lundi 1 août 2011

A chacun son Shakespeare ! (IV)



Nouvelle donne : l’atout Doyle Shakespeare, tout ce temps, demeure bien sûr la valeur incontournable de la scène britannique. L’Angleterre regorge ainsi de talentueux acteurs de théâtre qui, mieux que quiconque, savent entretenir le mythe du Maître de Stratford. De son côté pourtant, le cinéma anglais attend toujours son prochain “messie” shakespearien. Un jeune acteur de 29 ans ne tardera plus à mettre les deux pieds dans le plat.





Par sa fougue, Kenneth Branagh enflamme les critiques, lesquels y voient en lui nécessairement le nouveau Laurence Olivier brandissant bien haut l’étendard d’un néoclassicisme éclatant… Il faut avouer que son Henry V (1989) a tout du symbole, s’agissant d’abord d’une œuvre assez rarement portée à l’écran, pour laquelle la version d’Olivier fait référence depuis près de quarante cinq ans, et dont par-dessus tout la sortie intervient l’année même de la disparition de ce dernier. Comme son illustre aîné, Branagh reviendra plusieurs fois à la réalisation, un Shakespeare sous le bras…





Le nouveau Walton quant à lui se nomme Patrick Doyle. D’abord acteur puis directeur musical de la troupe dirigée par le jeune metteur en scène, Doyle devient très naturellement son compositeur attitré lorsque celui-ci décide de tenter l’aventure cinématographique. Sa partition pour Henry V sera au bout du compte le tremplin de sa carrière au cinéma et si l’alchimie entre les deux hommes s’avère cette fois encore aussi fructueuse, c’est que Doyle a immédiatement su se mettre au service des interprétations que Branagh souhaitait donner aux personnages de Shakespeare. L’expérience de leur collaboration au théâtre n’y est bien entendue pas étrangère, le travail de Doyle doit donc beaucoup aux gimmicks de la musique de scène, et parfois même plus particulièrement à ceux de l’opéra. Il n’est donc pas étonnant de constater que dans chacune des adaptations de Kenneth Branagh, la musique tient un rôle souvent moteur. C’est elle qui, de la mise en scène crépusculaire et boueuse d’ Henry V, fait d’abord émerger les vertus du courage et des valeurs humaines au service d’une cause ; puis elle répond aux jeux amoureux de Much Ado About Nothing (Beaucoup de bruit pour rien, 1993) dans un style exalté et forcément excessif (la scène d’ouverture restera à cet égard une référence) avant de contribuer de la manière la plus brillante qui soit à rendre à Hamlet (1996) son optimisme latent.





Y-a-t-il alors un effet Branagh ? Pas immédiatement en tout cas car au début des années 90, soit dans les temps qui suivent Henry V, Shakespeare ne paraît pas susciter plus d’engouement qu’à l’accoutumée. Un an plus tard on croise ainsi à nouveau Zeffirelli lequel, délaissant le film-opéra sans pour autant en abandonner entièrement tous les principes, présente son Hamlet (1990).





A cette occasion, il s’adjoint, faute de Nino Rota (décédé quelques onze années plus tôt) le savoir-faire d’une autre illustre figure de la musique de film, Ennio Morricone. Les tourments du prince du Danemark, tels que les expose Zeffirelli, s’accommodent d’ailleurs fort bien des manières du compositeur italien. La mort rôde plus que jamais autour de cet Hamlet, sa douleur s’étire en mélopées plaintives, la folie (même simulée) s’installe en stridences tandis que résonnent des danses bancales, reflets d’un royaume en perdition. La musique d’Ennio Morricone a donc comme il se doit beaucoup à dire. En ce sens le thème musical que le compositeur adjoint au personnage s’écoule tel un monologue, avec ses pauses, ses respirations, ses réflexions… L’alto, puis le hautbois, en solistes, se chargent alors de cerner un esprit d’une sombre noblesse, rongé de doutes et pessimiste quant à la finalité de son existence.




A contrario de cette funeste austérité, c’est avec moult fastes et chatoiements que Peter Greenaway déchaîne quelque temps plus tard La Tempête dans une réalisation haute en couleur intitulée Prospero’s Book (1991). Dans cette vision, l’île du vieux roi Prospero s’emplit d’abord de voix (celles, angéliques, d’Ute Lemper, Marie Angel, Sarah Leonard et Deborah Conway) puis d’une musique étrange signée Michael Nyman. Baroque et moderne à la fois, dans le style sophistiqué qu’on lui connaît, sa partition entretient avant tout un environnement sonore insolite destiné à accentuer l’aspect onirique d’un lieu magiquement tenu à l’écart du monde. Chose rare pour un sujet de ce type, ce n’est donc pas à proprement parler d’une musique qui suit et traduit la dramaturgie de l’œuvre de Shakespeare, même si Nyman n’est pas sans y glisser son commentaire un brin ironique.




Shakespeariens d’un jour On est encore qu’au début de la décennie 90, laquelle n’est pour l’heure guère plus prolifique. Les regards sont pour quelques temps encore exclusivement tournés vers Kenneth Branagh (son Beaucoup de bruit pour rien enflamme l’année 1993) mais bientôt tout s’accélère. Shakespeare semble devenir d’un coup furieusement “in” ; les annonces d’adaptations se succèdent alors frénétiquement, une soudaine boulimie qui, pour des studios à l’heure du recyclage, n’est bien souvent guère plus qu’un aveu d’impuissance scénaristique. Pourtant, quelle qu’en soit la transcription, il semble que la question shakespearienne ne puisse s’envisager sans un solide apport musical. Une aubaine donc pour des compositeurs de cinéma de plus en plus mis à mal par l’insatiabilité commerciale des grands studios et maisons d’édition.
Difficile pour autant d’échapper aux remises à jour, notamment un Romeo and Juliet (Roméo + Juliette, Luhrmann - 1996) à la bande son disparate, parfois bruyante, partagée entre des compositions nerveuses de Nellee Hooper et Craig Armstrong et une pléthore de chansons taillées pour les premières places des hits.





Modernisme toujours mais d’une tout autre nature avec le Richard III de Richard Loncraine (1996), turbulente transposition du drame shakespearien au sein d’une Angleterre des années folles soumise au nazisme. L’authenticité musicale de l’époque affirmée au travers de plusieurs airs de jazz, le compositeur Trevor Jones se devait ensuite d’accompagner cette impitoyable course au pouvoir à la manière d’une tragédie contemporaine dégagée du carcan médiéval. Son écriture, sans concession, peut alors se charger d’harmonies sépulcrales baignant des personnages aux destinées mêlées et inéluctables…





Le genre traverse également une à une chaque tendance du cinéma moderne, lequel répète ses schémas à l’infini. Othello prend alors la forme d’une sorte de thriller érotique (Parker, 1996) dont l’intérêt ne réside qu’en des acteurs restés eux fidèles à Shakespeare : Kenneth Branagh (redevenu ici simple acteur) n’a du reste aucun mal à occulter les prestations d’Irène Jacob et de Laurence Fishburne (qui restera, faut-il le souligner, le premier interprète de couleur pour le rôle-titre). Les efforts du compositeur Charlie Mole, révélation (hélas sans grande suite) du film, suivent fort heureusement le même chemin. Même si la complexité réelle des machiavélismes amoureux se retrouvent quelquefois sacrifiés à l’autel d’une trop grande évidence mélodique, sa partition parvient à servir au travers d’une étonnante finesse d’orchestration un romantisme entre ombre et lumière, lequel apparaît dès les premiers accords prédisposé aux intrigues, préservant du même coup l’essentiel des ambiguïtés du texte original…





Dans un style beaucoup plus convenu, la partition de Shaun Davey pour Twelfth Night (La Nuit des Rois, Nunn - 1996) s’avèrera autrement plus ennuyeuse. Les grands classiques ne sont également pas oubliés : pour A Midsummer Night’s Dream (Le Songe d’une nuit d’été, Hoffman - 1999), on décide à nouveau d’employer l’ouverture et la fameuse marche nuptiale de Mendelssohn (toujours très à propos, il faut en convenir), mais aussi d’encombrer certaines scènes de grands airs d’opéras (celui de La Cavaliera Rusticana de Mascagni par exemple) dont on voit sincèrement mal ce qu’ils peuvent concrètement apporter à cette nouvelle version (la dernière en date) de l’œuvre la plus fantaisiste de Shakespeare. Sous couvert de prétextes bassement commerciaux, ce choix lui-même fantaisiste mais hors propos ne parvient en effet qu’à appesantir un peu plus une adaptation en forme d’écrin somptueux mais vide à force de voir des décors avant l’action, des costumes avant les personnages. Cette constatation s’avère d’ailleurs d’autant plus déplorable que les sonorités cristallines du compositeur Simon Boswell parviennent parfaitement lorsqu’on les sollicite à saisir l’essence féerique de cette comédie onirique. Et si de cette récente fournée l’on doit finalement ne retenir qu’un seul regard sur Shakespeare, le plus passionné peut-être (outre celui de Kenneth Branagh), c’est vers Al Pacino qu’il faut alors se tourner. Son Looking for Richard (1996) n’est pourtant pas à proprement parler une adaptation de Richard III, plutôt une dissertation exaltée alternant répétitions autour d’une table, commentaires d’acteurs, tous shakespeariens convaincus, et interprétations en costume, soit une approche documentaire complexe dont la mise en musique constituait à coup sûr une gageure pour tout compositeur.





Vieux routard des chemins tortueux menant au cinéma de David Cronenberg, Howard Shore choisit ici de se porter à hauteur du propos au travers d’une partition aux multiples entrées. Celle-ci s’aborde en premier lieu comme une imposante musique de scène souvent proche (vue l’ampleur) d’un accompagnement d’opéra et n’intervenant à l’écran que lorsque les acteurs commencent à concrétiser l’aboutissement de chacune de leurs réflexions ; la réalisation flirte alors avec le théâtre filmé pour lequel on imaginerait fort bien le compositeur dirigeant des musiciens installés dans la fosse d’orchestre. Une fois ces scènes amorcées, cette même partition en assure ensuite la continuité, s’attribuant dès lors plus basiquement le rôle de musique de film ; elle devient ainsi un véritable fil d’Ariane permettant de garder pied tout au long d’une même séquence d’interprétation régulièrement ponctuée de commentaires : de cette manière, Shore entretient l’attention du spectateur sans pour autant compromettre la clarté du cheminement explicatif. A sa manière, enfin, cette partition s’avère également être, hors de tout contexte cinématographique, un éloquent prolongement de l’œuvre du dramaturge. Qu’importent les décors, les costumes et même les acteurs, ce qui compte vraiment, c’est Shakespeare et ce texte à l’extrême richesse, celui-là même qu’Al Pacino s’est mis en tête de nous faire ressentir et comprendre. A ce titre, la forme sous laquelle le compositeur nous convie à entendre sa propre réflexion (un ensemble orchestre, orgue et chœur, dont on a souvent dit qu’il se faisait l’écho d’un Moyen-Age sombre et décadent) ne vient pas tant en contrepoint du caractère actuel de la démarche puisque foncièrement, répétons le, seul Shakespeare est important. La musique d’Howard Shore se révèle donc avant tout d’une impressionnante profondeur dramatique, pas plus moyenâgeuse que ne le sont des requiems composés, disons, ces deux ou trois derniers siècles.





Une histoire à suivre Sans doute n’avons-nous aucun souci à nous faire quant à l’avenir de la relation éperdue qui, depuis près d’un siècle, unit Shakespeare et le Septième Art. Difficile également d’imaginer que celle-ci s’accomplisse sans les accompagnements musicaux qui s’imposent. On ne peut dès lors que s’amuser du résultat de l’avant dernière cérémonie des Oscars qui a vu le plébiscite d’un film ayant Shakespeare (l’homme cette fois, plus que l’œuvre) comme sujet : meilleur film et meilleure partition originale pour Shakespeare in Love (Madden, 1998), la formule ne manque assurément pas d’ à propos.






Ce ne sont du reste pas les projets qui font défaut : déjà cette année 2000 marque les retours de Kenneth Branagh et de Patrick Doyle, à nouveau réunis pour un Love’s Labour’s Lost (Peines d’amour perdues, 1999) traité à la manière d’une comédie musicale des années 20.







On attend également les contributions des compositeurs Carter Burwell pour un Hamlet (Almereyda, 1999) nouvelle génération et d’Elliot Goldenthal à une adaptation du trop rare Titus Andronicus, tout en ayant encore en mémoire sa partition pour un ballet basé sur Othello (une commande, en 1997, de l’American Ballet Theater et du San Francisco Ballet).





Enfin, puisqu’il est de bon ton actuellement de redonner à certaines productions muettes du début du siècle une seconde jeunesse musicale, peut être s’autorisera-t’on quelques retours en arrière, à l’image de la nouvelle partition qu’Ennio Morricone a en 1996 fourni à un Life and Death of Richard III (Buffum, 1912).







Nul doute également que dans les années à venir (et même au-delà) le genre shakespearien nous réservera toujours son lot de nouveaux venus. Quels artistes seront alors ces musiciens ? Sans doute les mêmes que ceux qui jusqu’ici ont souvent su trouver et offrir le juste compromis entre les impératifs d’une musique de scène toujours soucieuse du jeu des acteurs, les formidables opportunités d’innovation offertes par le cinéma et l’imposant héritage d’une tradition musicale quatre fois centenaire. Une affaire dont on reparlera en tout cas…

Florent Groult

LA BOITE A ARCHIVES
Dossier paru in Colonne Sonore n°2 (Printemps-Eté 2000)

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