On ne pouvait s’attendre à ce que les partitions des deux adaptations officielles du roman de Pierre Boulle se ressemblassent fortement. Trente trois ans les séparent – autant dire un siècle pour Hollywood – et les contextes de production sont des plus dissemblables. Quant au roman de Pierre Boulle, il fut publié en 1963. Proche des contes philosophiques du XVIIIème siècle français fondé sur une inversion des points de vues communément admis – à l’œuvre chez Voltaire et Montesquieu -, il devançait la mode écologique et se trouvait en adéquation avec l’émergence des pays « en voie de développement », avec le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis, et précédait de six ans les premiers pas de l’Homme sur la Lune.
Le film de Franklin J. Schaffner, lui, sortira un an avant les grands bouleversements politiques et sociaux de Mai 68, et s’inscrira dans le nouveau courant de science-fiction « inquiète », représenté par les films de Richard Fleischer, Soylent Green (Soleil Vert, 1973), Douglas Trumbull, Silent Running (1974) et, bien sûr, Stanley Kubrick avec 2001, A Space Odyssey (2001, l’Odyssée de l’Espace, 1968) sorti un an plus tard.
Aux inquiétudes venues de l’extérieur s’ajoute évidemment le déclin d’Hollywood, amorcé depuis déjà une dizaine d’années, accéléré par plusieurs « fours » mémorables comme celui de Cleopatra (Cléopâtre, Mankiewicz, 1963), produit par Darryl Zanuck, le père de celui qui allait justement produire à trente ans d’intervalles les deux Planètes des Singes. Contexte peu favorable pour un film a priori sans potentiel commercial, avec des singes qui parlent et ont réduit les hommes en esclavage, sans oublier la présence de Charlton Heston, étonnante, pour un acteur peu réputé pour son ouverture d’esprit politique.
On sait maintenant que l’accueil fut suffisamment enthousiaste pour susciter quatre suites, deux séries télévisées et une nouvelle adaptation à la fin des années 90. Le premier intérêt de ces deux versions est qu’elles offrent un reflet de l’évolution du cinéma américain des studios , évolution qui se lit également dans les partitions composées pour chaque opus et dans les partis-pris de mise en scène et scénaristiques de chacune d’entre elles.
Un peu oublié maintenant, Franklin J. Schaffner était un solide cinéaste de studios, touche à tout inégal, bénéficiant de la collaboration de Coppola pour Patton (1969), son film le plus connu avec Planet of the Apes (La Planète des Singes, 1968). Outre l’audace du plan final, ce qui frappe dans ce dernier, en plus du réalisme des maquillages, c’est la sauvagerie du traitement réservé aux personnages humains, obligés lors de leurs longues séquences de procès de faire le preuve de leur « humanité » et de leur capacité de penser. Le film parodie en cela les films-réquisitoires, toujours à l’œuvre dans le cinéma américain, traitant de sujets « brûlants » : viol, suicide, racisme, perversion. Impossible, devant ces séquences, de ne pas penser à la Controverse de Valadollid dont le but était de savoir si les indiens d’Amérique du Sud avaient ou non une âme, et, si oui, quelle solution il convenait alors d’apporter au problème de l’esclavage. On sait qu’il fut résolu par l’importation d’esclaves d’Afrique. Or, dans les années 60, à l’époque de Martin Luther King et Malcolm X, ces questions étaient d’une brûlante actualité. Et le film s’en fait l’écho, y compris par le biais de sa musique.
Ce qui frappe avant tout, c’est l’absence d’unité mélodique. Nous sommes à l’époque où la musique d’un film réalisé dans les studios peut produire de purs accents avant-gardistes, comme chez Kubrick qui fait appel à Ligeti pour 2001, l’Odyssée de l’Espace sans qu’on y trouve à redire. L’absence de leitmotiv, de thème aisément identifiable ; renvoie à l’atmosphère de confusion, de chaos qui règnent dans le film et dont le personnage principal fait la douloureuse expérience.
En dépit de la dimension futuriste du projet, Jerry Goldsmith refuse de composer une partition en faisant appel à l’électronique. Il a recours à un orchestre mais ne livre pas pour autant un score hollywoodien. Il a beau admirer, comme Danny Elfman, les pionniers de la musique de films tels Alfred Newman, Franz Waxman ou Miklos Rozsa, la partition écrite pour La Planète des Singes renvoie plutôt au dodécaphonisme viennois et à l’univers du grand compositeur américain Edgar Varèse décédé en 1965, peu avant la sortie du film.
En dépit de la dimension futuriste du projet, Jerry Goldsmith refuse de composer une partition en faisant appel à l’électronique. Il a recours à un orchestre mais ne livre pas pour autant un score hollywoodien. Il a beau admirer, comme Danny Elfman, les pionniers de la musique de films tels Alfred Newman, Franz Waxman ou Miklos Rozsa, la partition écrite pour La Planète des Singes renvoie plutôt au dodécaphonisme viennois et à l’univers du grand compositeur américain Edgar Varèse décédé en 1965, peu avant la sortie du film.
Après un générique abstrait, non programmatique, sur lequel on entend le seul motif musical récurrent de la partition (quelques notes de piano jouées en cascade), le film commence par l’écrasement du vaisseau sur la planète, via une longue séquence au cours de laquelle les survivants errent dans le désert, à la recherche d’habitants éventuels. Cette séquence est anti-spectaculaire au possible, elle permet de présenter les personnages sans chercher à les rendre sympathiques à tout prix : Taylor, joué par Charlton Heston, y apparaît sous un jour cynique, désabusé, suffisant, rendant difficile l’identification du spectateur, alors que celui-ci sait bien que Taylor est censé être le « héros » du film. Le processus de désorientation est donc entamé avant même la première apparition des « singes ». Et la musique y contribue fortement, de manière plus perverse encore, en proposant des séquences musicales proches d’une musique de film traditionnelle, avec utilisation des cordes et des cuivres pour faire monter la tension, interrompues par des percussions ironiques, des notes jouées au xylophone, des rafales au piano brisant l’atmosphère crée quelques secondes auparavant, comme pour avertir le spectateur qu’il doit abandonner toute idée préconçue quant à ce qui va arriver par la suite.
De plus, cette séquence d’introduction joue sur la durée, au delà de ce que les canons narratifs hollywoodiens admettent habituellement, et est avare en dialogues. Ridley Scott reprendra le procédé au début d’Alien (Alien, le 8e passager, 1979), lors de l’exploration de la planète et de la découverte des premiers cocons en recourant lui aussi au grand savoir faire du compositeur Jerry Goldsmith. Au cours de cette longue marche, c’est à la musique qu’il incombe de combler les « blancs », sauf qu’au lieu d’une structure mélodique régulière, on ressent déjà une impression de chaos, reflétant les interrogations des personnages, égarés dans un futur sur une terre inconnue. La musique, par ses tonalités familières, renvoie à l’aspect tout aussi familier du décor : un désert, tel qu’on pourrait en trouver dans un western, mais situé sur une planète « étrangère », d’où les multiples dissonances, breaks de la musique, obligeants personnages et spectateurs à rester aux aguets, à ne pas se reposer sur leurs certitudes.
Ce thème « The Searchers » est enrichi d’emprunts précis, à Edgar Varèse, justement, perceptibles dans l’utilisation de la réverbération et des instruments à vents sonnant comme les sirènes industrielles d’Ionisation (1930-1931), première pièce de la musique occidentale à être composée essentiellement pour des percussions, auxquelles s’opposent deux sirènes et s’ajoutent, en fin de morceau, un piano, des cloches et des glockenspiels. Cette pièce matricielle, fondamentale dans l ‘évolution de la musique du XXe siècle et à laquelle le compositeur Frank Zappa, grand admirateur de Varèse, rendra régulièrement hommage, semble irriguer littéralement la musique de La Planète des Singes, tout comme le morceau Amériques qui voit s’affronter les tendances industrielles de l’inspiration du compositeur et les influences impressionnistes (Debussy en tête) subies par Varèse lors de son éducation musicale européenne au début du siècle. La musique de Varèse exprime exactement ce moment où l’on passe du XIXe siècle au Xxe siècle.
On sait depuis longtemps que la musique de films recycle aussi bien la musique populaire, ethnique et l’avant-garde. La partition de Jerry Goldsmith en administre une nouvelle preuve et il est amusant de penser que des millions de gens ont pu ainsi recevoir une musique qu’ils n’auraient jamais en la patience, ou seulement l’envie, d’écouter chez eux. Mais surtout, ces emprunts à Varèse n’ont évidemment rien de gratuit.
Entre l’entre-Deux guerres, pour Varèse (avec d’un côté l’industrialisation à outrance, de l’autre les angoisses sociales et politiques), neuf ans avant 1939 et la fin des années 60 pour Goldsmith et Schaffner, c’est un même sentiment d’angoisse qui lie ces artistes, devant des bouleversements en profondeur qui s’amorcent, quant à la relativité de la civilisation et de l’existence humaine. Les films consacrés au péril nucléaire sont nombreux depuis les années 50. Dr Strangelove Or How I Learned To Stop Worrying and Love The Bomb (Dr Folamour, Kubrick) en sorti en 1965, trois ans après la Crise de Cuba, et La Planète des Singes, films et partitions, se font évidemment l’écho de ces angoisses quant au devenir de l’espèce humaine et à la tendance des occidentaux à jouer aux apprentis-sorciers.
Entre l’entre-Deux guerres, pour Varèse (avec d’un côté l’industrialisation à outrance, de l’autre les angoisses sociales et politiques), neuf ans avant 1939 et la fin des années 60 pour Goldsmith et Schaffner, c’est un même sentiment d’angoisse qui lie ces artistes, devant des bouleversements en profondeur qui s’amorcent, quant à la relativité de la civilisation et de l’existence humaine. Les films consacrés au péril nucléaire sont nombreux depuis les années 50. Dr Strangelove Or How I Learned To Stop Worrying and Love The Bomb (Dr Folamour, Kubrick) en sorti en 1965, trois ans après la Crise de Cuba, et La Planète des Singes, films et partitions, se font évidemment l’écho de ces angoisses quant au devenir de l’espèce humaine et à la tendance des occidentaux à jouer aux apprentis-sorciers.
Pourtant, la musique n’est pas démonstrative, elle ne prend parti pour aucun des groupes en présence dans le film, contrairement à la partition de Danny Elfman, composée selon le point de vue des personnages simiesques qui sont de toute façon les plus intéressants du film de Tim Burton. Jerry Goldsmith n’affiche, comme Schaffner, aucune préférence : hommes et singes sont renvoyés dos à dos ; à la suffisance des uns, Taylor en tête, représentant l’homo-occidentalis, imbu de lui-même, à l’époque où l’Amérique commençait à s’embourber au Vietnam, répondent la violence primaire et l’intégrisme religieux et philosophique des autres, les singes refusant de considérer l’Homme autrement qu’un primate décervelé. Bien sûr, ce psychodrame collectif, cette inversion des rôles, est typique de la littérature du XVIIIeme siècle, qu’on se souvienne de Swift, montrant dans Les Voyages de Gulliver, les hommes comme des animaux répugnants, réduits en esclavage par des chevaux douées de parole et de raison, devant qui Gulliver doit, comme le Taylor du film, donner la preuve de sa non-animalité. L’œuvre de Swift a vraisemblablement exercé une grande influence sur Pierre Boulle. Tout comme la pièce de Marivaux, L’île des esclaves , décrivant une île sur laquelle maîtres et esclaves sont obligés d’échanger leur rôle.
La musique refuse donc de trancher : son jusqu’au-boutisme confine au nihilisme et reflète la confusion à l’œuvre dans l’esprit aussi bien de Taylor que de Cornélius et Zira, désireux de prouver que Taylor est le fameux chaînon manquant entre les singes et l’homme, redevenu un animal. La partition de Jerry Goldsmith est le terrain d’un double conflit : tradition, avec les grandes masses orchestrales issues du post-romantisme, telles celles présentes dans les séquences de poursuites (« The Hunt ») ou la première apparition des personnages simiesques poursuivant des hommes pour les réduire en esclavage, écho du motif thématique de la chasse à l’Homme, issu de The Most Dangerous Game (Les Chasses du Comte Zaroff Schoedsack/Cooper, 1932) où là aussi le chasseur devenait gibier ; et modernité, avec les contrepoints ironiques provoqués par les percussions et les notes jouées au piano qui, au lieu de soutenir, accompagner ou développer la mélodie naissante, la renvoient au néant, comme pour dire qu’une partition construite classiquement (exposition du thème, développement, reprise…) n’était plus possible à l’époque. Ce n’est évidemment pas un hasard si les percussions sont au centre de cet univers, comme dans celui de Burton et Elfman trente ans plus tard. Elles renvoient aux différentes musiques ethniques reposant sur ces instruments, et, parlant, à l’ethnocentrisme occidental, au douloureux souvenir du colonialisme, et à la culpabilité afférente. C’est également ce qui est en jeu dans la musique de La Planète des Singes : un commentaire sévère du processus de colonialisme et de vampirisation des peuples dits « primitifs » par l’Occident. En même temps, la violence du traitement que les singes infligent aux hommes, qui n’ont rien à envier à la manière dont les esclaves noirs étaient traités dans les siècles passés, reflète le pessimisme des auteurs : à quelques exceptions près, les personnages simiesques ne valent pas mieux que les hommes qui exploitaient leurs ancêtres.
Il y aura toujours un dominant et un dominé, et c’est toujours la violence qui gouvernera les rapports entre les êtres pensants, semblent sous-entendre les auteurs. On retrouvera d’ailleurs le même constat pessimiste au début du 2001, l’Odyssée de l’Espace de Kubrick, dont le prologue est lié directement, sur le plan thématique et philosophique, au film de Schaffner, avec ces ancêtres de l’Homme faisant l’apprentissage de la violence, de la possession et de l’utilisation du progrès technique à des fins belligérantes.
Ainsi le refus du thème mélodique décliné sous diverses formes dans la partition, outil traditionnel surtout dans le cinéma hollywoodien, doit se lire comme une volonté de na pas donner de ligne interprétative générale quant au sens du film. Il s’agit de laisser le spectateur face à ses interrogations, à l’instar du personnage principal, comme le prouve la célèbre séquence finale, qui clôt le récit brutalement.
Jérome Lauté
LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°4 (Printemps-Eté 2002)
Ainsi le refus du thème mélodique décliné sous diverses formes dans la partition, outil traditionnel surtout dans le cinéma hollywoodien, doit se lire comme une volonté de na pas donner de ligne interprétative générale quant au sens du film. Il s’agit de laisser le spectateur face à ses interrogations, à l’instar du personnage principal, comme le prouve la célèbre séquence finale, qui clôt le récit brutalement.
Jérome Lauté
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Texte paru in Colonne Sonore n°4 (Printemps-Eté 2002)
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