samedi 29 novembre 2008

La Splendeur des Amberson

La dernière valse

The Magnificent Ambersons
(La Splendeur des Amberson, 1942) est l’adaptation d’un roman de Booth Tarkington, publié en 1918. Welles l’avait déjà adapté sous forme de pièce radiophonique en octobre 1939. Après avoir achevé Citizen Kane (1940), le cinéaste chercha longtemps un projet digne de succéder à son brillant coup d’essai. Pressé par la R.K.O. et désireux d’adapter “La Splendeur des Amberson” au cinéma, il renégocia avec le studio un contrat nettement moins avantageux que celui dont il avait bénéficié pour son premier film. À cette occasion, il avait eu en effet un droit de regard sur la distribution, le scénario et, surtout, avait disposé du “final cut”, qu’il perdit pour son deuxième film. Les prises de vues terminées, en janvier 1942, le département d’état demanda au cinéaste de tourner son œuvre suivante en Amérique du Sud : les États-Unis venaient d’entrer en guerre et il s’agissait de développer les relations diplomatiques avec le reste du continent américain. Orson Welles partit au Brésil en février pour pouvoir y filmer le carnaval, alors que le montage de La Splendeur des Amberson n’était pas achevé. Tournant ce qui devait constituer le segment central du film It’s All True (1943), il communiqua avec le réalisateur Robert Wise, à l’époque monteur pour la R.K.O. Celui-ci assembla un premier montage de 131 minutes en suivant les directives d’Orson Welles et, en même temps, une description du film, plan par plan, fut transmise
en suivant ce premier montage au jeune réalisateur par voie maritime. Il fut décidé que cette première version serait déjà montrée, alors même qu’elle n’était en aucun cas définitive.


La projection eut lieu en mars 1942. Elle fut désastreuse. Afin d’éviter un gouffre financier, le studio utilisa son droit au “final cut” pour raccourcir le film : 50 minutes du métrage filmé par Welles furent supprimées, des séquences furent retournées. La Splendeur des Amberson, qui sortit en juin 1942, ne durait plus que 88 minutes, et une importante partie de la partition composée par Herrmann se trouva du même coup supprimée.


À l’écoute de la musique dans le film, l’influence européenne frappe avant tout : à l’instar de la haute société américaine présentée dans le récit, qui reproduit les usages, les conventions, l’hypocrisie de la vieille Europe - ce qu’on retrouvera cinquante ans plus tard dans The Age of Innocence (Le Temps de l’innocence, 1993) de Martin Scorsese, dont l’action se situe dans la haute-bourgeoisie new-yorkaise à la fin du XIXème siècle - la musique, non seulement intra-diégétique (pendant les séquences de bal et de réception), mais aussi extra-diégétique, fait ressortir clairement l’influence des valses allemandes et françaises. Un compositeur, un peu oublié aujourd’hui, est cité ainsi à travers une de ses œuvres les plus célèbres. Il s’agit de Emile Waldteufel (1837-1915), d’origine strasbourgeoise, auteur de valses et de polkas, dans la tradition des Strauss.


La dimension festive, presque enjouée de cette musique n’en occulte pas pour autant l’aspect nostalgique : cette société qui s’amuse n’en brille pas moins de ses derniers feux. Déjà l’industrialisation est en marche, représentée par le personnage joué par Joseph Cotten, inventeur de son état, qui introduit dans sa ville cette invention curieuse qu’est l’automobile. La première séquence du film insiste d’ailleurs sur la répétition des mêmes actions, des mêmes rituels, d’année en année, en suggérant déjà, implicitement, que cette dimension cyclique du temps qui passe va s’estomper, pour laisser place à un déroulement chronologique, signifiant que cette ville jusque là “hors du temps”, préservée, ne va pas échapper à l’arrivée bruyante et meurtrière du XXème siècle.


Comme l’a bien remarqué Christopher Husted de l’Université de Californie dans son remarquable texte accompagnant l’enregistrement de la partition du compositeur, la construction du film s’organise autour du principe binaire et dialectique des départs et des retours, témoignant des succès des uns (surtout Eugene Morgan, le personnage joué par Joseph Cotten) et de la déchéance des autres (les Amberson). À cette construction correspond le principe organisateur de la musique. À savoir une suite de variations autour du thème “Toujours ou jamais” de Waldteufel, qui ponctuent le film, comme pour faire à chaque fois un bilan de la situation des personnages principaux, organisés eux aussi sur un mode binaire : les Morgan d’un côté. Eugene, sa fille Lucy, et ce qu’ils symbolisent le progrès ; les Amberson-Winifer de l’autre. Isabelle, George, le Major, l’oncle et la tante de George, vestiges d’une époque vouée à disparaître. D’ailleurs, au succès d’Eugene Morgan répond la déchéance des Amberson - Winifer, déjà amorcée par le mariage d’Isabelle, la fille du Major Amberson. Un mariage davantage dicté par une déception occasionnée par Eugene (il est tombé sur une contrebasse en faisant donner une sérénade à la femme qu’il aime !) que par une inclination profonde.
C’est en effet un thème enjoué, presque sautillant, qui accompagne l’automobile d’Eugene qui avance fièrement dans les rues de la petite ville, comme pour signifier que c’est elle qui mène la danse à présent, que c’est elle l’élément "moteur", dans tous les sens de l’expression (dans l’économie locale et globale, comme dans le récit). Il est significatif d’ailleurs qu’à partir de ce moment les séquences de bal soient totalement absentes du film, parce que le retour d’Eugene, après une longue absence, une fois célébré, provoque des bouleversements qui n’ont rien de festif. C’est en effet la dernière fois que l’atmosphère se caractérise par une impression d'innocence, de pureté retrouvée pour un bref moment, matérialisée par la séquence des jeux dans la neige.
Tout cela finit au moment où George, totalement inconscient des changements qui vont se produire dans le pays comme dans la ville, déclare solennellement à Lucy, la fille d’Eugene Morgan, qu’il aime pourtant, que l’idée de travailler a tout pour lui de la déchéance. George va même jusqu’à déclarer devant Eugene, Lucy et Isabelle que “les automobiles sont un fléau”. Mais Eugene, habile à désamorcer la provocation, et lucide, également, déclare que le jeune garçon a raison, avant, tout de même, de prendre congé.


Après cette séquence, l’atmosphère et la musique s’assombrissent, les thèmes de Bernard Herrmann s’éloignent de l’inspiration viennoise et française, et annoncent déjà les fameuses partitions hitchcockiennes, en accord avec la bifurcation du récit vers le mélodrame presque criminel, George étant amené à détruire la vie de sa mère et la sienne à cause de sa jalousie et de son refus de voir celle-ci se remarier avec Eugene. La contamination du récit par l’esthétique et les péripéties de ce nouveau genre se traduit donc dans la musique, plus sourde, insidieuse, en retrait, mais lourde des menaces et des catastrophes qui s’annoncent. La bonhomie, l’aspect presqu’enfantin des jeux dans la neige laisse place aux conciliabules dans l’escalier circulaire, qui devient l’espace central du récit et abrite des personnages qui s’espionnent, s’épient. Cet escalier qui symbolise la magnificence et la puissance de cette famille devient le lieu des trahisons, des confessions douloureuses arrachées comme sous la torture; il représente aussi la barrière symbolique et physique, qui sépare Eugene d’Isabelle.

Si celui-ci peut en effet librement pénétrer dans la maison, en tant que vieil ami de la famille, il ne peut, au nom de la bienséance, gravir cet escalier qui mène à la chambre de la femme qu’il aime alors que celle-ci, prisonnière, doit choisir entre l’amour pour son fils et son amour pour Eugene. À cette occasion, la musique de Bernard Herrmann épouse les déplacements des personnages et les évolutions de la caméra ; elle se fait sinueuse, presque serpentine, comme pour montrer que George, d’enfant gâté, devient manipulateur, refusant de prévenir sa mère de la présence d’Eugene, torturant psychologiquement sa pauvre Tante Fanny, la sœur de son père, vieille fille amoureuse d’Eugene Morgan depuis très longtemps. Dans cette séquence, la circularité du thème de Bernard Herrmann renvoie tout autant au lieu dans lequel se déroule la confession qu’à la vie de Fanny, toujours restée la même, cette “pauvre tante Fanny”, comme elle le répète elle-même, presqu’hystérique, qui n’a jamais évolué et dont la vie a toujours fait du “surplace”, à tel point que les frustrations répétées la conduisent au bord de la folie.

La musique de Bernard Herrmann parvient même, dans cette séquence précise, à susciter une impression d’irrémédiable, comme un point de non-retour atteint. Ce qui vient confirmer la séquence au cours de laquelle George pousse sa mère à rompre avec Eugene, une deuxième fois, sans retour en arrière possible, alors qu'elle vient de recevoir de ce dernier une lettre dans laquelle il lui demande si elle veut vivre pour elle-même ou pour son fils.


De menaçante, la musique prend alors une tonalité presque funèbre, lorsqu’Isabelle et son fils rentrent d’Europe et redécouvrent leur petite ville, changée, envahie par les fils électriques, méconnaissable, presque tentaculaire, qui, loin de vouloir souhaiter la bienvenue aux voyageurs, semble au contraire leur signifier qu’ils sont des étrangers, ou, plus précisément, qu’ils ne peuvent rentrer qu’à la condition de s’adapter au nouveau monde, ce qu’Isabelle ne saura ou ne pourra pas faire, à cause de son état de santé. Déjà souffrante en Europe, elle ne rentre aux États-Unis que pour mourir, comme si ce pays en évolution rapide lui signifiait qu’elle n’y avait plus sa place. Dès lors, la musique accentue la tonalité funèbre de cette partie du film, donnant l’impression d’anticiper la mort d’Isabelle, qui, jusqu’au bout, se soucie avant tout de la santé de son fils. Sa mort sonne d’ailleurs le glas de la famille Amberson, comme si Isabelle avait constitué un dernier rempart, une dernière protection contre les ravages du progrès et du temps qui passe : tout à coup, le Major, son père, le Grand Père de George, filmé en un long plan fixe, semble ressentir de manière brutale le passage du temps, et le film à ce moment donne raison à Cocteau disant que le cinéma consistait à "filmer la mort au travail".


Comme en écho à cette violence liée au passage du temps, survient une séquence assez étrange, qui témoigne sans doute de ce qu’aurait été le film si Welles avait eu la maîtrise du montage final : Lucy et son père évoquent les noms indiens des lieux qu’ils traversent, et celle-ci lui raconte l’histoire d’un jeune guerrier à l’attitude si irresponsable que sa tribu a décidé de se débarrasser de lui, mais s’est trouvée toute désemparée suite à son absence. Le jeune guerrier, c’est bien sûr George, tous deux font le rapprochement sans le dire ; et la partition de Bernard Herrmann se pare d’atours “tribaux” assourdis, mêlés à des sonorités répétitives, proches du theremin, qui créent une atmosphère à la fois en décalage avec la tonalité d’ensemble du film, et signifient en même temps la permanence des choses, comme si les instincts et comportements tribaux avaient des résonances dans le présent, comme pour signifier que, quelle que soit l’époque, les hommes ne changent guère, ou que les hommes du XXème siècle naissant subissent l’influence des lieux qu’ils occupent, manière d’introduire un fantastique discret dans un univers a priori guidé par la raison et le profit. George finit d’ailleurs victime de ce "fléau" qu’il a tant critiqué, puisqu’il est renversé par une automobile et a les jambes brisées : dernière étape de son "chemin de croix" qui satisfait ceux qui espéraient depuis son enfance, quand il se comportait comme un enfant gâté, qu’il reçoive sa punition. Mais ultime et émouvant retournement de situation, c’est celui qui est indirectement responsable de la ruine de sa famille, qui a directement souffert par sa faute, Eugene, qui va lui venir en aide, par respect pour la mémoire de sa mère, la femme qu’il a le plus aimée.


Dès lors, la boucle est bouclée : les Morgan et Amberson vont finir par s’unir, via l’union que l’on pressent entre George et Lucy, et la valse de retentir alors une dernière fois, pendant le fameux générique de fin, générique "parlé", puisque c’est la voix d’Orson Welles qui prononce les noms des acteurs et techniciens qui ont œuvré pour le film. C’est le réalisateur qui se présente : "My name is Orson Welles", tandis que résonnent les dernières mesures de la musique de Bernard Herrmann ; et la tonalité de sa voix est curieusement nostalgique, comme s’il pressentait, non que ce film allait être le dernier, mais qu’il allait marquer la fin de sa carrière "classique", "hollywoodienne", celle que le succès critique et public de Citizen Kane avait annoncée. On ne peut dès lors qu’identifier rétrospectivement l’enfant prodige Orson Welles à l’orgueilleux George : tous deux recevront une punition largement disproportionnée et devront faire le deuil de l’absolu pour vivre de compromis.

Il est donc émouvant de penser que pour le réalisateur, c’est également la fin d’une période,même s’il ne pouvait le savoir à l’époque ; It’s All True, ne sera jamais achevé du vivant du cinéaste, comme nombre de ses projets à venir, et aujourd’hui, la beauté funèbre de La Splendeur des Amberson réside tout autant dans sa dimension tristement prémonitoire que dans son aspect mutilé.


Jérôme Lauté


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Supports discographiques


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