vendredi 15 juillet 2011

La complainte des Spectres : les musiques des films de Tim Burton




Huit films en quinze ans, l’œuvre de Tim Burton a lentement imposé son style musical. Au-delà de Sleepy Hollow (1999), il convient de s’attarder sur la collaboration entre le cinéaste et son compositeur de prédilection : Danny Elfman. A l’exception d’ Ed Wood (1995) – mis en musique par Howard Shore, Elfman est devenu l’alter ego musical du cinéaste, collaborateur prépondérant, l’un des principaux auteurs de Nightmare Before Christmas (L’étrange Noël de Mr Jack, 1993). Une association fructueuse qui s’articule autour d’orientations esthétiques précises, ancrées de manière particulière au sein de la généalogie de la musique hollywoodienne.



Le cinéma de Tim Burton est référentiel, irrigué en superficie par des formes d’expressions cinématographiques antérieures, fortement influencé par une iconographie baroque et expressionniste provenant du fantastique des années 30 à 50 (James Whale, Roger Corman, Terence Fisher…). Rien d’extraordinaire donc à ce que les partitions de Danny Elfman cultivent ce goût de l’exercice de style, multipliant elles aussi les hommages musicaux.




Elfman suit plus ou moins consciemment les traces de ses aînés, son ascendance étant à chercher dans les codes narratifs de la musique hollywoodienne pratiquée jadis par Max Steiner (King Kong, Schoedsack 1933), Franz Waxman (The Bride of Frankenstein La Fiancée de Frankenstein, Whale 1935) ou Bernard Herrmann (The 7th Voyage of Sinbad Le 7eme Voyage de Sinbad, Juran 1958).
La musique de film obéit à un processus créatif identique aux autres formes d’expression cinématographique. Ce faisant, on peut rarement parler de création ex nihilo. Mais une œuvre nourrie de références visuelles, narratives et musicales n’exclut pas la naissance et la maturation d’un univers autonome et personnel.
Par leur adhérence à une tradition musicale identifiable, les musiques de Danny Elfman sont conventionnelles. Ce n’est pas un défaut en soi. Les partitions du compositeur s’échafaudent sur le mode de la profusion : multiplicité des thèmes, emploi de motifs récurrents, nombreuses ruptures de ton (mélange de cocasse et de terreur), interpénétration des formes populaires (valses, mambos, chansons…). A d’autres moments, le cinéma de Tim Burton appelle une écriture musicale dramatique et descriptive influencée par les ballets fantastiques de Tchaïkovski, Prokofiev ou Stravinsky.
Les partitions d’Elfman semblent faire feu de tout bois. Par intégration d’éléments musicaux hétéroclites, la démarche est avant tout baroque. Toutefois, compositeur et cinéaste ont orienté leur travail dans deux directions différentes, chacune possédant sa coloration musicale particulière.




Pastiches et hommages Où il convient de trouver ses marques. Dès l’origine, les partitions de Pee Wee Big Adventure (1985) et Beetlejuice (1988) inscrivent le travail des deux collaborateurs dans un courant postmoderne du cinéma américain des années 80. Les apparences sont trompeuses. Pourtant, le travail de Burton et Elfman se développe parallèlement au symphonisme de John Williams pour Steven Spielberg. Simplement, Danny Elfman cultive un goût prononcé pour les atmosphères fantastiques horrifiques, chargées de tension. Les collaborations entre Angelo Badalamenti et David Lynch, Carter Burwell et les frères Coen répondent à des motivations différentes, sans doute plus expérimentales, en tout cas moins traditionnelles.
Danny Elfman conçoit la musique de film comme un scénario musical parallèle. Son rôle est avant tout narratif. Ensuite, tout est affaire de style, de goûts musicaux divergents. A ses débuts, la collaboration Elfman/Burton vise une reconnaissance musicale immédiate à travers des citations à peine déguisées.



Ces premières partitions (Pee Wee Big Adventure, Beetlejuice) jouent avec la culture cinéphile du spectateur pour créer un effet de distanciation entre le film et son public. La dimension référentielle de l’œuvre recherche l’identification. On peut parler de second degré. La musique se fait alors outil de connivence entre le cinéaste et le public. Dès Pee Wee Big Adventure, l’hommage au style robuste de Nino Rota impose malgré tout ses limites ; car il reste un habile pastiche. Si la référence marque en son temps par sa fraîcheur et son caractère incongru au sein d’une comédie américaine grand public, l’idée tombe sous le sens de la mise en scène de Burton et du jeu outré de Paul Rubens/Pee Wee, clown tout de gris vêtu, évoluant dans une iconographie fantasmagorique et comique en partie inspirée par Federico Fellini.



L’affection du compositeur pour les ritournelles de cirque obsédantes, les orchestrations incongrues et fantastiques trouvent matière à s’exprimer davantage dans Beetlejuice, à travers une écriture foisonnante, plus complexe. Surgit cette fois-ci le goût du cinéaste pour l’expressionnisme macabre, à peine ébauché dans les séquences de cauchemar de Pee Wee Big Adventure. Le compositeur saisit l’occasion et entremêle avec énergie mélopées de foires, rythmes latins et orchestrations évanescentes dans lesquelles affleure en filigrane l’une des influences majeures du compositeur : Bernard Herrmann.




L’hommage sera par la suite délibérément entretenu, de la manière la plus lisible qui soit : le crescendo entraînant du générique de Mars Attacks ! (1997) fonde l’essentiel de son orchestration (thérémin, ondes martenot) sur le style du Bernard Herrmann de The Day The Earth Stood Still (Le Jour où la Terre s’arrêta, Wise 1951).
Dans certaines scènes de Beetlejuice ou des deux Batman, on notera également l’emploi du mickey-mousing (ponctuation musicale imitative) cher au Max Steiner de King Kong ou de The Beast With Five Fingers (La Bête aux cinq doigts, Robert Florey - 1946). La technique est alors utilisée à la manière d’un effet formaliste, d’une façon d’ancrer un peu plus l’univers du cinéaste dans une chronologie antérieure du cinéma.
Mais au-delà de ces premières tentatives, l’univers des deux collaborateurs commence à trouver ses marques. Si la collaboration Elfman/Burton puisait sa force dans la conjonction artistique de deux tempéraments diamétralement opposés, Danny Elfman puise son inspiration à travers des goûts musicaux et cinématographiques partagés avec Tim Burton.
Venant de la pop, sa formation demeure avant tout celle d’un autodidacte. Burton le découvre en assistant à l’un des concerts de son groupe Oingo-Boingo : « Je l’avais vu jouer dans son groupe de rock et il se dégageait de ses spectacles une telle théâtralité que je m’étais dit qu’il serait le collaborateur idéal pour les histoires que je voulais raconter » (Positif n˚379, septembre 1992).
Elfman s’affirme plus particulièrement dans les mélodies douce-amères et mélancoliques. Ténèbres et solitude constitueront ensuite les clés de leur plus belles réussites.


Une direction plus personnelle Ce goût pour les ambiances crépusculaires peuplées de créatures solitaires et pathétiques va s’exprimer dès Batman (1989), partition kaléidoscopique d’inspiration épique, plus grande que nature. On retrouve ici et là les ritournelles de cirque qui accompagnent le Joker. Mais, cette fois, Elfman et Burton œuvrent sur un mode colossal. Ce qui n’exclut pas des nuances ponctuelles. Et en écho à la stylisation extrême des décors, de la lumière et des cadrages, la musique contribue à la dimension fantastique et onirique de l’opus. Danny Elfman n’œuvre pas dans le contrepoint, mais son approche “illustrative” permet aux effets de la mise en scène d’être ressentis pleinement. Comme en témoigne le crescendo orchestral annonçant le thème martial du générique, ou encore la mélodie tragique, aria sans paroles réunissant le Pingouin et ses parents sur la tombe de ces derniers dans Batman Returns (Batman le défi - 1992). L’univers gothique et ténébreux de Gotham City est appréhendé par le compositeur comme un opéra, ou plutôt comme un mélodrame au sens fort : la musique ponctue en permanence l’action et les dialogues, confère sentiments et émotions à la galerie de monstres pathétiques ou solitaires entourant Batman/Bruce Wayne.



La musique trouve son originalité et sa profondeur expressive lorsqu’elle supplée les visions féeriques du cinéaste. Pour Edward Scissorhands (Edward aux mains d’argent - 1990) et L’étrange Noël de M. Jack, musique et narration se fondent de la manière la plus parfaite qui soit.
Edward est un être introverti, isolé de tous. Sa découverte du monde quotidien se solde par un échec total, une retraite dans son univers originel. Dès le générique, c’est une belle mélodie orchestrée pour chœurs d’enfants, accompagnée par la harpe et les carillons qui expriment l’innocence, le désarroi du candide solitaire abandonné à la suite du décès de son inventeur. Succède alors l’émerveillement consécutif à l’adoption d’Edward par la famille américaine type.



Tout au long du film, Elfman conçoit la partition comme l’affrontement de deux orchestres distincts : d’une part, la musique céleste et féerique d’Edward ; de l’autre, les rythmes et mélodies sautillantes de la banlieue superficielle, traités sur le mode du cartoon. La cruauté et les préjugés des habitants détruiront les premiers instants d’émerveillement : Edward est rejeté par la communauté qui l’a accueilli. Le thème musical éthéré se déstructure, violenté par les rythmes à deux temps et la masse orchestrale agressive, avant de trouver manière à s’épancher pleinement lors du grand finale libérateur, tandis que la neige recouvre éternellement la ville médiocre du monde d’en bas.
Davantage que l’image, c’est l’épanouissement lyrique du thème choral investissant tout l’espace sonore qui valide la survivance du merveilleux au sein de l’entourage d’Edward.




Affrontements et transformations Dans le finale de L’étrange Noël de M. Jack, la sonorité joyeuse des clochettes de Noël rejoignant les orchestrations âpres et grinçantes du pays de Halloween, la modulation de mineur à majeur célèbre dans une même communion musicale l’hommage du monde païen au monde chrétien et ordonné, menacé un instant par l’enlèvement du père Noël. A d’autres moments, musiques et chansons s’entremêlent en permanence, véritable célébration de la monstruosité. On pense alors à l’expérience de comédie musicale macabre tentée par Stephen Sondheim avec Sweeney Todd. Je ne suis jamais aussi heureux qu’avec une mélodie tragique” (Soundtrack Magazine, Septembre 1992). Lentement, Danny Elfman va instaurer une dialectique subtile fondée sur l’antagonisme entre thèmes mélancoliques et mélodies faussement enjouées. Ainsi, dans Batman le défi, la marche belliqueuse de Batman est entrelacée au thème romantique de Catwoman, cité de manière flamboyante lors de la transformation de Michelle Pfeiffer en fantôme sensuel. Cette interaction profonde entre mélodies et personnages est également au cœur de la partition de Sleepy Hollow, l’œuvre la plus ambitieuse de Danny Elfman à ce jour.

L’aboutissement d’un style Les deux Batman ou L’étrange Noël de M. Jack multipliaient thèmes et motifs. Sur le plan formel, la partition de Sleepy HoIlow se déroule de manière organique à partir d’un seul thème : la pastorale funèbre, emblème de la ville maudite, exposée dans son intégralité durant le générique.

Elle accompagne Ichabod Crane qui abandonne l’univers citadin et ordonné de New York pour les contrées brumeuses de Sleepy Hollow. Mais, en quittant la grande métropole, Crane retourne vers la terre primitive peuplée de légendes et de superstitions.
Annonciateur de mystères, le thème principal ancre l’action dans sa topographie gothique. Mais il se dédouble pour accompagner les terrifiants assauts du Cavalier sans tête, orchestré cette fois-ci de manière terrifiante, gigantesque, avec force de cuivres déchaînés, percussions et chœurs mâles, dans un style paroxystique et dissonant proche de James Bernard, le compositeur de la Hammer.
Le périple physique d’Ichabod est aussi un voyage intérieur. Crane pratique la médecine. Cartésien, il ne croît pas au surnaturel. Son regard est tourné vers l’aube d’un XIXeme siècle technologique, abandonnant superstitions et légendes aux communautés crédules de la campagne et de la frontière américaine en expansion.



Le cavalier fantomatique surgi de l’enfer validera à ses yeux l’existence du Mal. L’affrontement lie physiquement les deux personnages. Par conséquent, Ichabod Crane et le Cavalier partagent le même thème. Ensuite, tout est question de variations et d’orchestrations. Carillons et voix d’enfants transforment la texture du thème au fur et à mesure des réminiscences cauchemardesques du personnage.
La pastorale lugubre, par certaines permutations orchestrales, devient également le thème d’Ichabod et Katrina Van Tassel, qui unit les deux amants sous le sceau héraldique de la malédiction pesant sur la famille Van Tassel.
L’usage d’un leitmotiv presque unique traversant le film de manière transversale, le commentaire musical quasi ininterrompu privilégié par le mixage, tout en renvoyant àl’opéra de la fin du XIXème siècle, parachève l’ensemble et confère véritablement au film sa dimension épique, à contre-courant d’une bonne partie de la musique hollywoodienne contemporaine.




Par les moyens mis en œuvre, la musique de Sleepy Hollow marque l’aboutissement et la maturation d’une collaboration fructueuse. Aujourd’hui, les influences herrmaniennes et steinériennes sont assimilées par le compositeur. Tim Burton possède un univers, entretient des correspondances thématiques d’un film à l’autre. Ce faisant, on peut légitimement revendiquer un son propre à Danny Elfman. L’écriture épurée, voire simpliste, de Pee Wee Big Adventure ou Beetlejuice cède la place dans Sleepy Hollow à une écriture plus complexe. La dialectique image/narration se fait plus exigeante, et surtout plus ambitieuse. In fine, les pastiches cinéphiliques laissent maintenant s’épanouir un univers autonome, traversé de chauves-souris solitaires, de squelettes filiformes ou de cavaliers spectraux accomplissant leur vengeance sous la lumière exangue de la lune silencieuse.


Christian Lauliac

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°2 (Printemps-Eté 2000)


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