lundi 29 août 2011

La Soif du Mal : Comme un juke-box déchaîné...





Si la partition d’Henry Mancini pour le film d’Orson Welles est historique, c’est qu’en plus de sa qualité intrinsèque, elle indiquait les diverses directions que la musique de film hollywoodienne allait prendre dans les décennies à venir. Elle contribuait, à l’instar de la partition d’Elmer Bernstein pour The Man With The Golden Arm (L’Homme au bras d’or Preminger, 1955) trois ans auparavant, et celle de Killer’s Kiss (Le Baiser du tueur, 1955) de Stanley Kubrick la même année, à introduire le jazz et les rythmes sud-américains, jusqu’ici représentés par les comédies musicales opérettes jouées par Carmen Miranda, et asseoir durablement leur réputation. Dès la fin des années 40, le grand trompettiste Dizzy Gillespie, aidé du compositeur George Russell, s’intéresse aux rythmes cubains, et de nombreux grands musiciens de jazz, Miles Davis en tête, suivront, comme en témoignent les albums Miles Ahead et Sketches of Spain, composés par Gil Evans. Il fût donc logique que la musique de films, toujours à l’affût des modes nouvelles, suivît le mouvement.






L’exemple du film de Kubrick est particulièrement intéressant. Second long-métrage de l’auteur, à la mise en scène déjà fulgurante, il montre déjà les talents du cinéaste pour utiliser la musique d’ambiance à contre-emploi, en l’occurrence une musique jazz sud-américaine, qui, pourrait déjà être issue d’un juke-box, mais dont la tonalité enjouée contraste avec la violence physique des affrontements entre les personnages, ce qui annonce l’utilisation de « Singin’g in the Rain » dans Clockwork Orange (Orange Mécanique Kubrick, 1971).





Plusieurs tendances s’affirment dans le travail des compositeurs tels qu’Henry Mancini : non seulement, utilisation du jazz, ce qui n’allait pas de soi dans la conservatrice Hollywood, mais aussi recours à des musiques intradiégétiques, pour reprendre la terminologie de Michel Chion dans son livre « La Musique au Cinéma » (éditions Fayard) – c’est-à-dire que la source musicale est présente à l’image, au lieu de venir d’une fosse d’orchestre imaginaire, comme dans la majorité des cas, jusqu’ici - ; enfin, utilisation, liée au principe précédent, de musiques à la mode, en l’occurrence le jazz métissé, mais également, comme dans le cas de Touch of Evil (La Soif du Mal Welles, 1958), du Rock’n Roll naissant, au grand dam des puristes : Blackboard Jungle (Graine de Violence 1954) de Richard Brooks, avec l’intro signée Bill Haley, date de 1955, décidément une année charnière. Bien sûr, cela nous mènera tout droit, dans les années 80, aux compositions racoleuses, exclusivement composées de tubes FM, méprisant le score original, quand il y en a un. Mais l’intérêt de la partition de Mancini réside dans le fait que tous les morceaux sont originaux, quel que soit le genre musical auquel on peut les rattacher et surtout s’intègrent parfaitement dans l’univers suintant, poisseux, puant la corruption, revendiqué par Orson Welles, à l’image de l’inoubliable Quinlan qu’il interprète lui-même. De plus, le métissage proposé par la musique est en parfaite adéquation avec l’organisation spatiale du film, ces va-et-vients continuels entre le Mexique et les Etats-Unis, dès le fameux plan séquence d’ouverture. Les personnages passent leur temps à franchir plus ou moins légalement la frontière, il est donc logique que l’accompagnement musical en fasse de même, de façon, là aussi, plus ou moins clandestine, sans compter le fait que Charlton Heston, acteur on ne peut plus américain, imposé par la production, joue un policier mexicain !




D’ailleurs, le plan séquence du début pose les bases et annonce les partis-pris esthétiques autant que musicaux du cinéaste et du compositeur. Au lieu de proposer le traditionnel plan d’ensemble permettant au spectateur de découvrir les lieux de l’action qui démarre immédiatement, le film commence de manière provocatrice par un insert sur la machine infernale, tenue par une silhouette anonyme, avec l’introduction de la bombe dans le coffre de la voiture : une entrée en matière qui n’a pas manqué de désarçonner le spectateur de l’époque, peu habitué aux ouvertures in média res, d’autant que celle-ci apporte une foule d’informations différentes nécessaires à la compréhension de l’histoire et qui submergent un spectateur amené à suivre, en plus, l’évolution de l’automobile piégée dans la ville frontière et à faire connaissance avec le couple vedette.




Pour ne rien arranger, la musique, au lieu de clarifier les choses, s’apparente à une sorte de tapisserie sonore, associant diverses sources musicales dont l’origine n’est pas toujours évidente. Il y a d’ailleurs une différence nette entre le « Main Title » du disque et ce que l’on entend dans le film : le thème est le même, mais il est parfois noyé sous les dialogues, les sons d’ambiance, d’autres musiques, tout cela pour renforcer l’impression de confusion, comme lorsqu’on passe en voiture dans un quartier bruyant, et que de chaque fenêtre d’appartement sort un air différent, créant une cacophonie pas toujours agréable. Sauf que Welles a organisé, orchestré cette cacophonie, a réussi le miracle d’organiser le chaos, ouvrant la voie à tous les grands expérimentateurs sonores du cinéma, Godard en tête. Outre que les percussions sont à contre-temps par rapport aux cuivres et font écho au « tic-tac » de la machine infernale que renferme le coffre de la voiture, comme le signale la jeune fille qui se trouve à côté du conducteur, de nombreux bruits et airs d’ambiance s’ajoutent au thème extra-diégétique, de plus en plus noyé au fur et à mesure qu’avance la séquence.




On perçoit ainsi les bruits de voitures, les bribes de conversation, plus ou moins audibles, des cris d’animaux, des airs joués à la guitare électrique, proche des twists et des rocks qu’on entendra lors des séquences au motel, des coups de sifflet lancés par le douanier du poste-frontière.


Cette « tapisserie sonore » fonctionne comme une ouverture d’opéra, de la même manière que la séquence en elle-même contient tous les thèmes et les motifs qui seront développés par la suite dans le film, ainsi que la plupart des personnages importants. Les thèmes de type jazz « cool », West-Coast ou jazz métissé de musiques sud-américaines sont liés à la localisation géographique, la frontière des Etats-Unis et du Mexique, à l’atmosphère propre au film noir et aux personnages plus âgés : Quinlan, bien sûr, mais aussi Vargas et son épouse, jouée par Janet Leigh ; c’est la cas, par exemple, lorsque celle-ci est épiée dans sa chambre d’hôtel par un membre du gang d’«Oncle Joe». C’est également le style de musique que ces mêmes personnages écoutent dans leurs voitures, par le biais des autos-radios, visibles par l’utilisation de nombreux inserts. C’est une musique typiquement « urbaine », qui sera après cette période très connotée, et dont l’influence se fera sentir chez le Leonard Bernstein de West Side Story (Wise et Robbins, 1962), contribuant à créer dans les deux cas cette atmosphère de babylone enfiévrée.




C’est la musique d’une génération, en adéquation avec son époque, mais déjà démodée pour certains. Il s’avère dès lors logique que les personnages plus jeunes dans La Soif du Mal écoutent la musique de leur âge. Ainsi, les membres du gang, jeunes adultes, encore très près de l’adolescence, écoutent sur des jukes-boxes des twists proches des rythmes rock’n roll naissant, que ce soit dans les bars de la ville frontière comme dans le motel dans lequel Janet Leigh sera prise au piège. Le jeune veilleur de nuit de ce même motel, quant à lui, qui semble mentalement déficient, et annonce étrangement le Norman Bates de Psycho (Psychose Hitchcock, 1960), écoute de la musique « Country » hors d’âge, ce qui crée un contraste saisissant avec les jeunes « blousons noirs » comme on ne disait pas encore à l’époque.




Et puis, il y a le très beau personnage interprété par Marlene Dietrich, symbole d’une époque révolue dans la diégèse, celle de sa relation avec Quinlan, mais aussi symbole d’un cinéma qui se meurt, celui des grands studios menacés par la télévision. Toutes les séquences avec ce personnage sont accompagnées par le son d’un pianola, ce piano mécanique qu’on voit à l’œuvre dans La Règle du Jeu (Renoir, 1939) et qu’on associe souvent aux ambiances de bars mal famés. Détail qui a son importance : dans l’établissement tenu par Marlene Dietrich, on remarque un poste de télévision, symbole d’une modernité menaçante pour la vieille génération, au même titre que le micro qui à la fin du film précipite la « chute » de Quinlan et sa mort, comme si les personnages anachroniques étaient éliminés par les symboles du progrès et de la société de consommation, pour faire place aux fonctionnaires à la Vargas, aux jeunes gangsters qui annoncent les « frimeurs » de Goodfellas (Les Affranchis Scorsese, 1990) et au trafic de drogue, qui fait son apparition dans le film à une époque où rares étaient les cinéastes qui osaient évoquer un sujet encore tabou.




Voilà ce qui, en plus des qualités de mise en scène propres à Orson Welles, fait de ce film une œuvre impérissable : la manière dont il traduit les changements en cours, aussi bien dans le cinéma hollywoodien, menacé par le petit écran, mais aussi dans la société américaine, avec l’émergence d’une culture « jeune », via la musique, les vêtements, le langage, les comportements, symbolisés par Elvis Presley et le scandale provoqué par ses premières apparitions à la télévision justement. Le film est donc un instantané pris à un moment donné et qui présente en même temps des accents prophétiques.




La partition riche d’Henry Mancini, par sa manière de faire se succéder, comme un juke-box, frénétiquement, des morceaux de styles disparates, variés, qui s’affrontent, se recouvrent, s’effacent mutuellement, se fait magistralement l’écho de cette capacité unique qu’avait Welles de conjuguer l’ancien et le moderne, influençant un grand nombre de cinéastes et de compositeurs qui, eux aussi, sauront tels Stanley Kubrick ou Martin Scorsese, utiliser des morceaux de styles et d’origines diverses, non pour sortir une B.O. remplie de tubes à la mode, comme il est d’usage à l’heure actuelle, mais pour enrichir l’atmosphère de leurs métrages et créer un « environnement mental », rompant avec les clichés de la musique de film dans son acception traditionnelle.

Jérôme Lauté

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°4 (Printemps-Eté 2002)

Aucun commentaire: