samedi 4 juillet 2009

La Mort aux Trousses

Un fandango orchestral et kaléidoscopique

Cinquième collaboration entre Bernard Herrmann et Alfred Hitchcock, North by Northwest (La Mort aux trousses, 1959), est aussi leur unique film pour la Metro-Goldwyn-Mayer. Spécialisé dans la comédie musicale, le studio va tenter à plusieurs reprises d’utiliser ce genre pour cette histoire d’espionnage. C’est ainsi qu’Alfred Hitchcock refuse Cyd Charisse, une des grandes stars des comédies musicales de la M-G-M, et impose Eva Marie Saint pour le rôle d’Eve Kendall. Les pressions des dirigeants du studio se renouvellent évidemment dans le choix de la musique (ceux-ci allant jusqu’à proposer une chanson à succès de Sammy Cohn : “The Man on Lincoln’s Nose”, annonçant ainsi la poursuite finale sur le Mont Rushmore). Pourtant, si Bernard Herrmann refuse de composer une ‘city music’ façon Gershwin pour le générique - le ton de l’ouverture d’An American in Paris (Un Américain à Paris Vincente Minnelli, 1951) reste une référence -, on retrouve néanmoins à plusieurs reprises, dans les musiques de source, des thèmes tirés des films Metro, évitant peut-être par là à Hitchcock, producteur du film, de payer des droits.


Ainsi c’est une version caf’conc’ de “Take Me Out to The Ball Game” (chanson qui avait donné son titre à une comédie musicale de Busby Berkeley avec Gene Kelly et Frank Sinatra en 1948), que nous entendons au moment où Roger Thornhill (Cary Grant) entre pour la première fois au Plaza Hotel de New York ; “Fashion Show” du compositeur André Prévin (musicien sous contrat à la M.G.M.) sert de musique d’ambiance dans le wagon-restaurant avant d’entendre le thème d’amour dont nous parlerons plus loin ; enfin Thornhill siffle “Singin’ in the Rain” dans la salle de bain de l’hôtel d’Eve Kendall. Si le choix de cette dernière chanson paraît évident puisque Thornhill est censé prendre une douche, celui de la musique du Plaza est plus subtil. C’est en effet au bar de cet hôtel qu’il va être pris pour un dénommé Kaplan et kidnappé par deux espions : le titre de la chanson, pouvant se traduire par : “Mets moi dans le jeu”, devient une demande inconsciente du héros au cinéaste pour que l’intrigue commence. Enfin, “Fashion Show”(littéralement “Défilé de mannequins”) est à l’image des deux protagonistes de cette séquence : Thornhill se présente sous le nom de Jack Philips, chef de vente d’une firme électronique ; Eve Kendall, elle, ne change pas son identité mais déclare faire du dessin industriel. Mannequins manipulés par la C.I.A., ils jouent le jeu de la représentation et de la séduction, le temps - pensent-ils - d’une seule représentation. Les top model font croire que les vêtements qu’ils portent leur appartiennent, ici il s’agit d’identité. C’est seulement dans ces deux séquences que la musique est en situation bien que les sources sonores (orchestre, magnétophone…) ne soient jamais représentées à l’écran et que personne ne semble y prêter attention. Ce ne sont que des musiques d’ambiance mais leur choix, si l’on accepte ces interprétations, n’est pas innocent.


Si la plupart des films et les romans d’espionnage ont une intrigue complexe, celle de La Mort aux trousses semble simple (les explications du ‘‘Professeur’’ à l’aéroport sont d’ailleurs d’une limpidité déconcertante). Pourtant, la fluidité de l’intrigue aux multiples rebondissements pourrait nous empêcher d’admirer un scénario extrêmement travaillé. Il en est de même pour la musique. Gaie et entraînante, du moins les leitmotiv du générique, leur nombre et les variations de chacune, comme souvent chez Herrmann, cachent une grande complexité.


La Mort aux trousses raconte un jeu du chat et de la souris, les protagonistes s’échangeant plusieurs fois les rôles : l’intrigue commence par une filature et se termine sur une poursuite. C’est également et surtout un film sur la duplicité où chaque personnage (Thornhill, les tueurs qui forment une entité, Vandamm, Eve Kendall) joue un double jeu ou est pris pour un autre. Pour cela, Bernard Herrmann compose un thème qui accompagne les séquences de poursuites et, pour chacun des personnages, deux musiques qui tantôt sont exposées successivement (Thornhill et les espions, personnages sur lesquels ne plane aucune ambiguïté), tantôt sont jouées seules selon les situations (Vandamm, Eve Kendall).


Le thème des poursuites repose sur un ostinato en doubles croches à 2/4 (avec accent sur chaque temps). La mélodie bouge peu, ou sinon en zigzag, à l’image des personnages qui courent dans tous les sens. La première exposition de ce thème a lieu dans la gare de Chicago (la police recherche l’assassin de l’ONU), alternant avec le thème de Thornhill dont nous parlerons plus loin. La reprise de ce leitmotiv est plus importante dans la séquence de la vente aux enchères à Chicago puis, peu après, dans celle de l’aéroport où il devient une musique de déplacement. Ainsi Thornhill quitte la salle de bain de la chambre d’Eve pour la retrouver en compagnie de Vandamm (James Mason) à l’hôtel des ventes ; peu après, il tente d’échapper aux tueurs qui gardent les entrées de la salle. Le thème s’arrête alors sur une note jouée à la clarinette, soulignant ainsi l’idée que vient d’avoir Thornhill : semer la zizanie dans les enchères. Enfin, il est emmené par les policiers puis conduit par le “Professeur” (en fait un des patrons de la C.I.A.) sur l’aérodrome.


Les variations mélodiques et instrumentales sont ici assez subtiles, notamment lorsque Thornhill, soulagé d’échapper aux tueurs, est arrêté par deux policiers : le thème joué sans répétition des notes apparaît plus léger grâce à l’utilisation des bois. Dans la séquence suivante, interprété par les cuivres, il devient ampoulé et fatigué à l’image de Thornhill qui demande à s’asseoir et du “Professeur” qui avoue avoir passé l’âge de ce genre d’aventures. Le thème se termine encore une fois sur une note tenue mais dissonante cette fois, au regard de l’harmonie du thème : qui est cet homme ? Thornhill lui dira plus tard : “Je n’ai pas saisi votre nom”. Ni lui, ni le spectateur n’obtiendront de réponse. La note tenue est comme une cadence (et une question) non résolue.
Le thème est repris une dernière fois quand Thornhill s’enfuit de l’hôpital. Cette fois, il essaye d’échapper au “Professeur” et, pour accompagner son évasion discrète, le thème est exposé par les cordes en ‘pizzicati’ puis en ‘tremolo’ quand il s’aperçoit que la porte est fermée à clé (que faire ?). La musique s’interrompera lorsque Thornhill réveillera la patiente peu farouche de la chambre voisine.


Le thème du double apparaît dans un fandango en deux parties dès le générique, avant que Roger Thornhill ne soit pris pour un dénommé Kaplan. Celui-là ne perd jamais son humour (le même que dans les comédies de Frank Capra et d’Howard Hawks interprétées justement par Cary Grant) ; celui-ci est un homme continuellement en fuite. Les deux thèmes ont le même tempo mais chacun deux battues différentes (le fandango, danse d’origine hispanique, alterne le 6/8 et le 3/4). Remarquons qu’elles peuvent se confondre (comme justement ce personnage pris pour un autre) puisque la première est la division en deux temps d’un rythme ternaire et que la seconde est la division en trois temps d’un rythme binaire. Le premier thème est celui de la fuite de Kaplan (même si nous tremblons pour Thornhill, ce dernier est en cavale à cause de ce double qui n’existe pas) alors que le second représente Thornhill et l’humour qui le quitte rarement. C’est quand les deux personnages ne font plus qu’un (Kaplan, le poursuivi conserve l’humour et le flegme de Thornill) que les deux thèmes musicaux sont entendus successivement : le générique, la poursuite en voiture sur la corniche et la fin du film sur le Mont Rushmore. En revanche, ils sont entendus séparément selon la situation qu’ils illustrent.


À propos du générique, Bernard Herrmann donne des clés qui annoncent la suite : “un fandango orchestral et kaléidoscopique qui donne le coup d’envoi de la déroute qui va suivre” (1). Ce sont en effet des plans de citadins pressés, descendant des escaliers, marchant en masse sur les trottoirs, sortant des ascenseurs (Cary Grant en tête), qui ouvrent le film, prélude aux poursuites qui jalonnent le film. Chacun connaissant la firme du lion, l’emblème de la Metro-Goldwyn-Mayer, Bernard Herrmann y intègre la musique aux rugissements, créant ainsi un sentiment de menace. Le générique se termine sur la rituelle apparition d’Alfred Hitchcock. Il manque son bus, se retirant ainsi de la déroute, sans doute pour mieux en tirer les ficelles.
Bernard Herrmann reprend ici le procédé utilisé pour Citizen Kane (Citizen Kane Orson Welles, 1940). Dans l’ouverture de ce dernier film (le domaine de Xanadu et la mort de Kane), deux thèmes y étaient exposés, représentant chacun une facette de la personnalité du milliardaire (le pouvoir et Rosebud) et ainsi donnaient déjà la signification des derniers mots de Kane. Deux thèmes joués successivement accompagnent également la séquence où Thornhill, soûlé au whisky par Leonard et ses deux acolytes, roule à tombeau ouvert en pleine nuit sur une route de montagne. Dans cette séquence Kaplan doit mourir en voiture mais c’est Thornhill, ivre mort qui provoque la jubilation du spectateur. A la musique s’adjoint une bande son particulièrement riche : klaxons, crissements de pneus, carambolages de voitures, sirène de police ; cette dernière s’arrête d’ailleurs ‘smorzando’ à l’instar de la musique (et des voitures) en ‘deccelerando’.


Enfin, c’est pendant la poursuite sur le Mont Rushmore que les deux thèmes sont repris. C’est Thornhill qui sauve sa peau (et celle d’Eve) alors que les tueurs essayent de tuer Kaplan. C’est, après l’épisode de la Nationale 41, le second morceau de bravoure du film. Ces deux séquences sont traitées en opposition. Après un paysage sans relief, filmé sous le soleil, et où n’évolue qu’un seul personnage qui ne fait qu’attendre sur le bord de la route (tout au moins au début), Hitchcock met en scène une poursuite nocturne en haut d’une montagne où surgissent sans cesse des tueurs. Après une séquence dépourvue de musique, Herrmann propose une suite ininterrompue de thèmes nouveaux et anciens en effectuant un montage sonore synchrone avec celui de l’image.


La musique commence avec l’introduction du fandango du générique au moment où Eve, échappant à Vandamm, claque la portière de la voiture, marquant ainsi le début de l’ultime poursuite. Ce sont ensuite la grandeur du monument filmé en plan d’ensemble mais aussi l’abîme qui l’entoure, qui sont soulignés chaque fois par deux accords majestueux aux cuivres. Herrmann y ajoute les deux thèmes du générique, celui des espions ainsi qu’un nouveau motif, gai et reposant, à l’opposé des autres, pendant les brefs dialogues entre Eve et Roger.
C’est avec la lutte entre Roger et le tueur puis dans la succession de gros plans (les mains agrippées au rocher, les doigts noués d’Eve et de Roger, le pied de Léonard, la statuette cassée…) que l’harmonie entre la musique et les images est le plus probant. Le suspense est entretenu par une note jouée successivement sur cinq octaves, du grave à l’aigu, puis par une montée chromatique. Herrmann renoue ici avec la grande tradition hollywoodienne, à savoir la poursuite et le duel final couverts par une musique qui rythme l’action. Cette forme d’écriture s’est d’ailleurs fortement systématisée aujourd’hui.


Le thème de la fuite de Kaplan, seul, est entendu deux fois : juste après l’assassinat à l’O.N.U. et l’explosion de l’avion sur la Nationale 41. Dans la première séquence, le coup de couteau, la fuite du meurtrier et la chute de Towsend sont soulignés par une série de deux notes aux cuivres, reprises en écho par les bois. Ensuite, des ‘tremolos’ aux cordes, en montée chromatique, accompagnent la surprise des témoins du meurtre et le suspense, puisque Thornhill est pris pour l’assassin. Le thème commence alors que celui-ci quitte le champ à droite pour être réduit au plan suivant à l’infiniment petit, filmé en plongée verticale du haut du building.


L’explosion de l’avion qui clôt l’épisode de la Nationale 41 arrive après une très longue séquence qui, sans être silencieuse, est non seulement quasiment dépourvue de dialogues (l’homme qui attend le car n’est pas ce que l’on pourrait appeler un bavard) mais surtout de musique. Bernard Herrmann déclarait à ce propos : “Si vous êtes peintre, rien ne vous empêche d’utiliser le blanc et là, le son est blanc” (2). En effet, si cette séquence est si célèbre, c’est pour ce qui s’y passe mais aussi pour la manière dont elle est mise en scène. Dans ces entretiens avec François Truffaut, Hitchcock a déclaré qu’il souhaitait tourné le dos aux clichés montrant un homme aux abois ayant un rendez-vous mystérieux (ruelle déserte la nuit…). Herrmann agit de même en ne couvrant pas cet épisode de musique. Le suspense est ménagé par les silences et les bruits (voitures, avion), équivalents sonores de l’immensité du décor voulue par le cinéaste.


À la fin de la séquence de la Nationale 41, la fuite de Thornhill est filmée cette fois horizontalement mais, à l’instar de celle de l’O.N.U., la bande-son permet à Hitchcock une ellipse et ainsi de relancer le récit dans un autre lieu. Dans le premier cas, la musique qui a commencé avec le meurtre aux Nations Unies à New York se termine sur un gros plan d’une plaque de la C.I.A. reflétant le Capitole de Washington ; dans le second, une clarinette reprend en écho la dernière phrase du thème et nous retrouvons la camionnette volée après l’explosion de l’avion, abandonnée dans une rue de Chicago : la musique nous fait comprendre que Thornhill reprend peu à peu son souffle et elle termine cet épisode sur un plan de coupe, transportant l’action de la “Nationale 41” à Chicago ; la musique devient un complément de la ponctuation du récit. Ces deux interventions musicales, assez brèves, d’une part relancent la poursuite du héros (il vient encore d’échapper à la mort) et d’autre part permettent de passer d’un lieu à un autre (plus précisément vers le nord puis le nord-ouest). Thornhill échappant aux policiers dans le wagon-restaurant, c’est ce même thème qui est repris mais cette fois c’est le tête-à-tête (autre séquence forte) et la romance qui sont interrompus. Le thème de la poursuite est d’ailleurs ponctué par des sifflets de trains, véritables signaux d’alarme pour Thornhill.


Le thème de Thornhill intervient toujours après une réflexion ou une situation comique. Ainsi dans la propriété de Towsend en présence des policiers, Mme Thornhill dit à son fils, confondu devant les faux témoins : “Roger… paye tout de suite l’amende…” ; puis dans la chambre de Kaplan au Plaza Hotel : “J’aurais pourtant aimé rencontrer ces tueurs”. Ces deux répliques ont pourtant une chute dramatique puisque dans les deux cas les tueurs en question apparaissent comme pour couper court à l’humour verbal et musical. Chez le diplomate, la caméra panoramique vers le jardinier qui n’est autre que le futur lanceur de couteau de l’O.N.U., n’ayant pour l’instant qu’un sécateur à la main. Au Plaza, une succession d’octaves en montée chromatique suggérant la tension qui monte, commence avec l’arrivée des tueurs dans l’ascenseur. Le suspense, accentué par ce motif musical s’arrête brusquement quand Mme Thornhill, confrontée aux espions dans l’ascenseur, leur demande : “Alors Messieurs, vous essayez réellement de tuer mon grand garçon ?”. La musique ici commence et finit avec les réflexions de la mère de Thornhill. Le thème est repris une dernière fois pour accompagner la séquence de la gare de Chicago où le contrôleur de train, en caleçon, compte les billets que Thornhill lui a donnés en échange de son costume. L’humour est renforcé ici par l’emploi des trompettes avec sourdines.

Le thème du double se retrouve également dans la présentation des espions : ces personnages apparemment biens élevés sont prêts à tuer froidement quiconque se trouve sur leur chemin. Ainsi la séquence du kidnapping de Thornhill est accompagnée de deux motifs différents. Le premier souligne le suspense provoqué par l’irruption des deux tueurs. Peu mélodique (une descente chromatique sur quatre notes), lent, grave et sur un rythme binaire, le motif commence alors qu’un des hommes ordonne à Thornhill d’avancer. L’intrigue commence et avec elle la première musique du film (hormis celle du générique).
Le second motif a une mélodie plus sinueuse, plus longue et sur un rythme plus rapide en ternaire. Quasi labyrinthique, il illustre les plans des deux tueurs encadrant Thornhill dans la voiture : où l’emmènent-ils ? Ces deux motifs, ou parfois seulement le second, interviennent lors des tentatives de kidnapping ou d’élimination (la filature vers l’O.N.U., l’arrivée à la cafétéria du Mont Rushmore, “l’enlèvement” d’Eve par avion), voire comme une réminiscence d’une séquence précédente : Thornhill retourne chez Towsend avec sa mère et son avocat le lendemain de son kidnapping ; tout ou presque est comme la veille, même la musique.
Vandamm est un espion (et par conséquent joue un double jeu) et “possède” deux maisons. Dans la première - en fait la propriété de Towsend - Thornhill, pris pour Kaplan est introduit de force et une menace de mort suggérée par un motif lent et bref (trois notes) plane sur lui quand il se retrouve seul dans le salon. Le danger se précise quand il est jeté ivre mort au volant d’une voiture sur une route de montagne. Le motif est alors repris sur un tempo quadruplé.


À la fin du film, c’est Thornhill qui pénètre de lui-même dans la véritable maison de Vandamm, située près du Mont Rushmore. La musique est développée longuement et couvre la quasi totalité de cette séquence depuis l’arrivée de Thornhill jusqu’au départ vers l’avion. Elle souligne le suspense par l’emploi des cordes et des bois joués ‘piano’ et ne s’arrête que lorsque nous entendons les dialogues importants entre Vandamm et son complice Léonard, puis avec Eve. Plus que des variations, c’est un développement qui évolue en suivant l’action (arrivée et repérages des lieux, lancement des pièces contre la fenêtre, montée dans la chambre et enfin découverte de Thornhill par la femme de ménage), soutenu par la rythmique du fandango. Cependant, contrairement à l’intrigue qui se dénoue (les derniers masques tombent), la musique, jouée ‘piano’, tourne sur elle-même et bouge peu, à l’image de Thornhill, témoin de tout mais obligé de rester cacher et de se taire.



C’est le rôle d’Eve Kendall qui reste le plus longtemps équivoque. Le spectateur apprend son double jeu bien avant Tornhill et ce, grâce aussi à la musique qui accompagne la séquence des cabines téléphoniques dans la gare de Chicago. En effet un motif chromatique joué par deux clarinettes et deux trompettes soutenues par une timbale et un vibraphone, complète ce que nous suggère le travelling de la caméra qui relie Eve à Léonard (Martin Landau). Le chromatisme des vents, ascendant et descendant, interroge le spectateur mais le trouble est mis en évidence par la note répétée au vibraphone. Les vents jouent à la tierce (les clarinettes et les trompettes alternent) et c’est le double jeu d’Eve qui est ici montré par cette alternance des instruments et leurs mouvements parallèles ; la pédale jouée par la timbale ne serait là que pour souligner l’unique ligne de conduite de l’héroïne malgré les dissonances avec les chromatismes. L’impact de la musique est d’autant plus fort que la séquence est dépourvue de dialogues. Ce motif est entendu chaque fois qu’Eve est obligée de mentir, soit à Roger dans l’hôtel de Chicago (“Tu dois être capable de faire souffrir à en crever”), soit à Vandamm dans sa maison près du Mont Rushmore alors qu’elle feint d’aller chercher ses boucles d’oreilles, soit enfin aux deux, à l’hôtel des ventes. L’absence de variations à chaque exposition de ce motif déroute le spectateur en le privant de repères. Le rôle d’Eve Kendall reste ainsi le plus longtemps caché car le motif est joué de la même manière en présence de chacun des deux amants de l’héroïne.


Pourtant le véritable thème d’Eve Kendall est le thème d’amour du film. Steven C. Smith, biographe de Bernard Herrmann, lui donne le nom de romance. Cette forme musicale est, selon la définition d’André Hodeir, “un chant d’amour, au caractère particulièrement sentimental. Elle se distingue (…) par l’absence de tout élément dramatique et tragique et, sur le plan musical, par la prépondérance absolue de la mélodie” (3). Cette romance composée pour White Witch Doctor (La Sorcière blanche Henry Hathaway, 1953) - sous le titre de “Nocturne” mais avec les mêmes instruments, l’ostinato aux cordes excepté - est l’un des plus beaux thèmes d’amour de Bernard Herrmann car loin des ‘crescendos’ romantiques de Vertigo (Sueurs froides,1958) ou plus tard de Marnie (Pas de printemps pour Marnie, 1964) : il apparaît beaucoup plus serein et, à l’image des amants, moins torturé.
Entendue d’abord lors de leur première rencontre dans le wagon-restaurant, la romance accompagne le jeu de séduction d’Eve. Le dialogue musical joué par un hautbois et une clarinette est soutenu par un ostinato aux cordes qui rappelle le bruit régulier du train en marche. Roger Thornhill pense tout haut : “Je réfléchis… je suis certain d’avoir compris” et le duo d’amour commence alors que le train lance un signal. La musique se termine ‘decrescendo’ avec l’arrêt du train provoqué par l’arrivée des policiers. La romance est reprise plus longuement quand Eve et Roger s’embrassent dans le compartiment.
Demain est un autre jour et déjà - malgré la définition d’André Hodeir excluant “tout élément dramatique et tragique” - la romance s’assombrit. Ainsi le lendemain de leur rencontre, alors que Thornhill, déguisé en contrôleur, déclare à Eve : “Tu es la plus futée des femmes avec qui j’ai partagé un wagon-lit”, le thème revient brièvement comme une réponse tacite d’Eve, pour se terminer sur un intervalle de quinte diminuée inexistant dans la mélodie originale. Cet intervalle marque une dissonance, non seulement dans la ligne mélodique mais aussi dans la relation du couple. Eve tourne la tête et provoque ainsi un panoramique latéral de la caméra vers Vandamm et Leonard qui suivent le couple sur le quai. C’est grâce à cette dissonance et ce mouvement de caméra qu’Alfred Hitchcock et Bernard Herrmann font comprendre au spectateur, et non à Thornhill, qu’Eve Kendall connaît les espions.


La romance est reprise tout à la fin du film, précédée d’un ‘glissando’ de harpe (ainsi se terminent musicalement les contes de fées : le prince retrouve sa princesse). Alors que le spectateur pense qu’Eve est toujours suspendue dans le vide du Mont Rushmore, Thornhill rejoue la scène dans un wagon-lit et la soulève vers la couchette tel un chevalier emportant sa promise vers son royaume. Par ailleurs, Eve étant partagée entre son amour pour Thornhill et sa mission, Herrmann ajoute à la romance une citation musicale qui souligne son choix. Ainsi dans le hall de la gare, Roger lui demande : “Où te retrouverai-je ?”. Le thème, exposé brièvement, se termine en énonçant le début du thème de Madeleine de Sueurs froides. Dans le précédent film de Hitchcock, cette musique n’intervient plus après la mort de Madeleine. Judy Barton (le vrai nom du personnage joué par Kim Novak) pensait, comme Eve, ne plus jamais revoir son amant. Cette même utilisation des deux thèmes se retrouve à deux reprises lorsque Roger revoit Eve dans sa chambre d’hôtel à Chicago : soulagée de le voir revenu d’entre les morts, elle l’enlace alors qu’il reste de marbre, partagé entre son amour et sa colère ; peu après, elle lui dit que c’était une aventure sans lendemain et qu’il doit partir sur le champ. Bernard Herrmann se permet ainsi une auto citation qui fonctionne ici par référence à un précédent film. Autant dire que le clin d’œil passe inaperçu et qu’il reste surtout un plaisir pour le compositeur.
Avec le thème d’amour qui parcourt le film, la cohérence entre la partition d’Herrmann et le propos d’Hitchcock est mise en évidence. Si deux thèmes sont liés au personnage joué par Cary Grant, ils épousent tous les deux le même rythme - celui du fandango - car il n’y a qu’un seul Roger Thornhill ; en revanche les deux musiques pour Eve (agent double) sont, elles, très différentes. Il faut attendre l’arrivée du “Professeur” pour élucider le rôle des personnages, mais la partition d’Herrmann ne trompait personne. Cela dit, encore une fois, le spectateur ne peut absolument pas faire attention à ces indications musicales (4). Enfin, seuls les amants ont un thème (et même deux) propre à leur personnage ; les autres musiques en revanche, font référence à un groupe (les tueurs), à un lieu (la maison de Vandamm) ou à une action (la filature).


Les conséquences du tournage de La Mort aux trousses dans les studios de la Metro-Goldwyn-Mayer sur la partition musicale sont multiples : musiques empruntées, mais aussi importance de l’orchestre employé. Herrmann, habitué aux grandes formations, si l’on se réfère à la cantate de The Man Who Knew Too Much (L’Homme qui en savait trop, 1956) dont il avait gonflé l’orchestre original déjà conséquent, a su utiliser les ressources de ce studio spécialisé dans les films musicaux en jouant de tous les pupitres, notamment dans le générique et dans le final, véritable coda d’une partition fort riche. Reste le jardin secret d’Herrmann (il a composé plusieurs musiques de chambre) : la romance qui n’utilise que deux bois et un petit effectif de cordes. C’est un rare moment de répit face au formidable “fandango orchestral et kaléidoscopique”.


Jean-Pierre Eugène



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(1) Steven C. Smith, “A Hearth at Fire’s Center, The Life and Music of Bernard Herrmann”, University of California Press, Berkeley, p. 228.
(2) Steven C. Smith, op. cité, p.228.
(3) André Hodeir, “Les formes de la musique”, Que sais-je ?, PUF 1984, p.95.
(4) Cette remarque vaut entre autres pour la musique de Citizen Kane déjà évoqué. C’est en analysant attentivement les thèmes (ce qu’on ne peut faire quand on est seulement spectateur d’un film qui se déroule en continu) qu’on comprend que la musique entendue sur les images du chalet dans la boule de verre et de la luge abandonnée dans la neige nous dévoile dès le début ce que signifie Rosebud.

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