Muriel ou le temps d'un retour
Rien n’est ordinaire dans ce troisième long métrage d’Alain Resnais et pourtant tout est si banal. Nous sommes loin de l’exotisme tragique de la rencontre amoureuse des deux traumatisés de Nevers et Hiroshima, et les labyrinthes barroco-surréalistes dans lesquels se déploie la nouvelle reine Christine de L’année dernière à Marienbad mènent tout droit dans la cuisine d’un immeuble de la reconstruction d’un Boulogne-sur-Mer sans grand cachet. C’est là que dorénavant officie notre nouvelle Garbo d’alors, où commentaires sur le poulet chasseur, l’approvisionnement en produits frais, les dettes de jeu rythment la vie d’une antiquaire de province à peine agitée par le retour d’un improbable amour dejeunesse. Pendant ce temps, la France profonde et silencieuse panse ses plaies d’une guerre d’Algérie qui résonne encore dans la tête du protagoniste par les cris de la jeune algérienne Muriel torturée. Rien de démonstratif dans tout cela mais du “non-dit”, en revanche, à revendre.
C’est donc dans ce contexte en voie d’aseptisation où la tentation de l’amnésie guette la ville entière qu’Alain Resnais choisit de faire entendre une voix discordante sous la forme des compositions de Hans Werner Henze. Musique savante pour un décor prosaïque et une action familière : les rues de Boulogne, la nuit, sur le chemin qui mène l’héroïne à la gare. Le contraste d’entrée de jeu saisit le spectateur. La voix de Rita Streich dramatise la bande visuelle artificiellement (pense-t-on) ; et comme si ce décalage entre l’espace visuel ne suffisait pas, Alain Resnais choisit d’apporter la contradiction y compris au cœur du montage. Quelques instant après en effet, dans le buffet de la gareoù elle retrouve le couple d’arrivants, chaque action, chaque dialogue est ponctué par un accord au clavecin. Françoise, la nouvelle venue cherche-t-elle l’argent pour payer l’addition : un accord. Et lorsque Hélène (Delphine Seyrig) objecte “Laissez-moi faire” suit un second accord. Un plan succède avec une légère ellipse temporelle : le troisième accord enchaîné dans la continuité, indifférent au temps et au montage. La musique d’Henze tente d’introduire une nouvelle temporalité, de substituer un nouveau montage, d’instaurer son propre discours.
Il en va ainsi pour l’ensemble du film où accords égrenés à contretemps (de l’image) ou les interventions vocales de la cantatrice, où accords sourds apportent le contrepoint nécessaire à une ville qui se rendort ; à l’exception du héros Bernard dont l’inquiétude à chaque instant, à chaque coin de rue se lit sur son visage. Henze, à sa manière, par la dramatisation qu’il confère aux images les plus communes rejoint via l’inquiétude du héros, celle d’Alain Resnais et de son scénariste, l’écrivain Jean Cayrol (auteurs également de Nuit et brouillard) soucieux que l’oubli ne s’installe pas dans les rues de Boulogne reconstruites à l’image des anciens camps que la verdure recouvre progressivement. “Je choisis toujours ma musique en fonction de mes personnages - confie le cinéaste. La musique de Muriel correspondait à l’idée d’un temps morcelé, éclaté, vécu par des personnages en situation complètement instable.”
“Qu’est-ce-qu’on attend pour être heureux ?” diffuse une voiture publicitaire. A la question de Ray Ventura et de ses Collégiens, la chanson d’un invité intitulée “Déjà” (de Paul Colline et Paul Maye) ne se contente pas de clore le banquet, elle rappelle à ses auditeurs l’importance du temps qui passe et de sa mémoire. Elle rejoint en cela la cantate d’Henze : “Trop de bois mort dans notre souvenir. Et le bois vert éteint le feu”. Chanson populaire et musique savante font ainsi bon ménage dans leur propos aussi bien que dans leur artificialité. Notons enfin le piano entendu dans un bar de Boulogne qui n’est autre que le thème de Tirez sur le pianiste de François Truffaut, composé par Georges Delerue, “Jujuk day”.
Jean-Louis Libois
Maître de conférences
En études cinématographiques
Université de Caen
LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-Eté 2001)
Jean-Louis Libois
Maître de conférences
En études cinématographiques
Université de Caen
LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-Eté 2001)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire