HOMMAGE A BERNARD HERRMANN
Au début des années 60, le développement de nouveaux procédés techniques dans le domaine de l’image et du son ont ouvert une nouvelle ère dans l’histoire du cinéma. Des films à grand spectacle ont vu le jour, dotés de budgets impressionnants, pourvus d’effets spéciaux, capables d’exploiter les possibilités offertes par le cinémascope et la stéréo. La musique faisait partie intégrante de ce dispositif et il était nécessaire qu’elle s’inscrive dans cette dynamique.
Jason and The Argonauts (Jason et les Argonautes Don Chaffey, 1963) est le troisième titre d’une série de films fantastiques dont Bernard Herrmann a signé la musique pour Columbia. Compositeur fétiche d’Alfred Hitchcock jusqu’à Marnie (Pas de printemps pour Marnie, 1964), donc spécialisé en soit dans le suspense, Herrmann a pourtant réussi, en quelques années, à se tailler une réputation dans un domaine très différent. Après The 7th Voyage of Sinbad (Le 7e Voyage de Sinbad Nathan Juran, 1958) et The 3 Worlds of Gulliver (Les Voyages de Gulliver Jack Sher, 1959), il a collaboré pour la troisième fois avec le producteur Charles H. Schneer et le créateur d’effets spéciaux Ray Harryhausen.
A la fin des années 50 et au début de la décennie suivante, deux genres étaient particulièrement en vogue à Hollywood : le péplum et le film fantastique. En l’espace de quelques années, des superproductions en cinémascope prenant pour sujet un épisode de l’antiquité ont connu un grand succès, de The Ten Commandments (Les Dix Commandements Cecil B. DeMille, 1956) à Cleopatra (Cleopâtre Joseph L. Mankiewicz, 1963), en passant par Ben Hur (William Wyler, 1959), Spartacus (Stanley Kubrick, 1960) et Barabbas (Richard Fleischer, 1962).
En même temps, le développement des effets spéciaux a permis l’essor de toutes sortes de films fantastiques, que ce soient des adaptations de classiques de la littérature, des œuvres de science-fiction, ou encore de films d’horreur mettant en scène des insectes géants, The Time Machine (La Machine à explorer le temps George Pal, 1960) ou Mysterious Island (L’Ile mystérieuse Cy Endfield, 1961) le disputant à Them ! (Des Monstres attaquent la ville Gordon Douglas, 1954) et à Tarentula (Tarantula Jack Arnold, 1955).
Jason et les Argonautes se situe au croisement de ces tendances, si bien qu’il est difficile de lui assigner un genre. Comme le note Laure Gontier : “Film d’aventures ? Fresque historique ? Epopée fantastique ? ou bien péplum ? Jason et les Argonautes résiste à tous les classements .(…) A la croisée des modes du début des années 60, le film est très représentatif de son époque” (1).
Tourné en Italie, c’est l’un des films les plus spectaculaires de l’époque. Les effets spéciaux étaient particulièrement nombreux et complexes, les scènes les plus marquantes étant les combats contre Talos, les Harpies, l’Hydre et les squelettes. Pour les réaliser, Ray Harryhausen a eu recours au procédé “Dynamation” qu’il a lui-même mis au point et qu’il avait déjà utilisé pour Le 7e Voyage de Sinbad en 1958.
Si ce film brille par son invention visuelle, il doit également son éclat à la partition majestueuse de Bernard Herrmann qui vient renforcer le côté spectaculaire des effets spéciaux. Sans cette musique cadencée et imposante, aux accents militaires, le film perdrait de son pouvoir de fascination. Laure Gontier souligne ce rôle déterminant du score : “Que serait Jason sans ce générique, qui dès les premières images, et surtout dès les premières notes, nous plonge dans le climat des batailles de l’Antiquité ?” (2), tout comme Christopher Palmer, qui considère que “les effets spéciaux ont inspiré à Herrmann une musique qui souligne chaque aspect du monstre (…) ses mouvements, son apparence, même les sons qu’il produit” (3). Alain Lacombe parle même de “drame sonore expressionniste” (4) et va plus loin en avançant l’idée qu’elle “détourne l’attention des imperfections technologiques (dont un certain nombre étaient inévitables)” (5).
Pourtant, tous les critiques ne louent pas cet incroyable “déluge de notes et d’instruments (qui) souligne chaque rebondissement” (6). En effet, certains reprochent en effet à Herrmann son manque d’inventivité, voir le simplisme de ses compositions. Steven C. Smith y voit la bande-son “la plus monochrome et la moins originale de son travail pour Harryhausen” (7). Il lui reproche de s’être contenté de recycler des éléments d’œuvres antérieures, même s’il accorde que le résultat “fonctionne bien en tant que drame musical” (8). Si elle s’inscrit dans la tradition classique pour laquelle la musique doit ponctuer les moments forts de l’action et renforcer la structure de l’œuvre, tout en contribuant à souligner les émotions suscitées par les images, la partition de Bernard Herrmann (9) tire son originalité du choix des instruments : au lieu d’utiliser un orchestre symphonique classique, rassemblant une grande diversité d’instruments, il a décidé de supprimer totalement les cordes, et a formé un orchestre composé uniquement d’instruments à vent et de percussions :
“Quatre flûtes et piccolos, six hautbois, six cors anglais, six clarinettes, six bassons et contrebassons, huit cors d’harmonie, quatre trompettes, six trombones et quatre tubas : ainsi se compose la particulièrement volumineuse section des instruments à vent. Côté percussions, on ne compte pas moins de vingt-six instruments différents,ainsi que deux groupes de cinq timbales chacun. Différentes sortes de cymbales sont là, accompagnées par plusieurs tam-tams, des tambourins, des carillons, des caisses claires de diverses tailles, des vibraphones, des castagnettes, des xylophones, des triangles et bien d’autres encore. Quelque part dans la fosse, Bernard Herrmann trouve même la place pour quatre harpes ! De nombreux effets de stéréo sont réalisés entre les différents groupes d’instruments: à un bout de la pièce, les cors répondent aux trompettes à l’autre bout, ou bien c’est un coup de cymbale qui surgit d’un coin de l’orchestre. Hélas, toutes ces trouvailles voient leur portée considérablement réduite quand la musique est transposée sur la bande magnétique du film en son mono, c’est-à-dire pas à même de restituer la totalité de ces effets sonores. Quoi qu’il en soit, le résultat est d’une richesse et d’une poésie incontestables et légitime bien un tel déploiement d’énergie” (10).
Lacombe explique que pour rompre avec la pure et simple fonction d’illustration, Herrmann a joué à la fois sur la dimension et l’organisation de l’orchestre, et sur la recherche sur les timbres (11). Pour lui, “dans un genre surcodé comme le cinéma fantastique, les partitions de Bernard Herrmann émergeaient comme autant demanipulations sonores d’un monde phantasmatique et mythique” (12). Suffisamment simple pour marquer la mémoire auditive des spectateurs, et suffisamment variéepour éviter la monotonie, la musique se met parfaitement au service du film tout en conservant son originalité.
Exprimant l’orgueil, la pompe, l’extravagance, elle permet de souligner la dimension héroïque de l’action. Très présente dans le film, partie intégrante de son esthétique hyperbolique, la musique de Bernard Herrmann est fondée sur un thème principal, récurrent, et une variété de thèmes secondaires correspondant aux divers épisodes marquants. Le thème principal aux accents guerriers et conquérants, qui sonne comme une marche militaire très cadencée, fière et orgueilleuse, correspond à la détermination de Jason, à la volonté de son équipage, et à leur progression tout au long du voyage. Il sert à relier les différentes étapes de l’avancée de l’Argo. Randall D. Larson voit deux autres thèmes : “le thème mystique de l’Olympe, qui accompagne les activités manipulatrices des dieux grecs ; et le thème amoureux pour flûtes et cuivres mélodieux, que l’on entend pendant les scènes de romance entre Jason et Médée” (13). Cependant, ces deux thèmes n’ont pas le même rôle structurant que le thème du voyage. On ne les entend pas d’un bout à l’autre du film. Ils ne servent pas de fil conducteur qui accompagne le spectateur tout au long de l’aventure. Ils sont plutôt associés à des moments précis, à des étapes du périple. Par ailleurs, ce qu’il nomme le thème de l’Olympe se résume à quelques notes de harpes marquant l’apparition d’un dieu ou plutôt d’une déesse. La richesse de la partition tient en effet précisément à la diversité des thèmes secondaires, qui suivent et illustrent chaque épisode du voyage.
Essentiellement extradiégétique, la musique a un rôle à la fois narratif et thématique : elle soutient la structure du film, souligne l’action et développe le côté émotionnel et affectif en renforçant des impressions créées visuellement (en particulier la terreur et l’admiration, qui constituent les deux pôles émotionnels du film). Elle sert à souligner les contrastes et les antithèses. Le film tout entier est construit sur une dialectique de la crainte et du courage, du naturel et du surnaturel, des hommes et des dieux, de la mer et de la terre, du proche et du lointain, du masculin et du féminin. Voyage initiatique et exploratoire, il s’articule autour d’une série d’épisodes de combats et de dangers qui marquent les étapes nécessaires dans le voyage de Jason vers la Toison d’or : le combat contre Talos, le géant de métal qui garde le trésor d’Héphaïstos ; les Harpies, monstres au corps d’oiseau et à tête de femme, qui harcèlent l’aveugle Phinéas ; la traversée des Rochers Fracas ; et enfin, le combat contre l’Hydre, créature effroyable qui garde la Toison d’Or, et les soldats-squelettes issus de ses dents. De plus, le film est construit sur une alternance de calme et d’action, de repos et de lutte, de répit et d’agitation. Le rythme binaire souligne ainsi le caractère cyclique et récurrent des épreuves et des combats. L’intensité de ces derniers va crescendo, depuis la courte scène de massacre au début jusqu’à l’affrontement final contre les squelettes : ils sont de plus en plus longs, difficiles et incessants. La musique de Bernard Herrmann se fait donc de plus en plus présente et intense.
(1) Laure Gontier, “Jason et les Argonautes”, Ed. Dreamland, Paris, 2000, p. 4.
(2) Ibid, p. 36
(3) Christopher Palmer, “The Composer in Hollywood”, Marion Boyars, Londres, 1990, p. 268.
(4) Alain Lacombe, “Hollywood Rhapsody : l’âge d’or de la musique de film à Hollywood”, Jobert Transatlantiques, Paris, 1983, p. 179.
(5) Ibid.
(6) Laure Gontier, op. cité, p. 39.
(7) Steven C. Smith, “A Heart at Fire’s Center : The Life and Music of Bernard Herrmann”, University of California Press, Berkeley/Los Angeles, 1991, p. 255.
(8) Ibid, p. 256.
(9) Cette étude s’appuie sur la musique du film produite et éditée par Douglass Fake en 1999, Jason and The Argonauts (World Premiere Recording) CD Intrada (Direction musicale : Bruce Broughton, Interprétation : Orchestre Symphonique de Londres, 1999). La bande originale est ainsi divisée en 29 pistes, de longueur inégale (de 33 secondes à 4’33). La durée totale de l’enregistrement est de 62’48.
(10) Laure Gontier, op. cité, p. 29.
(11) Alain Lacombe, op. cité, p. 179.
(12) Ibid.
(13) Randall D.Larson, “Musique Fantastique : A Survey of Film Music in The Fantastic Cinema”, Scarecrow Press, Metuchen (N.J.)/Londres, 1985, p. 122.
(2) Ibid, p. 36
(3) Christopher Palmer, “The Composer in Hollywood”, Marion Boyars, Londres, 1990, p. 268.
(4) Alain Lacombe, “Hollywood Rhapsody : l’âge d’or de la musique de film à Hollywood”, Jobert Transatlantiques, Paris, 1983, p. 179.
(5) Ibid.
(6) Laure Gontier, op. cité, p. 39.
(7) Steven C. Smith, “A Heart at Fire’s Center : The Life and Music of Bernard Herrmann”, University of California Press, Berkeley/Los Angeles, 1991, p. 255.
(8) Ibid, p. 256.
(9) Cette étude s’appuie sur la musique du film produite et éditée par Douglass Fake en 1999, Jason and The Argonauts (World Premiere Recording) CD Intrada (Direction musicale : Bruce Broughton, Interprétation : Orchestre Symphonique de Londres, 1999). La bande originale est ainsi divisée en 29 pistes, de longueur inégale (de 33 secondes à 4’33). La durée totale de l’enregistrement est de 62’48.
(10) Laure Gontier, op. cité, p. 29.
(11) Alain Lacombe, op. cité, p. 179.
(12) Ibid.
(13) Randall D.Larson, “Musique Fantastique : A Survey of Film Music in The Fantastic Cinema”, Scarecrow Press, Metuchen (N.J.)/Londres, 1985, p. 122.
Christophe Repplinger
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