samedi 23 juillet 2011

La musique dans le cinéma de la Nouvelle Vague (2)






Innovation contre tradition ? Pour les cinéastes de la Nouvelle Vague, l’innovation musicale n’était pas toujours devenue une fin en soi. Chez Truffaut, par exemple, des films comme Les quatre cents coups, Tirez sur le pianiste ou Jules et Jim oscillent constamment entre l’adoption de partis pris originaux (distance émotionnelle, montage musical permettant une compression du temps narratif) et des utilisations plus traditionnelles, voire quelque peu dépassées. Une tendance que le cinéaste revendiquait complètement : “En fait, je crois qu’un film ne doit pas innover sur tous les plans à la fois. Il faut peut-être qu’il y ait dans un film quelque chose qui le rattache au cinéma classique (6).”
Disons que le côté cinéphile de Truffaut, passionné d’Howard Hawks et d’Alfred Hitchcock, transparaît dans l’utilisation qu’il fait de la musique. Une cinéphilie qui mènera d’ailleurs l’ancien critique des Cahiers du Cinéma très loin. Sa passion pour Hitchcock le poussera à engager le musicien du cinéaste britannique (Bernard Herrmann) pour mettre en musique Fahrenheit 451 (1966) et La mariée était en noir (1967). De même, dans les années 70, ce fils de Jean Vigo fera réenregistrer les musiques de Maurice Jaubert composées dans les années 30 pour les documentaires d’Henri Stork, musiques que l’on retrouvera sur quatre de ses films (L’histoire d’Adèle H, L’Argent de poche, L’homme qui aimait les femmes et La Chambre verte, respectivement en 1975, 1976, 1977 et 1978). Souvent interrogé sur la musique, Truffaut répondait invariablement : “La musique doit être toujours faite non pas dans une optique d’illustration de l’image, mais pour l’aider, la renforcer. Si bien que la vieille querelle “musique soulignante” ou “musique contrepoint” me semble à mon avis dépassée, la question est plus importante que cela (7).”











Chez Kast, Demy ou Varda, eux aussi attachés à conserver une continuité d’ordre intellectuel et esthétique avec la tradition cinématographique, on retrouve fréquemment ces effets de référence, d’où le nombre important de pastiches demandés aux compositeurs d’alors. Michel Legrand s’adapte à un Jacques Demy hanté par la comédie musicale américaine (Les Parapluies de Cherbourg, 1963), tandis que Georges Delerue et Antoine Duhamel ressortent constamment, pour un Pierre Kast restant fidèle à son père spirituel (Jean Grémillon), les trompettes d’un VIIème siècle plus proches des films de cape et d’épée d’Hunebelle que des dernières trouvailles de Godard. Georges Delerue commentait ce point en 1964 : “Kast est le metteur en scène qui me donne le plus de précisions sur le genre de musique qu’il veut avoir. Ses films ont une construction et un esprit très “classiques” et il a besoin d’un esprit très classique dans ses musiques de films. Ce qui me “pousse” aussi au pastiche quand je travaille avec Kast, ce sont lesréférences très précises qu’il me donne (“dans l’esprit de telle cantate de Bach” ou “dans l’esprit de telle suite de Couperin”). C’est quelquefois un peu gênant (8).”
En 1983, pour le livre-hommage à la Nouvelle Vague, Antoine Duhamel allait plus loin : “C’est bien là un des problèmes majeurs du musicien de film : cette concurrence désastreuse entre l’acte pour un metteur en scène de choisir quelque chose dans le répertoire qu’il connaît et aime depuis longtemps, quitte à tourner son film hanté par la musique qui préexiste, et ce que nous devons faire, qui dépend d’un coup de foudre, de l’inspiration du moment, ou du bon déroulement d’une séance d’enregistrement (9).”






Et puis, il y a les cinéastes attachés au confort du répertoire. Outre Vivaldi, le musicien le plus cité à l’écran (et auquel n’échapperont pas des cinéastes de renom tels que Renoir ou Bresson), Michel Deville passera sans problème de Mozart à Bizet, ou de Rossini à Saint-Saëns, Louis Malle reviendra au répertoire avec Les Amants (1958, premier Sextuor à cordes de Brahms) et Le feu follet (1963, Gnossiennes d’Erik Satie), tandis que Jacques Demy recyclait dans Lola (1961) la Septième Symphonie de Beethoven et le Prélude en Ré mineur de Bach. Ici, le problème se complique. Il ne s’agit plus de savoir quel type de musique le film emploiera, mais comment il l’emploiera.







Hors de leur qualité intrinsèque, qu’elles soient tirées du répertoire ou expressément originales, les partitions deviennent musiques “de film” à la table de montage. Jacques Demy notait “Je suis peut-être un musicien refoulé ! Je pense que le cinéma est un art proche de la musique. Par exemple, le montage est absolument musical. A l’intérieur d’un plan, les effets s’apparentent aux rythmes tant de la peinture que de la musique. Curieusement (…). Et ce sont ces rapports-là, pour moi, qui m’intéressent. Il y a une grande complexité de rapport entre l’image, le rythme et la musique. J’aime énormément travailler sur les recherches dans ce sens-là (10).”Une option pourtant assez voisine de celle adoptée par Godard, même si l’on a un peu trop rapidement cloisonné les films “Nouvelle Vague Cahiers” des autres. Si l’on en croit Michel Legrand : “Avec moi, il n’a jamais été directif ou interventionniste. il me livrait ses idées sur la musique qu’il désirait, sur son esprit, sa couleur, puis me laissait travailler en toute liberté. Ensuite, il se chargeait lui-même de la placer dans le film (11).”





Ainsi, dans Le Mépris (1963), le cinéaste agence les 14 minutes de la partition néo-romantique de Georges Delerue de façon à traduire les évènements dramatiques qui se dérouleront dans un “après” difficilement prévisible, ceci sans jamais dramatiser banalement la déchirure du couple qui se vit au présent. Techniquement, la lenteur de la musique s’accordait parfaitement à un montage de seulement 120 plans. Durée totale de la musique : plus de 40 minutes.




Expérience reconduite deux ans plus tard avec Pierrot le Fou (1965), dans lequel les cinq notes du générique et leur triton dissonant évoqueront précisément, à chaque intervention dans le film, et malgré les images de liberté apparente, la tragédie sous-jacente à cette cavale. Mieux, le montage musical parvient à tromper le spectateur par le biais d’interventions musicales off jamais clairement identifiées, interventions qui tournent rapidement à l’obsession. Ferdinand, dans la scène de la cocktail-party, superbe pastiche entre La Dolce Vita et L’Année dernière à Marienbad, se demande si les sons qui l’entourent sont bien réels, si ses sens ne le trompent pas. Anna Karina chantonne dans son appartement, accompagnée par un piano off dont la réverbération nous laisse penser qu’il pourrait très bien ne pas l’être…Et ce, jusqu’à un Devos, rencontré par hasard sur le quai d’un port, torturé par une chanson obsédante, lançant au bateau du héros de Godard s’éloignant au large : “Alors, cette musique qu’on entend, ça n’existe peut-être pas?.” Qui sait…





Malgré les richesses d’interventions déployées ici et là, on ne peut que constater la difficulté à généraliser les orientations adoptées. S’il est vrai que des réalisateurs marquants firent passer par la musique (ou par des montages musicaux anti-conventionnels) un certain nombre de revendications difficilement exprimables autrement, ces utilisations ne firent pas l’unanimité parmi les autres cinéastes. Ainsi, lorsque le jazz était adopté par Godard, il était en revanche fortement décrié par Pierre Kast ou François Truffaut. Ce dernier argumentait en 1964 : “Le jazz est presque toujours inadéquat dans les films parce qu’il fausse les durées : privée de ligne mélodique, votre image double de longueur. Je suis convaincu que toute musique improvisée devant l’image est une chose néfaste (12).” On peut d’ailleurs comprendre pourquoi Truffaut affectionnait dans ses films les tempos réguliers d’un Vivaldi et surtout d’un Delerue, compositeur qui avait la particularité d’orchestrer en arpégeant par une harpe ou une cithare un accord débutant sur un temps fort, communiquant ainsi à l’ensemble de la structure harmonique le rythme musical présent à la base.





Resnais, Chabrol ou Rivette (dans un premier temps) adoptent volontiers des partitions atonales dans leurs films, forme musicale qui ne semble pas intéresser Jean-Luc Godard, Louis Malle ou Jacques Rozier. Sans oublier ceux qui, à l’instar de Rohmer, supprimeront la dimension musicale off pour ne garder dans leur œuvre que des musiques ayant une justification strictement filmique. Enfin, Rivette (dans un second temps) et Godard (dans un second temps également) recycleront de la musique classique. Une orientation refusée catégoriquement par Resnais : “La seule chose que je ne supporte pas, c’est cette utilisation de la musique classique, surtout des morceaux déjà enregistrés sur disques, cette méthode qui consiste à ouvrir le potentiomètre au début de la séquence puis à le fermer quand cette séquence s’achève. Je n’ai pas une culture musicale extraordinaire, mais elle est suffisante pour que je sois distrait de l’action et de l’histoire d’un film quand j’entends Chopin, Mahler, Mozart, Bach surtout. Malgré moi, j’écoute la musique (…) Beaucoup de metteurs en scène sont satisfaits d’utiliser la musique comme cela. Pour ma part, cette manière de procéder me distrait de l’action du film, parce que j’ai l’impression de voir double. Cela crée quelque chose de schizophrénique. Je préfère le choix d’une musique de qualité moyenne dans un film, parce que je sais qu’elle a été écrite par un contemporain du réalisateur, des comédiens et des techniciens, qui était donc au diapason de l’œuvre (13).” Il semble qu’il y ait eu un parti pris commun : la volonté de ne pas utiliser la musique comme un guide artificiel destiné à faire adhérer plus ou moins consciemment le spectateur à la narration, aux émotions ou sentiments déjà exprimés visuellement (14). Un plus grand respect du spectateur et de sa liberté d’adhésion au film semble se dessiner derrière cette utilisation plus distante de l’outil musical.



Etat des lieux Aujourd’hui pourtant, la désillusion plane derrière les propos des musiciens ayant travaillé pour les réalisateurs de la Nouvelle Vague. Michel Fano, compositeur d’Alain Robbe-Grillet, avoue que “les possibilités d’expérimentations existaient bien davantage dans le passé, alors qu’aujourd’hui, la “frilosité” domine”. Plus inquiétant, il semble que les jeunes cinéastes ne soient plus attirés par un travail sur la syntaxe filmique. Raymond Alessandrini, ancien pianiste de Georges Delerue, est bien conscient du problème : “A de très rares exceptions près, les contraintes commerciales du cinéma ont pour conséquence l’utilisation d’un langage totalement traditionnel, voire rétrograde.” Jean Schwarz, laconique, regrette quant à lui que “beaucoup de metteurs en scène, dont les jeunes, avouent désirer une musique tranquille, rassurante, passe-partout, car ils ont des risques au niveau de l’image”. C’est le réalisateur Alain Jomy qui donne peut-être le coup de grâce à cet état de fait : “On n’expérimente que rarement de nos jours. Les temps où Alain Resnais faisait appel à Hanns Werner Henze, Hanns Eisler, Giovanni Fusco ou Pierre Barbaud sont lointains (15).” Ces quelques témoignages concordent pour mettre en relation l’opposition entre audace artistique et commercialisation.






La Nouvelle Vague, de par l’étroitesse budgétaire de ses films, a été un terrain favorable à l’adoption d’une plus grande liberté musicale. Il semble que le cinéma français contemporain, pourtant encouragé par un certain nombre d’aides à la création (hormis les premiers films de Chabrol, le cinéma de la Nouvelle Vague n’a jamais bénéficié des aides d’Etat, encore moins de l’Avance sur recettes), ne se risque paradoxalement plus à placer des musiques sortant d’un cadre traditionnel déterminé. Le mouvement semble d’ailleurs avoir profondément marqué les principaux acteurs qui ont fait les images et les sons de la Nouvelle Vague : Truffaut, Malle et Kast disparus, Godard a délaissé les partitions originales pour adopter désormais de la musique “sérieuse” (classique et d’opéra en l’occurrence (16) ; Claude Chabrol a cessé sa longue collaboration avec Pierre Jansen ; Alain Robbe-Grillet ne tourne pratiquement plus, et son musicien (Michel Fano) a quitté les laboratoires d’acoustique pour privilégier la voie de l’enseignement. Antoine Duhamel est devenu, en Espagne, un compositeur de film renommé.


Enfin, Georges Delerue, Maurice Jarre et Michel Legrand ont été contraints à l’exil hollywoodien, les conditions de travail du musicien de film relevant, dans la France des années 70, d’une quasi-précarité. Ce destin éclaté semble prêcher contre ceux qui s’évertuent à avoir absolument trouver une organicité au “mouvement”. Les différences d’orientation, parfois radicales, laissent à réfléchir quant aux lieux communs, renforcés notamment à la fin des années 90, qui désignent en la Nouvelle Vague toute “avant-garde” esthétique. Une chose est certaine : si certaines images resteront indissociablement liées aux mélodies de Delerue, Legrand ou Duhamel, on se rendit compte aussi que de nombreuses séquences furent bien souvent accompagnées par la meilleure des musiques, celle du silence.



(1) in Cinéma 64 n°86
(2) Direction Elena Dagrada, Jean-Pierre Bertin-Maghit, Université Bordeaux III, UFR SICA, juin 1996.
(3) Entretien avec François Thomas, in François Thomas, L’Atelier d’Alain Resnais, Flammarion-Cinémas, Paris, 1989.
(4) Cahiers du Cinéma, juillet 1959.
(5) T. Grimes : “Audio-Video Correspondance and Its Role in Attention and Memory”, in Educational Technology Research and Developpement, vol. 38, New York, 1990, pp. 15-25. Lipscomb, S.D. : “Perceptual Judgement of The Symbiosis between Musical and Visual Components in Film” Thèse en cinéma soutenue à l’Université de Californie, Los Angeles, juin 1990).
(6) Entretien avec François Truffaut, Cahiers du Cinéma n°138, décembre 1962.
(7) Cinéma 64 n°88, juillet-août 1964.
(8) Cinéma 64 n°89, septembre-octobre 1964.
(9) La Nouvelle Vague, 25 ans après, cerf. coll. “7ème Art”, Paris. 1983.
(10) Table ronde sur la musique de film, Ecran 75 n°39, septembre 1975, p. 11.
(11) Michel Legrand, Soundtrack n°56, décembre 1995.
(12) Cinéma 64 n°87.
(13) Entretien avec Thierry Jousse, Cahiers du Cinéma, spécial Musiques au Cinéma, 1995.
(14) A noter à ce sujet l’excellente thèse de Gottfried Kinsky-Wienfurter “Filmmusik als instrument Staatlicher Propaganda im dritten Reich und nach 1945”, Olschläger, Munchen. 1993.
(15) Ensemble de propos recueillis par Alain Garel et François Porcile, CinémAction n°62, “La musique à l’écran”, éd. Corlet-Télérama, Caen, 1992.
(16) Dont For Ever Mozart (1995) semble le passage le plus réussi, bien que trahissant parfois l’essoufflement d’un certain style musical systématisé depuis déjà plus de dix ans.



Frédéric Gimello-Mesplomb

Maître de conférences

Université de Metz

Filière Etudes Cinématographiques


LA BOITE A ARCHIVES

Texte paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-Eté 2001)

1 commentaire:

Unknown a dit…

qu'il faut savoir sur les nouvelles nouvelle esthétique. göğüs estetiğiI will recommend your site to the other platforms.Sacekimiic