Rouget de l’Isle.
Du galop à la polka, qui scandent les prouesses et les arrivées d’étapes des coureurs, en passant par les rythmes basques pour les scènes d’ascension (le col du Marteau) et le berceuse reprise en leitmotiv sur les images ponctuelles d’un cycliste, endormi, dérivant sur l’eau d’un ruisseau, Delerue a signé une partition d’une grande diversité et surtout d’une séduisante drôlerie, proche parfois du mickey mousing propre au cartoon américain (la délicate mélodie pour clarinette et piccolo qui épouse le geste de l’huissier semant des clous sur la route sous l’œil intrigué d’un paysan semant quant à lui du blé dans son champ).







Au fil de sa carrière, Delerue n’a cessé de développer cette envie d’introduire dans les récits des formes musicales de notre patrimoine tel le Can-can dans Oscar (Molinaro, 1967) et Hibernatus (Molinaro, 1969) ou la Sardane dans L’ingénu (Carbonneaux, 1971). Mais à celles-ci s’ajoute aussi la prédilection que le compositeur entretiendra pour la valse, forme musicale certes d’origine allemande, mais dont il dotera d’une couleur très « française » lorsqu’il en laissera essentiellement l’exécution à un accordéon prédominant.
Instrument représentatif des bals populaires, celui-ci, évoquera, sur un rythme à trois temps, aussi bien le « Gai Paris » dans Le Corniaud (1964, Oury) que la France profonde dans Les Caprices de Marie (De Broca, 1970). Utilisée en guise de musique « carte postale », la valse musette apparaîtra souvent aussi comme musique diégétique pour les scènes se déroulant aux comptoirs de petits bistrots comme dans Le Cerveau (Oury, 1969), Oublie-moi Mandoline (Korber, 1975) ou encore un film policier à l’atmosphère glacée comme Police Python 357 (Corneau, 1975).
Ce recours à la valse jouée à l’accordéon ne saurait surprendre dans ce dernier long-métrage, tant le musicien a fini par habituer le spectateur de l’époque à entendre s’exécuter un tel motif dans des œuvres aussi diverses qu’Un Monsieur de compagnie (De Broca, 1964), La Gifle (Pinoteau, 1974) ou bien encore Jamais plus toujours (Bellon, 1975). Cependant, on remarquera l’immense dextérité avec laquelle le compositeur est parvenu, en usant pourtant souvent de la même forme musicale et d’une orchestration quasi-similaire, à décliner savamment la portée émotionnelle de divers motifs.







En effet, si la valse jouée à l’accordéon peut ouvrir un récit sur un mode allègre, léger et faire communiquer un sentiment de bonne humeur ou d’allégresse (Le Corniaud), on peut retenir aussi la manière dont elle s’associe souvent chez Delerue à la figure du souvenir et de réminiscences douloureuses. Sa valse du café du fleuve écrite pour Hiroshima Mon Amour (Resnais, 1959) en constitue le premier bel exemple : le seul thème qu’il a écrit pour ce film, intervient au son d’un juke box situé dans le coin d’un bar où se trouvent les deux protagonistes de l’histoire, Emmanuelle Riva et Eiji Okada. C’est au son de cette valse, « présente » dans la scène en tant que source donc diégétique, que la jeune femme se remémore un passé douloureux qui peu à peu, éclaircit son comportement présenté jusqu’à cet instant comme « déchiré ». Accompagnant l’évocation narrée des souvenirs d’Emmanuelle Riva, la valse de Delerue s’affiche ainsi de manière poignante comme une musique de la Mémoire…La mémoire, figure thématique en fait bien fondamentale ici puisque exposée tout au long du récit via le traumatisme intime de la femme et celui, collectif, d’Hiroshima, évoqué par le biais du tournage d’un film auquel l’héroïne, alors jeune comédienne, doit participer.







Ce lien entre la valse à l’accordéon et la figure du souvenir se retrouve au cœur, deux ans plus tard, d’un autre film mémorable, Une aussi longue absence (1961). Pour ce dernier titre, l’on remarquera combien la célèbre chanson « Trois petites notes de musiques » co-signée avec le réalisateur Henri Colpi, est basée elle aussi sur un rythme à trois temps et que bien qu’interprétée par un piano, le son du fameux objet icône des bals musettes parvient en background à se mêler à l’air principal. Une couleur somme toute très française mais qui,a adjointe aux paroles de Colpi sur le thème du temps qui passe et du souvenir, se pare avant tout d’une profonde dimension mélancolique et désenchantée.
Ce romantisme doux-amer véhiculé par la valse musette et lié à la figure du souvenir et aussi du regret, se trouvera maintes fois décliné au fil de sa carrière. On pourra retrouver cette même démarche dans le film policier de Roger Pigault, Comptes à rebours (1970), récit d’un truand qui arrive à Paris régler ses comptes après avoir purgé six ans de prison ; pour Jamais plus toujours (Bellon, 1974), histoire d’une jeune femme qui revient en France pour partir à la recherche de la vie passée d’une amie morte ou encore Tendre Poulet (De Broca, 1977), sympathique comédie où une commissaire de police retrouve un camarade qu’elle connût sur les bancs de l’université et en tombe amoureuse.
En dehors du recours à la valse, forme en définitive quasi-omniprésente dans l’œuvre de Georges Delerue, se note également la présence récurrente de la fanfare comme dans le motif principal de L’Age ingrat (Grangier, 1965), ou alors en tant que musique de source pour des films comme Le Cerveau, avec la scène, au final, des majorettes dans le port et Les aveux les plus doux (Molinaro, 1971), lors de la séquence du hold-up du cirque au début du récit.







Ceci dit, à côté de cette production musicale très ancrée dans l’imagerie culturelle française, Delerue adoptera aussi d’autres approches telle celle très épique composée pour le film d’aventures d’Henri Verneuil, 100 000 dollars au soleil (1963), un pur western où les chevaux sont remplacés par des camions aux dires du cinéaste, ou encore celle de bon nombre de films policiers, genre qui a connu en France de belles années dans les seventies.
Il est remarquable de constater d’ailleurs que pour ce type de productions, Georges Delerue a usé de motifs à l’écriture et à l’orchestration certes assez étonnantes et quelques peu décalées à la première écoute, mais qui au regard attentif des intrigues pour lesquels ils étaient composés, ont toujours trouvés à l’arrivée leur totale justification.







Tel est la cas du requiem ouvrant le générique de Police Python 357 sur les images d’un quotidien semi-ordinaire d’un homme (scènes de tâches ménagères alternées avec des plans d’armes à feu, de leur nettoyage et de fabrication de balles). Cette forme musicale instaure déjà, d’entrée, l’atmosphère de malaise et d’(op)pression qui sera continuellement ressentie au fil du récit par le personnage incarné par Yves Montand, un policier intègre qui finit par être pris au piège d’une situation délicate qui se referme peu à peu sur lui. Malaise et (op)pression qui, au demeurant, planeront jusqu’à la dernière scène, celle du braquage sur le parking du supermarché. Ce requiem s’affirme comme une annonce du parcours douloureux effectué par l’inspecteur Ferrot incarné par Montand : les chœurs discordants adjoints à des accords égrainés de clavecin à la tessiture métallique et à des glissandis de cordes énonçant l’angoisse cérébrale vers laquelle le personnage va s’enfoncer peu à peu. Pris par la mécanique froide d’une histoire d’amour qui sombre inéluctablement dans la violence, le policer, évoluant dans une ville d’Orléans à une heure automnale déprimante, perdra petit à petit de son « humanité » pour finir par « s’identifier » progressivement à son arme fétiche, le Python 357, comme le montre le dernier quart d’heure du film.
Dans le domaine du film policier, nous retiendrons par ailleurs la prestation de Georges Delerue pour Garde à vue (1981) de Claude Miller, un brillant huis-clos porté par l’interprétation impeccable de Michel Serrault et Lino Ventura. Une fois encore, le musicien écrira un thème d’ouverture assez surprenant (en l’occurrence ici, une forme de petite berceuse exécutée par un orgue de barbarie) mais qui là encore fera sens au regard des éléments narratifs distillés au fil du récit, dont la figure thématique de l’innocence qui parcourt l’ensemble du film (l’innocence de l’enfance/l’innocence en terme judiciaire, opposée à la culpabilité).







Parallèlement à cette production musicale somme toute très accessible pour ce cinéma grand public, Delerue se plaira épisodiquement à œuvrer de manière bien plus expérimentale en retournant vers des œuvres plus intimistes comme celle de Yannick Bellon avec Quelque part, quelqu’un (1974), « un film sans « histoire », au sens classique du terme, des existences entrevues par bribes, une approche un peu déroutante » selon les mots de son auteur (in CD Georges Delerue – 30 ans de musique de film Réf. Odéon Soundtracks 493538 2). Cela dit, son intéressement grandissant pour la télévision au début des années 70, la ramènera vers des travaux visant à œuvrer dans une optique encore bien plus populaire qu’auparavant. Sa notoriété auprès du grand public ne cessera d’évoluer encore et encore au fil des contrats qu’il exécutera pour le petit écran et essentiellement pour toute une série de musiques de feuilletons qui obtiendront une bonne audience tels Jacquou Le Croquant (Lorenzi, 1969), Thibaud ou les Croisades (Colpi-Drimal, 1968-1969), Les Rois Maudits (Barma, 1972) et plus près de nous encore, La Cloche Tibétaine (Wyn et Friedman, 1975).

(3) A l'instar d'un Vladimir Cosma, Georges Delerue aimera souvent signer des motifs musicaux légers, dansants et proches parfois de la variété dans des scènes où les protagonistes d'un film se trouvent dans des lieux publics (des supermarchés, des restaurants...) ou alors à proximité d'une source musicale (juke-box, radio...).

(4) Il serait long de dresser la liste de toutes les productions pour lesquelles Georges Delerue a opté pour cette forme musicale. En dehors des exemples déjà cités, on pourra néanmoins retenir l'utilisation remarquable de la valse dans les films suivants : Jules et Jim (Truffaut, 1961), Les Tribulations d'un Chinois en Chine (De Broca, 1965), Le Roi de Coeur (De Broca, 1966), La Petite Vertu (Korber, 1968) ou encore Le Dernier métro (Truffaut, 1980).


Jacky Dupont

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-Eté 2001)

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