vendredi 4 novembre 2011

Malèna (Ennio Morricone)

La fabuleuse ouverture orchestrale d'Una Pura Formalita (Une pure formalité, 1995), décuplant frénétiquement la course effrénée en vue subjective de la séquence générique, la note « désaccordée » de l’un des motifs de La Leggenda Del’Pianista Sul’Oceano (La Légende du pianiste sur l’Océan, 1999) symbolisant habilement la phobie du personnage principal…On peut aisément finir par le reconnaître : le cinéma de Giuseppe Tornatore n’a jamais manqué d’inspirer jusqu’à ce jour Ennio Morricone, le maestro italien de la musique de film. La preuve en est rendue encore aujourd’hui avec Malena (2001), dernière œuvre en date du jeune cinéaste par laquelle celui-ci renoue avec le récit à la première personne de Nuevo Cinema Paradiso (Cinema Paradiso, 1989), son succès d’estime, en y développant à nouveau une histoire basée sur la nostalgie et la mémoire : celle, cette fois, d’un homme qui se souvient de « la » femme qui a éveillé en lui ses premiers émois amoureux, révélé sa sexualité et nourrit ses premiers fantasmes d’adolescent dans le cadre d’une Sicile de 1940 en proie aux bouleversements grandissants de la Seconde Guerre Mondiale et la montée non moins fulgurante du fascisme.






Musicalement, Ennio Morricone n’a pas occulté, bien évidemment, le versant romanesque qui émerge de cette trame dramatique principale : en recourant notamment à des mélodies aux accents doux amers soit accompagnées à la mandoline, soit portées par des interprétations solistes à l’alto, au saxophone soprano et à la trompette, le compositeur a assuré la carte d’un sentimentalisme profond qui apporte une charge émotionnelle très forte à ce récit d’amour impossible.







Ceci dit, de ce score, l’on peut tout autant apprécier les deux registres musicaux qui s’entrecroisent tout au long du récit et qui finissent par servir au mieux l’un des axes thématiques principal du film qui gravite et s’articule autour d’une dialectique de « la perception et du regard ». Car en effet, Malena, c’est aussi le portrait d’une jeune sicilienne dont la beauté attire l’attention des hommes et excite leur concupiscence, attise la haine de leurs épouses jalouses et envoûte par ses charmes, Renato, un jeune garçon de 13 ans qui sillonne la ville à bicyclette ; c’est le récit d’une belle qui, observée et convoitée par les mâles libidineux du village d’un côté, épiée, suivie et désirée par un adolescent de l’autre, devient non seulement « la » femme de toutes les attentes, mais aussi l’objet de toutes les discussions. Et si la mise en scène de Tornatore adopte donc un va-et-vient quasi permanent entre « le point de vue » collectif des adultes et celui plus intime de l’enfant, avec une application participant à faire indéniablement de Malena l’épicentre d’un (mélo-)drame naissant et irréversible, la musique d’Ennio Morricone définit bien la « nature » profonde de chacun des deux points de vues posés sur la jeune femme : à savoir, une tendance à la sublimation et à l’idéalisation pour l’enfant par un premier registre, très morriconien, qui s’affaire à accompagner la plupart des séquences où Renato observe seul Malena (les motifs sont fluides, aériens et délicats, portés essentiellement par un ensemble de cordes auquel viennent s’ajouter avec parcimonie une mandoline et un alto) ; et un regard plus « salace » pour le groupe d’adultes via un second versant musical plus proche d’un Nino Rota festif composant pour Federico Fellini, et qui accompagne les plans de ces villageois totalement émoustillés par les formes généreuses de la charmante sicilienne.







Par une musique « fragile » et orientée vers « les hautes de sphères » qui s’oppose à une musique aux accents plus appuyés et « pesants », par le biais de ponctuations orchestrales cuivrées (basson) et emmenées par une rythmique aux percussions lourdes (grosse caisse) – et en cela, portée symboliquement « vers le bas » - se trouvent convoqués en somme d’un côté « le spirituel » et de l’autre le « trivial ». Le Sacré face au Profane.
Ennio Morricone s’ouvre ici à une musique qui dissocierait en fait « l’Esprit » (la noblesse du sentiment et de l’amour) du « Corps » (le vice et la soif du sexe) : la première approche, typique du compositeur, se rattache aux plans de nature psychologiques de Malena, c’est-à-dire ceux la cadrant en très rapproché et de manière contemplative. Sur ces images, la musique s’applique à définir l’intériorité de la jeune femme, à exprimer son désarroi et sa souffrance (elle est sans nouvelle de son mari parti à la guerre) derrière son visage « fermé » tout en ne manquant pas de faire état, à ce même instant, de celle, toute aussi sincère, éprouvée par le jeune garçon, certes hors champ, mais dont la présence nous est induite par son point de vue qui est donc celui de la caméra : pour la séquence de la coupe de cheveux, notamment, les sons diffus de la flûte relayés par le saxophone expriment autant le cruel dilemme, la terrible confusion et le tourment de la jeune femme qui naissent à cet instant que le sentiment de compassion mêlée d’impuissance de celui qui la regarde au nom d ‘un amour certes naïf mais sincère et touchant.






La seconde approche, aux motifs musicaux plus felliniens, se coordonne, elle, avec les plans de Malena, filmée de pied, mettant ainsi sa silhouette en valeur et correspondant donc aux divers instants où elle traverse le cœur du village. Les ponctuations produites par les cuivres et les percussions délivrent un rythme, un tempo qui, sans s’accorder à celui de la démarche de la jeune femme, amplifie cependant de manière délibérément grossière, le sex-appeal d’une femme qui ne désire qu’être respectée : une façon habile, en soi, de traduire ainsi le regard superficiel et outrancièrement primaire de ces hommes focalisés sur l’image d’une femme qu’ils désirent percevoir uniquement comme facilement « consommable ». Et ce n’est en somme pas sans une certaine ironie jubilatoire qu’Ennio Morricone aime à charger en musique ces instants : ces arrivées sur la place publique se trouvent accompagnées d’une bande musicale au ton très caustique ; la musique se fait fanfare de cirque et finit par appuyer l’idée que si pour sa plastique attrayante, la jeune femme devient aux yeux de son entourage masculin une véritable attraction quotidienne visuelle sexuellement euphorisante , elle n’oublie pas, dans l’autre sens, de souligner combien ceux qui la regardent sont autant de figures clownesques et ridicules qui préparent leur propre numéro avant que Malena n’entre en piste.








Cette équation, qui s’établit d’un côté entre musique morriconnienne, gracile et voluptueuse = plans rapprochés, et de l’autre, musique fellinienne, expansible et généreuse = plans larges, prolonge sa «logique» en s’appliquant à faire naître parfois de beaux entrecroisements à l’intérieur d’une même séquence. Par exemple le motif « Inchini Ipocriti E Disperazione » évolue ainsi en fonction de l’évolution du filmage et du cadrage : les accents à la Nino Rota ponctuent l’arrivée en plan large de la belle avant de se laisser glisser vers une musique plus « retenue et introspective », lorsque la caméra resserre sur le profil de la jeune femme, pensive. Quant au motif de Malena, dont les premières mesures naissent en un crescendo de cordes en suspension typique de l’auteur (cf. le thème principal de C’era Una Volta Il West Il était une fois dans l’Ouest, Leone /1968, celui d’amour de Wolf, M. Nichols/1994…) – il évolue lorsque, accablée par la disparition de son mari « mort » au front, la jeune femme entreprend de vendre ses charmes à l’occupant nazi afin de survivre : à sa première apparition en vamp sulfureuse, Ennio Morricone maintient le motif du personnage mais le fait exécuté cette fois par un saxophone au phrasé langoureux qui, au final, s’associe et s’harmonise au déhanchement de la belle filmée, à nouveau, de pied, via un travelling arrière progressif.



Cette dernière arrivée sur la place publique où Malena affiche ses douces rondeurs affecte l’enfant au point où, dans la continuité, il tombe malade après avoir imaginé, en un cauchemar quasi éveillé, les frasques de la jeune femme en compagnie de soldats et d’officiers allemands : le tango qui accompagne les images de l’orgie et de débauches rêvées par le jeune Renato en un ballet visuel « kaleidoscopique » démoniaque, se place explicitement sous l’influence à nouveau d'une couleur Rota, par le biais notamment d’une présence forte de cuivres dont la distorsion progressive de leurs sons ne manquent pas de suggérer le chemin déviant que prend Malena aux yeux du jeune garçon.
Cette séquence, à l’issue de laquelle le jeune amoureux transi perd connaissance, se rattache bien évidemment à toute une série de séquences nées du fruit de l’imagination de ce dernier. La thématique du regard énoncée précédemment qui parcourt le récit se trouve d’ailleurs induite dans ces instants fantasmés de l’enfant. Celui-ci, semi-conscient de la pression dont est victime la jeune femme, se projette dans ses songes en « sauveur ».








Par des séquences en noir et blanc, ponctuant épisodiquement le récit, Tornatore nous donne à voir un Renato s’imaginant défenseur de la veuve et de l’orphelin au Far West ou en figure toute aussi « héroïque » allant du gladiateur de la Roma Antique au détective bogartien des bas-fonds de New-York, en passant par le Tarzan d’une jungle exotique. De la sorte, le réalisateur manifeste ainsi, à nouveau, sa nostalgie et son amour du 7e Art, déjà contenue dans Cinéma Paradiso ainsi que dans L’Uomo Delle Stelle (Marchands de rêve, 1996) et donne l’occasion à Ennio Morricone de se livrer à l'hommage musical déjà adopté dans le premier titre juste cité. Mais ici, l’approche est d’autant plus appropriée et judicieuse, qu’elle fonctionne sur les bases du trait exagéré et appuyé de la référence (proche du pastiche) et qu’elle constitue dès lors le registre musical on ne peut plus parfait pour « définir » ici le principe même du fantasme qui repose, lui aussi, parfois sur l’extravagance, l’exagération et l’extra-codification. Ce que l’on retrouve dans les saynètes imaginées par le jeune enfant où sa protégée côtoie un individu (lui-même) dont la bravoure, le machisme et le sens du sacrifice ne sont pas à mettre en doute.







Cet univers mental de l’enfant, qui garantit une partie de la portée humoristique du film, se voit adjoindre en l’occurrence des accompagnements musicaux qui transcrivent ses idéaux et, bien évidemment, seul le registre proche d'un Rota enjoué, associé donc le plus souvent aux «ennemis» du jeune garçon – les autres hommes du village, ses « rivaux »- et à leur attitude, à leur regard de «profanateurs» qui avilie l’image de l’élue de son cœur, viendra accompagner son seul «cauchemar» éveillé, celui de l’orgie à l’instant où Renato songera au triste chemin pris par Malena dans la dépravation avec ces « autres » hommes. Les accents musicaux festifs felliniens y trouveront à cet instant une place de choix en s’associant à cette pensée qui viendra comme contaminer son environnement mental, sa bulle de rêve et le pousser jusqu’à la perte de conscience.


Les qualités de cette partition résident par ailleurs sur de nombreux autres points d’écriture musicale qui participent à continuer de nous faire penser qu’en dépit de ses 70 ans et ses quatre décennies d’activité passées au service du petit comme du grand écran, Ennio Morricone est bien l’un de ces compositeurs qui, en dépit de sa prolifique carrière, n’affiche aucunement par son travail l’envie de se reposer sur ses lauriers.

Jacky Dupont

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°4 (Printemps-Eté 2002)

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