dimanche 31 août 2008

Bernard Herrmann et la musique de concert


Bien que le nom et la musique de Bernard Herrmann soient indissociables du monde du cinéma, le musicien n’a pourtant pas été qu’un prodigieux compositeur de bandes originales de films. En effet, la musique symphonique élaborée et puissante qui a fait sa renommée cinématographique est en fait la continuité directe de sa musique de concert que les mélomanes et les critiques ont manifestement oublié. Au même titre que les compositeurs classiques Erich Wolfgang Korngold et Miklós Rózsa, Bernard Herrmann a vu sa postérité musicale altérée par son séjour à Hollywood. D’une manière un peu méprisante ou paresseuse et, comme pour ces deux compositeurs significatifs, Herrmann s’est vu attribuer une étiquette rédhibitoire de “musicien de film”. Malgré le respect dont bénéficiait sa musique cinématographique, son image en tant que compositeur dit “sérieux” ou “classique” en a été par conséquent écorchée, comme si ces deux activités étaient incompatibles, ou plus exactement, comme si la musique de cinéma, souvent qualifiée de production “alimentaire”, était devenue une déchéance pour son auteur. Trente ans après sa disparition, retour aujourd’hui sur ses œuvres de concert restées, à ce jour, quelque peu dans l’ombre.


Le Chef d’orchestre Bernard Herrmann a commencé très tôt sa carrière en tant que tel. Il a fondé en 1931 le New Chamber Orchestra qu’il a dirigé jusqu’en 1934 et c’est avec cette dernière formation qu’il s’est fait le champion de compositeurs contemporains encore peu connus comme Charles Ives ou de compositeurs anglais plus anciens comme Henri Purcell. Ensuite, après en avoir été l’assistant dès 1934, il est devenu en 1940 le chef attitré de l’Orchestre Symphonique de la CBS (Columbia Broadcasting System) jusqu’à sa dissolution en 1951. Ce n’est seulement lors de son séjour en Angleterre, dans les années 60 et 70, qu’Herrmann est revenu plusieurs fois à la direction d’orchestre : à la tête du National Philharmonic Orchestra, il a enregistré quelques unes de ses œuvres majeures (Wuthering Heights, Symphonie, The Fantasticks, Moby Dick) ainsi que de nombreuses suites de ses musiques de films.

Tout au long de sa carrière, Bernard Herrmann a surtout défendu divers compositeurs américains et anglais qu’il affectionnait tout particulièrement tels qu’Aaron Copland, Edward Elgar, Frederick Delius, Ralph Vaughan Williams, Arnold Bax, Cyril Scott. Ce qui laisse penser qu’Herrmann dirigeait pour jouer la musique qu’il aimait et non pour la seule gloire de l’acte, même s’il est vrai aussi qu’il souhaitait être apprécié par ses collègues plutôt pour ses qualités de direction d’orchestre que pour celles de compositeur. La célèbre scène finale du film The Man Who Knew Too Much (L’Homme qui en savait trop Alfred Hitchcock, 1956) au Royal Albert Hall de Londres, durant laquelle Herrmann a dirigé lui-même à l’écran et pendant neuf minutes la cantate Storm Clouds du compositeur australien Arthur Benjamin, est particulièrement significative à ce sujet. Hitchcock avait proposé à Herrmann d’écrire sa propre musique pour cette séquence capitale. Mais, trouvant la partition de Benjamin idéale, notamment à cause de la progression qui amène le coup de cymbales final, Herrmann ne verra pas de raison d’en changer et en adaptera alors juste l’orchestration à la grandeur de la salle londonienne.

Au final, on soulignera ici l’ironie de l’histoire : nombre de compositeurs comme Mahler et Furtwängler n’ont été reconnus de leur vivant que par leur activité de chef d’orchestre, alors que Bernard Herrmann n’a été apprécié, presque malgré lui, que comme compositeur de musique de film. Les raisons de cela ? son caractère ombrageux, brusque et ses sautes d’humeur peu amicales ne l’ont sûrement pas aidé à s’imposer à la direction d’une grande formation tout comme ses interprétations qui, bien que très convaincantes, adoptaient des points de vue extrêmes (Herrmann laisse, par exemple, la version la plus lente et, par la même, la plus longue des Planètes de Holst). Enfin, n’oublions pas combien ses choix de compositeurs parfois encore obscurs comme Charles Ives ou d’œuvres méconnues comme le Falstaff d’Edward Elgar, n’ont pas contribué à enthousiasmer la critique et le public.



Musique de concert et musique de film Il est fréquent et facile de considérer la musique de concert de Bernard Herrmann comme un dérivé de sa musique de film au résultat secondaire et peu significatif. Pour des oreilles discrètes, les œuvres du compositeur rappelleront peut-être trop l’univers du cinéma pour être considérées comme de la musique classique à part entière. Suivant cette logique, Herrmann aurait essayé alors d’être “sérieux” dans ce domaine mais aurait échoué car il n’aurait su se défaire de son idiome cinématographique.
En fait, à y regarder de plus près, c’est plutôt l’inverse qui s’est produit. Ce n’est pas sa musique de concert qui est un succédané de sa musique de film, mais c’est sa musique de film qui est issue de sa musique de concert. Herrmann a composé pendant dix ans de cette dernière, notamment pour son orchestre de chambre, avant d’écrire sa première composition pour le grand écran. Ceci peut expliquer partiellement la nouveauté et la puissance que sa musique a apporté au monde du cinéma. Le seul défaut de celle-ci est d’avoir été victime de son succès et d’avoir été volontiers plagiée par ses successeurs dans l’industrie hollywoodienne. Cependant, il est possible de comprendre pourquoi certains mélomanes peuvent se sentir gênés à l’écoute de cette musique de concert, car ils y retrouvent des stéréotypes maintes fois reproduits par la suite et liés dans la conscience collective au monde du cinéma. Mais cela ne saurait préjuger de la valeur intrinsèque ni de l’originalité authentique du modèle.
Ainsi, l’auditeur sera surpris et peut-être charmé de constater que dès ses premières œuvres classiques, Herrmann a adopté le style qu’on lui connaît par la suite dans ses musiques de films. Ceci est particulièrement frappant à l’écoute de la Sinfonietta pour cordes de 1935 dont le compositeur réutilisera en 1960 l’orchestration glaciale et les harmonies stridentes aux cordes pour écrire la fameuse scène du meurtre sous la douche du film d’Alfred Hitchcock Psycho (Psychose, 1960).

Psychose (1960)

Les chassé-croisés et les emprunts entre la musique de film et la musique de concert sont très nombreux et variés. Il n’est pas étonnant de retrouver dans ses premières compositions pour le cinéma les échos de ses premières partitions. Par exemple, dans le prélude orchestral de Citizen Kane (Citizen Kane Orson Welles, 1940), les bois graves et les harmonies sombres et mystérieuses sont le prolongement direct de la cantate Moby Dick écrite un an auparavant. La même similitude peut être faite également entre les danses enlevées de la musique “oscarisée” du film All That Money Can Buy (Tous les biens de la terre William Dieterle, 1941) et les danses du ballet Currier and Ives (1935) au point qu’en écoute en aveugle, il serait bien délicat de dire quelle partition a été écrite pour une salle de cinéma et laquelle l’a été pour une salle de théâtre.
Entre 1939 et 1951, les œuvres classiques et cinématographiques se sont alternées. L’univers romanesque du film Jane Eyre (Robert Stevenson, 1943), inspiré du roman de Charlotte Brontë, précède de peu les premières ébauches de l’opéra Wuthering Heights (1943-1951) inspiré du roman éponyme de la sœur de Charlotte, Emily. Mais des rapprochements plus stupéfiants peuvent être faits entre ce même opéra et la musique de The Ghost and Mrs Muir (L’Aventure de Mme Muir Joseph L. Mankiewicz, 1947). Ce film romantique à souhait avec ses paysages déchirés de la côte anglaise et son héroïne farouche est restée l’œuvre préférée d’Herrmann. Il y a traité avec beaucoup de charme et de profondeur les thèmes de la mort et de la solitude. Le musicien réutilisera abondamment dans ce film la musique de l’opéra qu’il était en train de composer et qui lui a tenu tant à cœur. Parmi ces similitudes, la musique de la scène finale de l’acte II de Wuthering Heights, décrivant la tempête dans laquelle Heathcliff s’enfuit, est reprise à l’identique pour illustrer les années qui s’écoulent et les vagues qui se fracassent sur les rochers de la côte de L’Aventure de Mme Muir. De même, la musique de la scène suivante du film, connue en morceau séparé sous le titre de “Andante Cantabile”, est une réplique musicale exacte de l’interlude de l’acte IV de l’opéra, et le “Nocturne” de l’acte I est lui aussi repris dans le prélude du film.

Citizen Kane (1940) | Tous les biens de la terre (1941) | L’Aventure de Mme Muir (1947)

Trois derniers exemples peuvent illustrer cette longue liste d’emprunts. La scène de bataille avec les squelettes du film Jason and The Argonauts (Jason et les Argonautes Don Chaffey,1963) reprend le scherzo du Nocturne and Scherzo pour orchestre de 1936 et le thème d’amour “From Italy” du long-métrage Bitka na Neretvi (La Bataille de la Neretva Vjelko Bulajic, 1969) reprend la mélodie élégiaque du dernier mouvement “Venise” des Souvenirs de Voyage de 1967. Quant au Concerto Macabre pour piano et orchestre (1944), il entretient encore plus l’ambiguité puisqu’il s’agit d’une musique de concert qui a été écrite pour être jouée en tant que telle par le héros et pianiste d’Hangover Square (John Brahm, 1945). S’agit-il d’une musique de film empruntant une forme classique ou d’une musique classique s’adaptant au film? Tout aussi significatif apparaît son quatuor à cordes Echoes (1965) dont le titre et les thèmes nous renvoient aux compositions cinématographiques antérieures.

Hangover Square (1945)

Ces exemples nous montrent la proximité entre ces deux mondes, la salle de concert et le cinéma, mais aussi leur séparation, puisque ces emprunts n’ont lieu que du classique vers le septième art, parfois, plus rare, du cinéma vers le classique, et jamais entre deux œuvres de même nature. Chaque genre permet ainsi de ré-exploiter dans un autre contexte des idées musicales et des thèmes déjà exprimés par ailleurs.

À ce stade, il est intéressant d’effectuer un rapprochement avec le compositeur autrichien Erich Wolfgang Korngold (1897-1957). Il est parfois reproché à la musique de ce jeune enfant prodige de Vienne d’être trop hollywoodienne. Or, comme pour Bernard Herrmann, c’est exactement le contraire. Alors que le cinéma était tout juste né, Korngold a écrit dès l’âge de neuf ans de la musique qui sera qualifiée ensuite d’hollywoodienne (par exemple son ballet Le Bonhomme de neige écrit en 1919).
À son arrivée définitive aux États-Unis en 1938, Korngold, ainsi que d’autres confrères viennois exilés, comme Max Steiner et Franz Waxman, donnera au cinéma hollywoodien son style romantique et luxuriant qui perdure jusqu’à aujourd’hui chez John Williams. De plus, si Korngold réutilisera le matériau de ses œuvres viennoises pour écrire ses premières musiques de films -on pense à l’ouverture “Sursum Coda” pour le score du fameux The Adventures of Robin Hood (Les Aventures de Robin des Bois Michael Curtiz et William Keighley, 1938), il réemploiera dans ses dernières partitions classiques des années 40 et 50 (Concerto pour violoncelle, Concerto pour violon, Symphonie) des thèmes écrits précédemment pour le cinéma. Comme pour Herrmann, sa musique de film est issue de sa musique de concert et les “échanges” entre les deux mondes musicaux seront constants par la suite.

Erich Wolfgang Korngold (1920)



Les œuvres de concert de Bernard Herrmann Ce chapitre se limite aux principales partitions enregistrées sur disque de Bernard Herrmann. De bien nombreuses œuvres de jeunesse restent encore à découvrir.

Currier and Ives Suite
suite pour orchestre (1935, révision en 1975)


Cette suite est extraite d’un ballet, The Skating Ring, inspiré des populaires lithographies américaines du XIXème siècle de Currier & Ives. C’est une œuvre de jeunesse réjouissante écrite dans un style très abordable. Le dernier mouvement prend une véritable tournure populaire avec des citations de refrains de Noël comme “Jingle Bells”. C’est exactement le style de musique brillante, colorée et fort habile qui se retrouve dans l’“Ouverture” de Citizen Kane. Le “Gallop” est un pastiche des plus réussis des ballets contemporains de Khatchatourian et Chostakovitch. Cinq mouvements : “The Whirlwind Skater”, “Waltz”, “Gallop”, “The Fat Man”, “Torchlight Finale”.
Durée : 14 minutes.

CD Koch International Classics 3-7224-2H1



Sinfonietta pour cordes
(1935, révision 1975)


La Sinfonietta pour cordes est l’une des pages les plus intrigantes d’Herrmann. Dissonances aiguës, atmosphères immobiles, scherzos grinçants, thèmes lugubres, tous les ingrédients qui feront le succès de la musique du film Psychose se retrouvent dans cette partition. Il s’agit d’une musique véritablement originale et puissamment évocatrice qui n’a, semble-t-il, pas été écrite pour charmer les esprits romantiques surannés mais plutôt pour envoûter les âmes torturées. Cinq mouvements.
Durée : 23 minutes.

Psychose (1960)



Moby Dick
Cantate pour ténors, basses et chœur masculin
(1938)


Herrmann avait pensé extraire un opéra de ce roman de Melville qui a été immortalisé en film par John Huston en 1956. Mais finalement, son choix s’est porté sur une cantate pour éviter les digressions d’un livret et pour se consacrer uniquement aux scènes capitales du livre. Cette genèse explique probablement l’aspect très théâtral de cette cantate où alternent chœurs, solos méditatifs, récitatifs et dialogues parlés. L’introduction tonitruante du chœur “And God Created Big Whales” n’est pas sans évoquer l’explosion chorale initiale “Behold The Sea Itself” de la Sea Symphony de Ralph Vaughan Williams. L’univers musical de ce drame masculin composé uniquement de marins, exception faite de la baleine, annonce magnifiquement le sombre et violent opéra Billy Budd de Benjamin Britten (1955). Une œuvre forte, dramatique et puissante qui ne manquera pas d’impressionner son auditeur.
Durée : 45 minutes.

LP Unicorn UNS 255



Symphonie n°1 pour orchestre
(1939 -1941)


La Symphonie n°1 pour orchestre d’Herrmann est certainement l’une des pages les plus marquantes de ses œuvres de concert. Écrite dans le moule traditionnel en quatre mouvements, elle s’éloigne des formes classiques par son refus caractéristique de large développement. Bien qu’étant l’une des œuvres les plus abstraites de son auteur, on y sent les grands espaces froids, succession de déserts rocailleux et de forêts impénétrables, traversés de vents polaires que surplombent à l’horizon des montagnes déchirées. Un rapprochement avec les symphonies de Walton et Vaughan Williams ne serait pas inapproprié tant Herrmann appréciait ces deux compositeurs. Cependant, dès les premières mesures se reconnaît son écriture : un thème de cinq notes, répétées ostensiblement et lentement aux cors, emmagasine une tension qui est aussitôt libérée par un envol tourmenté des violons et qui atteint son paroxysme avec l’arrivée d’accords dissonants de cuivres. Le scherzo qui suit n’est pas sans annoncer l’ironie de la musique du film The Trouble With Harry (Mais… qui a tué Harry ? Alfred Hitchcock, 1955), même si dans cette symphonie, cette ironie sombre dans le surréalisme d’une forêt lugubre et fantastique. Le mouvement lent essaie désespérément de tisser une grande mélodie élégiaque, mais c’est tout droit dans un gouffre sans fin que les derniers coups de timbales emmènent l’auditeur. Le final nous sort de cette impasse en s’apparentant à un renouveau de la nature. Sous forme de rondo, il apporte par ses chevauchées épiques et ses rythmes frénétiques, une conclusion dionysiaque à l’une des symphonies américaines les plus significatives et attachantes du XXème siècle.
Durée : 40 minutes.

LP Unicorn RHS 331



The Fantasticks
mélodies avec orchestre
(1942)


The Fantasticks est un cycle de cinq mélodies avec orchestre d’après des textes du poète élisabéthain Nicolas Breton (1545-1626). Les poèmes reprennent les cinq premiers mois de l’année où l’évolution des températures est soulignée par la succession des solistes vocaux : basse, mezzo-soprano, ténor, soprano, puis chœur féminin. Si “Janvier” annonce le climat hivernal hostile du prologue des Wuthering Heights, “Mai” pourrait évoquer le printemps ensoleillé de l’acte I de ce même opéra. Il s’agit probablement ici d’une coïncidence de date (l’opéra fut commencé un an après, en 1943), mais il est intéressant de voir dans ce cycle les prémices de la grande œuvre à venir. Cependant, ne nous trompons pas, The Fantasticks n’est pas qu’une simple étude préparatoire, mais déjà une musique fortement maîtrisée dont la puissance poétique et évocatrice est parfois même supérieure par son intensité et sa concentration à celle des Wuthering Heights, ouvrage à la vocation certes plus lyrique et directe. Ce cycle de mélodies n’est pas forcément très séduisant à la première écoute, mais les beautés profondes et authentiques ont parfois un prix.
Durée : 25 minutes.

CD Unicorn-Kanchana UKCD2063



For the Fallen
berceuse pour orchestre
(1943)


Cette berceuse fut écrite en 1943 à la mémoire des soldats américains tombés sur le front. De cette courte page, où un motif lancinant de quatre notes berce une mélodie aux appoggiatures de neuvième langoureuses, une émotion discrète et sincère se dégage petit à petit. Cette musique, l’une des plus émouvantes et profondes de son auteur, sait éviter tout pathétisme excessif et se place sous le sceau de Delius.
Durée : 7 minutes.

CD Unicorn-Kanchana UKCD2061



Concerto Macabre pour piano et orchestre
(1944, révisé en 1972)

Herrmann a écrit ce bref Concerto Macabre pour piano et orchestre spécialement pour le film Hangover Square. Le célèbre Concerto de Varsovie pour piano et orchestre que Richard Addinsell avait écrit pour le film Dangerous Moonlight (Brian Desmond Hurst,1940) revient immédiatement à l’esprit du mélomane cinéphile. Dans les deux films, le héros est un pianiste qui interprète en public son concerto. L’œuvre tient à la fois du piano percutant et virtuose de Prokofiev (accords dissonants très marqués au début), du lyrisme de Rachmaninov (mélodie suave pour la conclusion) et du style rhapsodique de Liszt.

Hangover Square (1945)

La pièce musicale suit le scénario de la scène finale du film : un pianiste compositeur joue son propre concerto pour piano dans une atmosphère très lourde et mystérieuse. Mais il devient progressivement complètement fou au cours d’une danse macabre et met le feu à la salle de concert. Le thème lyrique initial revient de plus belle dans la grande tradition romantique, mais l’orchestre ne pouvant plus le suivre, le soliste termine son concerto, seul et anéanti. Durée : 11 minutes.

Hangover Square (1945)




Wuthering Heights
opéra (1943-1951)


L’opéra Wuthering Heights / Les Hauts de Hurlevent est l’unique ouvrage lyrique de Bernard Herrmann. Le choix du roman d’Emily Brontë n’étonnera pas. La puissance dramatique de ce livre n’a certes pas par hasard inspiré le musicien ainsi que deux autres compositeurs américains au XXème siècle : Carlisle Floyd et Bernard J. Taylor. De plus, son inclinaison littéraire anglophile, sa prédilection pour les histoires romantiques tourmentées et psychologiques (comme pour les films d’Hitchcock), son goût des paysages violents, portaient naturellement Herrmann vers l’univers des sœurs Brontë. Rien de surprenant, dès lors, de constater qu’il a signé juste avant cet opéra la merveilleuse et romantique musique du film Jane Eyre inspiré du roman de Charlotte Brontë. Le livret de l’opéra a été écrit par la première femme d’Herrmann, Lucille Fletcher, qui était aussi dramaturge à Broadway et à la radio. Comme c’est souvent le cas dans les adaptations cinématographiques des Wuthering Heights, seule la première partie du roman a été retenue, terminant ainsi le prologue et les quatre actes de cet opéra sur une note très sombre et pessimiste : Heathcliff rendu fou par le fantôme de Cathy. Lucille Fletcher a eu la judicieuse idée d’ajouter aux dialogues du roman des poèmes d’Emily Brontë elle-même, ce qui a donné l’opportunité au compositeur d’écrire quelques très beaux airs à la frontière de la mélodie.

Livret du coffret 4LP Pye CCL 30173

Malgré diverses initiatives, Herrmann n’a jamais réussi à faire représenter de son vivant son opéra. Il a du finalement se résigner à en effectuer un enregistrement de studio en 1966 en Angleterre. Il faudra attendre novembre 1982 pour voir et entendre cette œuvre sur la scène de Portland. Malheureusement, ces représentations n’ont fait l’objet d’aucun pressage discographique commercial, et face au peu d’engouement du public et de la critique, l’opéra n’a jamais été repris ensuite dans une autre ville. La longueur de l’ouvrage, plus de trois heures, est peut-être l’une des explications de sa rareté, d’autant plus qu’Herrmann s’était prononcé explicitement contre toute coupure (ce qui n’empêchera pas la version de Portland d’être élaguée). Mais il faut probablement plutôt chercher les raisons dans le langage musical de cet opéra. Ce mélange de romantisme straussien et de vérisme puccinien intégré dans un idiome cinématographique pouvait apparaître comme terriblement passéiste et désuet pour une création musicale de la seconde moitié du XXème siècle.

Et pourtant, cet opéra regorge de beautés directes, puissantes, indéniables. Certes, il ne s’agit pas du chef-d’œuvre du siècle, mais son écriture si typiquement américaine et si caractéristique d’Herrmann, malgré les influences véristes, rendent cette œuvre attachante et originale. Cet opéra contient un grand nombre d’airs mémorables écrits dans le style très simple de la ballade, comme l’air de Cathy “I Have Dreamt” qui est le seul qui a connu une relative popularité en dehors de l’ouvrage. L’enchanteur duo d’amour du premier acte entre Cathy et Heathcliff “On The Moors” est suivi à merveille d’un interlude orchestral qu’Herrmann reprendra ensuite dans le générique du film L’Aventure de Mme Muir. Mais, outre les scènes d’amour et les scènes de folie entre Cathy, Heathcliff, Edgar et Isabel, les véritables personnages de l’opéra sont les paysages tantôt neigeux et tourmentés, tantôt ensoleillés et printaniers de ces collines ventées du Yorkshire. Comme dans le roman d’Emily Brontë, les fluctuations de la météo entourent et caractérisent psychologiquement les personnages humains. La scène de tempête où Heathcliff s’enfuit de la maison et qui clôt le second acte vaut à elle seule le détour. Herrmann souhaitait que l’entracte soit effectué juste après ce tournant capital de l’histoire. Et quel contraste d’atmosphère avec le début de l’acte suivant entamé dans une ambiance de salon très XIXème siècle avec Isabel jouant seule au piano, puis Edgar chantant un air qui semble sortir tout droit d’un recueil de vieilles ballades anglaises ! Les chœurs n’interviennent qu’à la fin du premier acte pour chanter un cantique de Noël, sous l’autorité sévère de Joseph. Si l’écriture vocale, alternance classique de récitatifs et d’airs, n’a rien de déshonorant, c’est dans l’écriture orchestrale que se trouve le meilleur de cet opéra.

L’Aventure de Mme Muir (1947)

Par son importance et son style, Wuthering Heights se place dans le répertoire américain entre les ouvrages de Floyd (Susannah) et de Copland (The Tender Land). Cet opéra représente l’œuvre la plus développée et personnelle d’Herrmann. Il a mis ici toute sa personnalité romantique qu’il n’avait jamais pu exprimer totalement dans un film, à l’exception peut-être de la musique de L’Aventure de Mme Muir qui reste justement très liée à cet opéra. L’ensemble sonnera peut-être de manière trop cinématographique pour certains mélomanes et pas assez révolutionnaire pour d’autres. Mais la symbiose avec l’univers tourmenté d’Emily Brontë reste stupéfiante et convaincante. Suivant l’adéquation avec ce type de romantisme tardif et exacerbé, l’écoute de cette grande pièce musicale laissera l’auditoire profondément envoûté ou indifférent.
Durée : 3 heures.

4LP Pye CCL 30173



Echoes
quatuor à cordes (1965)


De plus en plus il me semble n’être doté d’aucun talent particulier. Peut-être s’agit-il seulement de l’écho d’un talent.” Cette citation d’Herrmann donne le ton amer de son quatuor à cordes. Cette œuvre marque le retour à la composition après quinze années passées au service d’Hollywood, période qui s’était terminée par un exil en Angleterre et un second divorce. Bien que le genre du quatuor soit généralement austère, et bien que le sentiment soit ici des plus pessimistes, Herrmann a réussi à tisser un véritable patchwork de petites pièces débordantes de charme. Les premières notes du “Prologue”, répétition obstinée et résignée d’un même intervalle, servent ensuite d’interlude aux dix mouvements en forme de danses qui composent ce quatuor. Dénuée d’amples développements, cette musique, aux beautés sombres et directes, se révèle finalement très sensible et simple. Peut-être pas un chef d’œuvre, mais une partition insolite, attachante, obsédante même, et pleinement réussie.
Durée : 21 minutes.


LP Pye GSGC 14101



Souvenirs de Voyage
quintette pour clarinette et quatuor à cordes (1967)


Deux ans après le quatuor à cordes Echoes, le quintette pour clarinette et cordes poursuit le climat élégiaque de celui-ci. L’atmosphère intime de cette formation, déjà remarquablement illustrée par Brahms et Reger, est renforcé par la succession de trois mouvements lents et lyriques. De la part d’un compositeur de musiques de films, passé maître pour créer des atmosphères, on aurait pu s’attendre à des Souvenirs de Voyage nettement plus picturaux et exotiques. Mais dans ce quintette, Herrmann a exprimé dans un langage très retenu ses sentiments nostalgiques et ses états d’âme. La musique, avec ses harmonies et ses appoggiatures romantiques et surannées, semble sortir directement des films Vertigo (Sueurs froides Alfred Hitchcock, 1958) et L’Aventure de Mme Muir. Point de révolution ici, mais plutôt un regard en arrière. Le manque d’audace décevra peut-être les amateurs partis à la recherche du souffle puissant de la symphonie. Mais la sensibilité, la sincérité et la chaleur affective du discours émouvront sûrement les cœurs réceptifs. Trois mouvements.
Durée : 25 minutes.

CD Varèse Sarabande VSD-5559



Silent Noon
Idylle pour orchestre (1933, révisé en 1975)


Cette idylle pour orchestre tient son nom d’un poème de Rosetti. Elle est issue d’une œuvre de jeunesse, une Aubade de 1933, qu’Herrmann avait écrite pour son orchestre de chambre. Dans cette page secondaire mais d’une poésie indéniable, se remarque l’influence très nette des pastorales de Delius et de Vaughan Williams sur le jeune compositeur : musique lente et immuable où les tenues ondoyantes des cordes enveloppent les volutes des bois dans une douceur séraphique.
Durée : 11 minutes.

CD Koch International Classics 7611



Les suites de concert Les amateurs de musique de film eux-mêmes reconnaissent en premier que celle-ci, une fois sortie de son contexte et privée d’images, risque de perdre une large partie de sa puissance et de son intérêt. Cela est vrai même avec les compositions d’Herrmann. Cependant, de nombreux morceaux se suffisent à eux mêmes. Ainsi le “Prelude” de North by Northwest (La Mort aux trousses Alfred Hitchcock, 1959) est un fandango digne des meilleurs scherzos symphoniques américains et ne paraît pas déplacé hors du générique du film. Pour d’autres longs-métrages, un arrangement de la bande originale sous forme de suite est la solution appropriée qu’Herrmann a utilisé lui-même. Prokofiev avait donné l’exemple avec la suite musicale du film Poruchik Kizhe (Le Lieutenant Kijé Aleksandr Fajntsimmer, 1934) et sa cantate extraite d’Alexandre Nevsky (Serguei M. Eisenstein, 1938). Ces deux partitions sont depuis rentrées sans contestation dans le répertoire classique.

En fait, cette pratique est courante pour les compositeurs écrivant à la fois dans le domaine du cinéma et dans le domaine classique : par exemple, Franz Waxman a repri la musique de The Paradine Case (Le Procès Paradine Alfred Hitchcock, 1947) dans sa Rhapsodie pour piano et orchestre, et plus récemment Michael Nyman a développé lui aussi sous forme de concerto sa partition du film The Piano (La Leçon de piano Jane Campion, 1993).

Alexandre Nevsky (1938) | Le Procès Paradine (1947) | La Leçon de piano (1993)

Il semblerait tout à fait logique et musical de considérer les suites qu’Herrmann a extraites de ses propres longs-métrages comme des musiques de concert à part entière, au même titre que les suites de Prokofiev. Par exemple, le triptyque “Prélude”, “Cauchemar” et “Scène d’Amour” issu de Sueurs froides a toutes les qualités requises pour s’imposer dans une salle autre que celle d’un cinéma. Parmi ces suites de musique de film, les plus notables sont : Citizen Kane (1940), Tous les biens de la terre (1941), Jane Eyre (1943), Anna and The King of Siam (Anna et le Roi de Siam John Cromwell, 1946), The Day The Earth Stood Still (Le Jour où la Terre s’arrêta Robert Wise, 1951), Mais... qui a tué Harry ? (1955), Sueurs froides (1958), The 7th Voyage of Sinbad (Le 7ème Voyage de Sinbad Nathan Juran, 1958), Journey to The Center of The Earth (Voyage au centre de la Terre Henry Levin, 1959), Psychose (1960), The 3 Worlds of Gulliver (Les Voyages de Gulliver Jack Sher, 1960), Mysterious Island (L’Île mystérieuse Cy Endfield, 1961), Jason et les Argonautes (1963), Marnie (Pas de printemps pour Marnie Alfred Hitchcock, 1964) et Fahrenheit 451 (François Truffaut, 1966).



La musique de Bernard Herrmann en son temps Au milieu de son siècle, Herrmann compte parmi ces nombreux compositeurs qui resteront fidèles au système tonal et ne seront que peu sensibles aux avancées atonales de l’Ecole de Vienne. Cette musique pourrait être qualifiée de passéiste et d’éculée, mais l’écriture d’Herrmann possède une originalité idiomatique et une puissance d’expression qui le distingue des autres compositeurs. Il avait trouvé son style dès ses premières œuvres et il s’y maintiendra jusqu’à la fin de sa vie, signe de la sincérité de son langage.

Les harmonies d’Herrmann sont construites par tierce, d’où un emploi fréquent des divers accords de septième et de neuvième majeure et mineure comme le célèbre accord du “Prelude” de Psychose (si bémol mineur septième majeure), mais aussi celui ouvrant les Wuthering Heights (si mineur neuvième majeure). Outre l’emploi d’accords parfaits en septième et neuvième, l’harmonie d’Herrmann se distingue par ses enchaînements non naturels qui contribuent au climat élégiaque et mystérieux de nombre de ses musiques. Herrmann affectionnait les progressions quasi-statiques, basées sur des chromatismes appuyés.

Psychose (1960)

Sa réputation de mélodiste, quant à elle, n’est pas très flatteuse. Ses musiques de films les plus célèbres ne se caractérisent en effet pas toujours par leur aspect mélodique (Psychose) au point que pour Tender is The Night (Tendre est la nuit Fred Zinnemann, 1962), la Fox lui a imposé de collaborer avec deux spécialistes du genre (Fain et Webster) pour écrire la chanson principale du film. Ce jugement est largement injuste, surtout au regard de sa musique de concert. Son opéra Wuthering Heights et son quintette pour clarinette Souvenirs de Voyage contiennent de nombreuses mélodies mémorables tout à fait remarquables et touchantes dans leur simplicité. Mais il est vrai que le génie d’Herrmann s’est surtout distingué par son emploi de thèmes très courts ostensiblement répétés. Ces brèves mélodies de quatre ou cinq notes ne comportent généralement pas de résolution, laissant l’auditeur sur un sentiment d’expectative et de déséquilibre. Tout en variant l’orchestration, la répétition de ces courts motifs renforce cette tension. Ce procédé se retrouve par exemple dans le quatuor à cordes Echoes et la Symphonie pour orchestre.

Tendre est la nuit (1962)

Les innovations et libertés rythmiques du Sacre du Printemps de Stravinsky ne semblent pas avoir eu d’influence notable sur l’écriture d’Herrmann. Au contraire, celui-ci resta fidèle jusque dans une œuvre tardive comme Echoes (1965) aux mesures régulières et aux rythmes de danses traditionnelles, la musique d’Herrmann se distinguant particulièrement par son utilisation de la répétition obstinée et ses lents motifs lancinants (la berceuse For the Fallen).

L’orchestration d’Herrmann est celle d’un chef d’orchestre maîtrisant parfaitement son “instrument”. De plus, il tenait beaucoup à ce domaine de la composition et exigeait d’orchestrer lui-même toutes les notes de ses musiques de films à une époque où, pourtant, des orchestrateurs spécialisés étaient fournis par les studios afin de délester d’un travail long des compositeurs confrontés à des délais très courts. L’utilisation continue des bois graves, et notamment la clarinette basse, est l’une des particularités les plus marquantes de son orchestration. Elle donne aussi bien au “Prélude” de Citizen Kane qu’au “Prologue” des Wuthering Heights toute leur atmosphère mystérieuse et intrigante. Les solos mélodiques ont été souvent confiés au hautbois, instrument élégiaque par excellence de l’orchestre. Pour le reste, Herrmann a utilisé de manière presque systématique le traditionnel dialogue entre les cordes, les vents et les cuivres. Ces oppositions élémentaires lui ont permis de renforcer les tensions de sa musique par des jeux de contrastes.

Citizen Kane (1940)


Si le langage d’Herrmann peut sembler rétrograde par rapport à celui de nombreux compositeurs européens de son époque, il s’inscrit pourtant parfaitement dans l’école américaine du XXème siècle. Herrmann n’apparaît guère plus “décalé” que des compositeurs comme Samuel Barber, Carlisle Floyd, Leonard Bernstein, Walter Piston et Paul Creston. Il partage ainsi, par exemple avec Barber, une flamme romantique puissante, avec Bernstein, une rythmique percutante et une orchestration fournie, avec Floyd, un goût pour les mélodies directes, et avec Piston et Creston, une certaine pureté de l’écriture. Herrmann apparaît comme l’un des derniers surgeons de l’expression romantique en musique, ce qui explique qu’il n’ait eu aucun véritable disciple ou épigone dans le domaine de la musique de concert, mais uniquement dans celui de la composition de cinéma. Par delà un idiome harmonique et orchestral reconnaissable, la musique d’Herrmann se ressent comme la résonance psychologique d’une âme torturée et l’expression d’une individualité forte et sensible.


Le répertoire classique d’Herrmann a largement disparu des programmes de concert et des catalogues de disque. Mais il faut bien reconnaître que c’est le cas aussi d’une partie de la musique américaine du XXème siècle d’être négligée et sous-estimée aussi largement. Seuls quelques compositeurs comme Gershwin et Bernstein et quelques œuvres comme l’Adagio pour cordes de Barber ont conquis une certaine renommée. Pourtant, la popularité des musiques de films d’Herrmann montre bien l’impact que pourrait avoir sa musique de concert sur le public mélomane. Il faudrait juste pour cela oublier ses idées et se laisser guider par sa curiosité et sa sensibilité. Sans être un compositeur décisif de son époque, Herrmann a écrit une musique pleinement personnelle emprunte d’émotions nobles. Sa portée humaine, par ce mélange romantique de violence et de mélancolie, touche au plus profond du cœur.


Benjamin Viaud

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