Mécanique de la suggestion L’introduction de cette thématique musicale au sein de l’image est immédiate. Dès le générique, les deux notes se chargent sans détour d’amener le spectateur à éprouver sa première sensation vis à vis du film et celle-ci ne souffre d’aucune ambiguïté. Fort de ce qu’il a pu éventuellement connaître de l’histoire avant la projection et, en tout cas, de ce qu'évoque clairement l’affiche promotionnelle du film (une gigantesque mâchoire de squale sous une baigneuse et la mention « She was the first », « Elle était la première »), le spectateur ne doit avoir aucun mal à associer ce thème musical avec ce qu’il représente : le monstre annoncé (un requin donc) qui est surtout une menace, un danger mortel suscitant peur et effroi. En ce sens toutes les scènes d’attaque de la première partie « terrestre » du film ne font que suivre ce schéma musical initial, installant un effet d’habitude chez le spectateur qui s’attend donc à ce que le fameux motif retentisse à chaque attendue du requin. L’épisode du « faux aileron », tel qu’il est décrit ci-dessus, ne fait d’ailleurs qu’appuyer ce principe.
La seconde partie en revanche bouleverse radicalement les données : le film vire au huis-clos à bord de l’Orca et, plus important, les trois principaux protagonistes se mettent en chasse de l’animal sur son propre territoire, l’océan. Malgré le fait que d’entre eux, chacun à leur manière, peuvent être qualifiés de « professionnels » (Hooper et Quint), on rentre là plus que jamais dans le domaine de l’imprévisible et Williams contribue grandement à éveiller ce nouveau sentiment. La première scène d’alarme sur le bateau en est l’avertissement : malgré son expérience, Quint sous-estime l’animal qu’il a au bout de sa ligne et ne parvient pas à le capturer ; Hooper reste lui persuadé jusqu’au bout qu’il ne s’agit pas du requin mais « d’un poisson sportif, une raie ou un marlin ! » ; si quelques accords sombres se font entendre au début de cette scène, Williams se garde bien de prendre parti en utilisant les deux notes caractéristiques, si bien que l’on est toujours en droit de se demander qui, de Hooper ou de Quint, a raison.
A ce moment malgré tout, le spectateur peut encore s’attendre à ce que la musique annonce finalement l’approche du requin : au bout du compte le compositeur prend bien entendu un malin plaisir à éviter de répondre à cette supposition, contribuant ainsi à sa manière au choc de la première véritable apparition de l’animal. On s’aperçoit alors également que la musique adopte définitivement le point de vue des personnages (tout comme Spielberg d’ailleurs qui ne recourt plus désormais aux vues suggestives sous l’eau). Au début de cette scène clé, le danger s’approche bel et bien mais les trois protagonistes (comme le spectateur) n’en ont pas conscience : Hooper est tranquillement à la barre, Quint bricole ses cordes à piano et Brody maugrée devant la traîne qu’il jette comme appât par-dessus bord. Williams ne lance donc son thème qu’après la brusque apparition du requin, lorsque les personnages peuvent pour la toute première fois jauger véritablement le monstre auquel ils sont confrontés. C’est donc la notion subjective du danger qui là encore mène l’utilisation du thème. Ce dernier prend ainsi part à la longue séquence de poursuite avec l’Orca, où les sentiments de peur (soutenu par le motif) et d’excitation (porté par des élans héroïques) se retrouvent intimement mêlés (et fort bien illustrés à l’écran par les attitudes opposées de Brody et de Hooper).
Williams tire grand avantage à respecter désormais le point de vue des personnages : cela le libère en quelque sorte de l’emprise d’un schéma trop bien établi qui ne lui laisserait que peu de marge de manœuvre pour faire rebondir le rythme de sa partition. Il participe également de ce fait au revirement du statut des personnages (qui, de chasseurs, deviennent proies), entraînant du coup le spectateur. En l’absence d’une quelconque anticipation musicale, ce dernier a été d’un coup catapulté au cœur de l’action ; les deux notes caractéristiques, jusqu’ici bien ancrées dans son esprit, lui ont fait faux bond mais il est tout à fait raisonnable de penser que, par habitude, il cherchera toujours à s’appuyer sur une illustration musicale progressive qui lui dicterait « en douceur » ses émotions. Le compositeur est de fait en position de force et peut à présent manipuler son thème à sa guise, le faisant intervenir aux moments qu’il juge les plus opportuns afin de stimuler l’impression de danger et, éventuellement, de ménager de nouveaux effets de surprise…
Premier exemple lorsqu’un baril fait brusquement surface à l’arrière du bateau, preuve que le requin n’est pas loin : les trois personnages sont interloqués, le motif retentit donc aussitôt, mettant le spectateur aux aguets, avant de s’éteindre peu à peu, laissant place à des accords sombres de l’orchestre. Si elle reste pesante, la musique semble alors écarter la possibilité d’un danger immédiat, et ce malgré l’avertissement de Quint (« il doit être sous le bateau ! »). On n’y croit pas, et les personnages non plus visiblement lorsqu’ils se penchent inconsidérément pour attraper la corde du baril…La réapparition brutale du monstre, si près de l’Orca, est à nouveau un choc. Notons que ce principe est, d’une certaine manière, le même que celui qui régit encore de nos jours les partitions du genre horrifiques : un premier effet musical (attendu) pour rien suivi peu après d’un deuxième (inattendu) pour mieux surprendre le spectateur.
Deuxième exemple lors d’une attaque nocturne, juste après le récit de Quint et de l’Indianapolis, alors que les trois hommes chantent de bon cœur (« Show me the way to go home ») : les barils que traîne le requin font surface à nouveau et celui-ci commence à entamer la coque du bateau ; cette fois le thème n’apparaît pas immédiatement et n‘intervient finalement que lorsque les personnages cessent de chanter et réalisent qu’ils sont attaqués.
Deuxième exemple lors d’une attaque nocturne, juste après le récit de Quint et de l’Indianapolis, alors que les trois hommes chantent de bon cœur (« Show me the way to go home ») : les barils que traîne le requin font surface à nouveau et celui-ci commence à entamer la coque du bateau ; cette fois le thème n’apparaît pas immédiatement et n‘intervient finalement que lorsque les personnages cessent de chanter et réalisent qu’ils sont attaqués.
Thématique restreinte Il semble hasardeux de parler de leitmotives bien définis et identifiables pour chacun des personnages. Pour la plupart d’entre eux, en effet, tout au plus peut-on simplement leur associer ici ou là quelques éléments musicaux bien particuliers : un court enchaînement éventuellement, une humeur de l’orchestre, guère plus.
Dans la première partie du film notamment (laquelle se passe essentiellement à terre), seul le thème lié à la menace du requin se fait clairement entendre et ce, ainsi qu’on l’a vu, dès le générique. Pour le reste, on remarquera l’emploi ponctuel (et non exclusif) de certains instruments à la symbolique évocatrice : la trompette solennelle pour l’autorité de la ville (le maire), le piano intimiste et apaisant pour le plus jeune des fils Brody, et ainsi de suite…
Dans la première partie du film notamment (laquelle se passe essentiellement à terre), seul le thème lié à la menace du requin se fait clairement entendre et ce, ainsi qu’on l’a vu, dès le générique. Pour le reste, on remarquera l’emploi ponctuel (et non exclusif) de certains instruments à la symbolique évocatrice : la trompette solennelle pour l’autorité de la ville (le maire), le piano intimiste et apaisant pour le plus jeune des fils Brody, et ainsi de suite…
La chose se veut plus fouillée dès lors que l’on se retrouve en mer. Un nouveau thème se dessine alors véritablement, qui peut lui être facilement attaché au chef Brody. Il apparaît ainsi au moment du départ de l’Orca, alors que le personnage regarde une dernière fois la terre ferme où il vient à peine de quitter sa femme. Il est à ce niveau particulièrement significatif de constater que ce thème est absent du premier acte alors que Brody est depuis le début du film désigné comme le héros de l’histoire : c’est donc son départ en mer qui provoque l’entrée de cette caractérisation musicale, une manière comme une autre de marquer le début de son voyage initiatique ; par ailleurs, ce thème reste en apparence assez simple et surtout prend valeur d’incertitude, donnant la sensation de ne pas aboutir. Son emploi ne s’avère par la suite qu’occasionnel mais il sa fait notamment remarquer en se mêlant parfois au thème du requin. Williams fixe du coup musicalement la donne dramatique finale : l’affrontement ne pourra s’effectuer qu’entre Brody et le requin. Pourquoi alors encombrer la partition de phrases musicales superflues pour Hooper et Quint puisque tous deux seront absents du dénouement (l’un est écarté, l’autre disparaît) ? Le compositeur prend en quelque sorte ici à contre-pied le triptyque mis en place par Steven Spielberg sur le bateau en choisissant de ne démarquer distinctement qu’un seul personnage sur les trois, même si, répétons-le, certains détails de la partition (allant parfois jusqu’à une amorce de mélodie) peuvent ponctuellement être associés à Quint et à Hooper (en particulier tout au long des séquences de poursuites avec l’Orca en complément de l’esprit de compétition qui règne entre les deux hommes). Par ailleurs, le plan constituant le générique final ne s’accompagne que de ce thème musical (à présent posé et abouti), alors qu’il y a bel et bien deux survivants à l’aventure ; mais Brody est assurément le principal protagoniste de l’histoire, celui qui entreprend son voyage initiatique, vainc ses démons et revient grandi, apaisé…
Le cas de Quint est cependant plus complexe qu’il n’y paraît, à croire qu’il fallait bien que ce personnage haut en couleur se distingue d’une manière ou d’une autre. Ainsi, il se voit bel et bien attribuer une particularité musicale récurrente (à laquelle Williams est cependant étranger) sous la forme d’une chansonnette que Spielberg lui fait fredonner à plusieurs reprises pendant le film. De fait celle-ci, intitulée « Farewell Spanish Ladies » (« Au revoir et adieu jolie fille madrilène »), dans la version française) pourrait bien fournir à Quint un juste leitmotiv dans la mesure où son emploi, loin d’être anodin, apparaît chaque fois pour se faire l’écho de l’état d’esprit du personnage : chantonnée tour à tour sur un ton moqueur (au départ de l’Orca, face à Hooper et à son matériel sophistiqué), mélancolique (juste après le récit de l’Indianapolis) ou rageur et plein de rancœur (à la barre, tentant de semer le monstre), avant que Williams lui-même ne lui fasse un joli pied de nez, lui resservant la même mélodie à la flûte, tel un petit rire ironique, lorsqu’il prend finalement conscience de l’état désastreux de son bateau (et de la situation !) et se résout à demander à Hooper ce qu’il peut tenter avec son matériel qu’il n’avait pourtant pas manqué de traiter avec mépris.
Montage L’étonnant pouvoir de cette partition ne saurait se réduire à l’emploi de quelques formes musicales aussi astucieuses que simples. Williams sait pertinemment qu’il lui faut obligatoirement ménager son motif afin que celui-ci conserve intacte sa force évocatrice pendant les deux heures que dure le film. Le problème était en fait le même pour Spielberg qui se devait absolument lui aussi d’entretenir la montée en puissance du drame.
Pour cela, il choisit d’aborder certaines séquences sous un angle volontairement léger de manière à désamorcer la tension, minimiser le danger sous-jacent et ne rendre les scènes suivantes que plus intolérables. Tout comme il appuie singulièrement l’impact dramatique des attaques, Williams participe grandement à ces habiles diversions, changeant radicalement le ton de sa partition aussi souvent que le lui permet le réalisateur. C’est notamment le cas alors de la séquence qui voit l’arrivée des touristes dans la station balnéaire : pendant que Brody et Hooper se démènent tant qu’ils peuvent au téléphone, une foule bigarrée envahit la petite ville, inconsciente du danger qui menace toujours. Spielberg semble alors s ‘amuser à nous présenter tout un choix de victimes potentielles et Williams y adjoint une petite fugue guillerette pour trompettes, clavecin et orchestre, rendant la scène on ne peut plus humoristique (4). Le principe est sensiblement le même, plus tard, lorsqu’à la peur de l’affrontement avec le requin se mêle l’excitation de la chasse : le branle-bas de combat s’accompagne alors d’un thème volontaire puis la musique se gonfle d’héroïsme et d’insouciance, hommage évident aux films d’aventures maritimes des années 40 et 50. Que penser enfin du départ de l’Orca qu’une courte marche à la légèreté quelque peu infantile et ridicule nous présente comme une folle équipée.
Pour cela, il choisit d’aborder certaines séquences sous un angle volontairement léger de manière à désamorcer la tension, minimiser le danger sous-jacent et ne rendre les scènes suivantes que plus intolérables. Tout comme il appuie singulièrement l’impact dramatique des attaques, Williams participe grandement à ces habiles diversions, changeant radicalement le ton de sa partition aussi souvent que le lui permet le réalisateur. C’est notamment le cas alors de la séquence qui voit l’arrivée des touristes dans la station balnéaire : pendant que Brody et Hooper se démènent tant qu’ils peuvent au téléphone, une foule bigarrée envahit la petite ville, inconsciente du danger qui menace toujours. Spielberg semble alors s ‘amuser à nous présenter tout un choix de victimes potentielles et Williams y adjoint une petite fugue guillerette pour trompettes, clavecin et orchestre, rendant la scène on ne peut plus humoristique (4). Le principe est sensiblement le même, plus tard, lorsqu’à la peur de l’affrontement avec le requin se mêle l’excitation de la chasse : le branle-bas de combat s’accompagne alors d’un thème volontaire puis la musique se gonfle d’héroïsme et d’insouciance, hommage évident aux films d’aventures maritimes des années 40 et 50. Que penser enfin du départ de l’Orca qu’une courte marche à la légèreté quelque peu infantile et ridicule nous présente comme une folle équipée.
L’absence de musique sur certaines séquences va dans le même sens. Spielberg souhaitait en effet limiter les interventions musicales et laisser en certaines occasions l’intégralité de la bande-son aux seuls bruitages (naturels ou non) : conversations anodines, hurlements d’enfants, sons de cloches, cris d’oiseaux, émissions de radio, etc… L’effet est flagrant lors des deux scènes de plage et l’intérêt multiple.
Ce « manque » permet d’abord de rendre une séquence à suspense plus longue qu’elle ne l’est en réalité : il crée un effet d’attente soutenu, une impatience d’autant plus intenable que Williams et Spielberg ont auparavant fort bien réussi à nous faire admettre que danger et musique sont intimement liés.
D’autre part, ce parti pris est à même de véhiculer un important sentiment de réalisme qui, en des instants particulièrement opportuns, permet non seulement d’accroître l’impact immédiat d’une action mais également de mettre en valeur le retour de la musique dans la suivante. C’est la cas notamment lorsque le requin, accroché aux taquets du bateau, met celui-ci à mal : le bruit assourdissant de l’eau et les hurlements des trois personnages se chargent alors de rappeler sèchement l’urgence de la situation sans qu’une musique ne vienne adoucir cette impression. De même lors de l ‘épisode du faux aileron : la panique sur la plage n’en devient que plus réaliste et cruelle (enfants renversés, personnes âgées piétinées, pendant que d’autres se délectent du spectacle à la jumelle !). L’exemple le plus saisissant nous vient cependant de l’une des scènes finales qui voit la mort de l’un des trois « chasseurs » : la tragique disparition de Quint ne s’embarrasse ainsi d’aucune autre musique que les cris désespérés de l’infortuné et le vacarme des objets dévalant le pont du bateau.
D’autre part, ce parti pris est à même de véhiculer un important sentiment de réalisme qui, en des instants particulièrement opportuns, permet non seulement d’accroître l’impact immédiat d’une action mais également de mettre en valeur le retour de la musique dans la suivante. C’est la cas notamment lorsque le requin, accroché aux taquets du bateau, met celui-ci à mal : le bruit assourdissant de l’eau et les hurlements des trois personnages se chargent alors de rappeler sèchement l’urgence de la situation sans qu’une musique ne vienne adoucir cette impression. De même lors de l ‘épisode du faux aileron : la panique sur la plage n’en devient que plus réaliste et cruelle (enfants renversés, personnes âgées piétinées, pendant que d’autres se délectent du spectacle à la jumelle !). L’exemple le plus saisissant nous vient cependant de l’une des scènes finales qui voit la mort de l’un des trois « chasseurs » : la tragique disparition de Quint ne s’embarrasse ainsi d’aucune autre musique que les cris désespérés de l’infortuné et le vacarme des objets dévalant le pont du bateau.
Il en résulte une véritable différenciation entre les espaces sonores (selon qu’ils soient musicaux ou non) ce qui, sans aucun doute, tend à en enrichir les contenus émotionnels. Chaque scène (ou chaque plan d’une même scène) est alors susceptible de se distinguer des autres en fonction de sa propre dynamique sonore et leur alternance au cours du film, parfois assez rapide, contribue ainsi à bousculer constamment le spectateur, à mixer ses sensations, parfois de façon contradictoire, entre imaginaire et réalisme.
Ce n’est pas là le seul intérêt. Si cette différenciation sert le film sans détour, elle n’est également pas sans le symboliser d’une certaine manière pour en exprimer l’essence profonde, notamment lors de la séquence générique.
Ce n’est pas là le seul intérêt. Si cette différenciation sert le film sans détour, elle n’est également pas sans le symboliser d’une certaine manière pour en exprimer l’essence profonde, notamment lors de la séquence générique.
Ainsi, l’entrée dans le film s’effectue avant tout par le biais du son : des sonorités aiguës se font en effet entendre dès l’apparition du logo de la Universal puis ensuite sur le fond noir où apparaissent les premiers crédits. Ces bruitages, qui peuvent évoquer des émissions sonar ou, pourquoi pas, des chants lointains de mammifères marins, se trouvent brusquement interrompus par la première note du thème musical qui peu à peu envahit la totalité de l’espace sonore en un crescendo soutenu. En quelques secondes voilà ainsi résumée, à différents niveaux de lecture, la problématique initiale qui engendre le film : l’irruption de l’ élément musical dans un milieu sonore, c’est l’étranger dans une communauté où il n’a rien à y faire. Ici, c’est d’abord le requin dans un écosystème sous-marin particulier qui en est normalement dénué mais aussi le chef Brody dans une station balnéaire insulaire alors qu’il a une peur maladive de l’eau ; beaucoup plus loin, parallèle très prisé à l’époque, c’est l’Amérique au Vietnam. Considérant maintenant la nature de l’orchestration, le sous-entendu s’enrichit encore : la mise en valeur des basses, et donc d’une certaine noirceur musicale, paraît facilement provoquer l’idée que le requin représente ce qu’il y a de plus bas, de plus vil dans l’Homme. Et à la partition alors de convier le spectateur à assister à une bataille, un nouvel épisode dans l’éternelle guerre entre le Bien et le Mal.
Psycho de la Mer ? L’allusion à l’univers hitchcockien paraît enfin inévitable tant elle est devenue monnaie courante pour qui évoque l’aventure Spielberg. On connaît du reste fort bien l’admiration que le réalisateur vouait au maître anglais – ses renvois des plateaux de Torn Curtain (Le Rideau déchiré, 1966) alors qu’il n’avait que 19 ans et surtout de Family Plot (Complot de famille, 1976), quelques mois seulement après l’immense succès de Jaws, sont des anecdotes toujours très appréciées. Quoi d’étonnant alors à voir son film être ici ou là mesuré aux classiques d’Hitchcock, que l’on y décèle que le simple clin d’œil – l’utilisation très remarquée du fameux effet de caméra inventé pour les besoins de Vertigo (Sueurs froides, 1958) – ou qu’on le considère comme une véritable extension de son œuvre en tant que successeur désigné de The Birds (Les Oiseaux, 1963).
Du côté musical, c’est vers Psycho (Psychose, 1960) que tend la flatterie, légitime à première vue puisque Bernard Herrmann figure bel et bien parmi les influences avouées de John Williams, en bonne place aux côtés de Franz Waxman et d’Alfred Newman. Spielberg lui-même y est allé de sa petite phrase, décrivant en partie l’effort de son ami comme une rencontre entre le Herrmann de Psychose et le Korngold de The Sea Hawk (L’Aigle des mers, Curtiz 1936). Il n’est par ailleurs guère difficile de faire de quelques coups d’archet bien placés (lorsque Hooper, par exemple, se retrouve nez à nez avec la tête de Ben Gardner) des citations directes toutes trouvées et on ne peut que rapprocher la notoriété des thèmes musicaux, entrés très vite dans l’inconscient de générations de cinéphiles. Pourtant, au-delà du besoin que certains peuvent éprouver à élever un réalisateur et son compositeur au niveau de leurs aînés, il est tout aussi intéressant de constater à quel point les deux partitions fonctionnent de manière totalement distincte vis à vis de l’image.
On pourrait longtemps discourir sur les choix stylistiques des deux compositeurs. On est en effet avec Jaws bien loin d’une musique « monochrome » souvent évoquée pour Psycho : la préférence de Williams va au contraire vers une formation orchestrale aux sonorités colorées et au détour de laquelle chaque timbre revêt un rôle bien défini pour trouver sa place au sein du discours musical. On remarquera notamment les effets « aquatiques », l’intervention saisissante du vibraphone lors de la première attaque ou les arpèges descendantes de la harpe après la destruction finale du requin. Mais les traits les plus significatifs concernant sans nul doute les fonctions attribuées aux thèmes eux-mêmes.
De Psycho l’histoire n’a essentiellement retenu que le motif musical lié à la scène de la douche qui reste quoi qu’on dise un parfait exemple de synchronisme avec l’action, dans le sens où les glissandos des cordes restent liés de manière évidente aux coups de couteau, et donc à l’acte que constitue le meurtre… Dans Jaws, l’usage du motif attaché au requin tient par contre beaucoup plus de la mise en correspondance, notamment donc avec le danger que représente l’animal : à savoir que même si le requin est absent de l’action, la simple suggestion de ce motif suffit à faire naître le sentiment de sa présence ; on ne peut d’ailleurs que constater, ainsi que précédemment, qu’en aucun cas ce thème ne se fait entendre de manière systématique lors de l’acte de mort lui-même (auquel cas il s’agirait de synchronisme)(5).
Dans ce même ordre d’idée, on notera également comment deux cinéastes soulignent de manière tout à fait opposée un point culminant de leur récit en fonction du facteur musique. Ainsi, c’est la musique et les habiles stridences de Bernard Herrmann qui dans Psycho « figent » l’événement (le meurtre) dans l’esprit du spectateur (6), tandis que Spielberg choisit de faire brutalement disparaître l’un de ses principaux protagonistes (Quint) sans aucune autre musique que les sons et les cris. A sa manière, il « fige » lui-aussi son événement, mais cette fois par un silence musical d’autant plus dramatique qu’il se veut réaliste.
Dans ce même ordre d’idée, on notera également comment deux cinéastes soulignent de manière tout à fait opposée un point culminant de leur récit en fonction du facteur musique. Ainsi, c’est la musique et les habiles stridences de Bernard Herrmann qui dans Psycho « figent » l’événement (le meurtre) dans l’esprit du spectateur (6), tandis que Spielberg choisit de faire brutalement disparaître l’un de ses principaux protagonistes (Quint) sans aucune autre musique que les sons et les cris. A sa manière, il « fige » lui-aussi son événement, mais cette fois par un silence musical d’autant plus dramatique qu’il se veut réaliste.
Epilogue Force est de constater que depuis sa première diffusion en 1975 cette partition, tout comme d’ailleurs le film qu’elle illustre, n’a rien perdu de sa superbe et qu’elle n’usurpe ici en rien son statut de « perle noire »… Sans doute nombre de compositeurs rêvent de marquer l’histoire du cinéma de cette manière, en offrant, en plus d’un soutien de haute tenue artistique, un thème musical d’une telle force qu’aujourd’hui encore son pouvoir d’évocation demeure inaltéré.
John Williams, quant à lui, est pour ainsi dire un habitué de ce genre de prouesses, le dernier peut-être de ses trente dernières années, que l’on considère seulement l’étonnante ténacité de quelques unes de ses idées à jamais entrées dans l’inconscient d’un très large public, à l’image du signal extraterrestre de Close Encounters of The Third Kind (Rencontres du troisième type, Spielberg 1977) et des marches héroïques des Indiana Jones et autres Star Wars.
Aussi, si Jaws est devenu une référence du cinéma horrifique (que l’on songe seulement à la séquence d’ouverture du Pacte des Loups de Christophe Gans, 2001), on ne compte plus les citations à peine voilées, parfois à la limite du plagiat, qu’a suscité le célèbre motif du requin. On en retiendra ici que les détournements les plus savoureux, celui de Airplane ! (Y a-t-il un pilote dans l’avion ? Zucker-Abrahams-Zucker 1980) en particulier, sans oublier bien entendu l’autodérision par John Williams et Steven Spielberg eux-mêmes en ouverture de 1941 (Spielberg, 1979).
Le plus étonnant dans tout cela reste sans doute que deux notes ont suffi, et suffisent encore, à évoquer l’idée d’un requin. Avec le recul, on ne peut s’empêcher de penser qu’il y avait certainement là pour le compositeur prétexte à une contribution minimale… Entendons par là que sa partition aurait très bien pu s’en tenir à ces deux notes, à cette idée extraordinaire d’une suggestion par un motif élémentaire unique et obsédant, en en variant que la cadence, l’intensité et le facteur de présence, un peu dans l’esprit de ce que John Carpenter fera quelques années plus tard pour Halloween (1978). On aborderait là en quelque sorte le concept d’un apport musical que l’on pourrait qualifier de « minimal » ou « d’essentiel », mais peut-être pas « suffisant » comme certains seraient alors tentés de l’affirmer… On le voit, Jaws reste une partition des plus fascinantes, de celles qui invitent constamment à la réflexion…
(4) On ne peut s'empêcher alors de penser au sous-titre "Tourists on the menu" ("Touristes au menu") que Williams donnera à ce même morceau lors de la sortie du disque de la bande originale !
(5) Il y a bien évidemment des exemples de pur synchronisme dans Jaws, y compris avec le fameux motif, en particulier lorsque Hooper (dans sa cage) voit approcher (crescendo) puis disparaître (decrescendo) le requin : il serait cependant tout à fait erroné d'affirmer que la partition entière repose sur ce principe...
(6) On sait qu'Hitchcock avait d'abord envisagé la scène du meurtre sans musique, demandant d'ailleurs expessément à son compositeur de ne pas travailler cette séquence. Fidèle à lui-même, Herrmann saura finalement l'en dissuader, pour le résultat que l'on connaît aujourd'hui, et au réalisateur d'admettre plus tard que sa première décision était mauvaise...
Florent Groult
LA BOITE A ARCHIVES
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Texte paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-Eté 2001)
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