jeudi 18 août 2011

La Planète des Singes : Question de points de vue... (II)





L’autre conflit en jeu dans la partition est bien sûr l’opposition entre Taylor, seul représentant de l’Homme en tant que créature douée de raison après la mort ou la lobotomie de ses compagnons, et les personnages simiesques, présents dans la partition par le biais des percussions et des cors de chasse directement intégrés dans les thèmes musicaux qui, par leur aspect primal, immédiat, presque barbare, contribuent également à créer des contrepoints qui tranchent sur la sophistication du reste de la partition. Cela participe de ce refus du manichéisme à l’œuvre dans tout le film : cette juxtaposition d’éléments très élaborés et d’éléments rudimentaires rappelle qu’il n’y a pas seulement deux clans adverses en présence, mais que dans chaque clan, il y a des factions qui s’opposent. Chaque personnage, même, est souvent en proie à des dilemmes, tels Cornelius et Zira, obligés de choisir entre la connaissance scientifique et leur appartenance au groupe, et Taylor, plus proche de ces derniers que des représentants de l’espèce humaine, sentant, qui plus est, les pulsions violentes inhérentes à la nature humaine refaire surface, en lui, sous le vernis de la civilisation.




Ainsi le pessimisme à l’œuvre dans le film est total : lorsque Taylor arrive sur cette planète, loin de jouer les sauveurs de l’espèce humaine, il ne pourra que constater qu’il est bien trop tard et que le processus est irréversible. Etait-ce une manière pour les auteurs de suggérer leur incrédulité face aux bouleversements à l’œuvre en 1967-1968 ? Quant à la musique, si elle représente un tour de force dans le contexte et par le degré de complexité atteint, elle constitue un aboutissement qui a tout de l’impasse ; le cinéma hollywoodien, après quelques soubresauts bienvenus, revenant à plus de normalisation, y compris dans le traitement de la musique : il suffit de comparer le film de Schaffner et sa musique avec Star Wars (La Guerre des Etoiles, 1977) de Georges Lucas, avec la partition de John Williams, qui nie sciemment tous les apports des compositeurs de l’entre-deux guerres à la musique en général, et la musique de film en particulier.





Voilà pourquoi on pouvait se demander si le remake de Tim Burton allait devoir plus au film de Schaffner qu’aux luxueux et rassurants opéras galactiques de Georges Lucas. Trente trois après cette première adaptation et la partition de Jerry Goldsmith, sort le film de Tim Burton, sur une musique du fidèle Danny Elfman. La genèse du film fut tumultueuse, de multiples versions du scénario ont été écrites. Le tournage lui-même ne fut probablement pas de tout repos, et le résultat a évidemment déçu les admirateurs du cinéaste, même si on est loin de la catastrophe décrite ici ou là. Pour la première fois, cependant, devant un film de Tim Burton, a-t-on l’impression de voir un film hollywoodien classique. Certaines séquences portent la marque de l’auteur et la thématique générale s’intègre parfaitement dans son œuvre. D’autres moments, par contre, auraient pu être signés par des réalisateurs de moindre importance, chose inimaginable jusqu’à Sleepy Hollow (Sleepy Hollow, la légende du cavalier sans tête 1999). Surtout, le cinéaste s’est pour la première fois plié à un scénario, comme pour se prouver et prouver aux autres qu’il était capable de raconter une histoire. Résultat : succès au box-office américain et français.





Quant à la partition de Danny Elfman, elle entretient des rapports intéressants avec celle de son prédécesseur, tout en s’en démarquant fortement. Déjà, sur un plan anecdotique, le compositeur a bénéficié de la présence d’un percussionniste, Amal Richards, déjà présent sur la bande originale du film de Schaffner. Mais, surtout, le ton est donné, dès le générique du début, qui indique les parti-pris essentiels du cinéaste, comme ceux du compositeur, et revêt donc l’aspect programmatique absent du modèle. Comme souvent chez Tim Burton, il s’agit d’un véritable petit court-métrage à lui tout seul, proche de celui du premier Batman (1989), dans sa façon de débuter de manière mystérieuse, pour égrener ensuite des signes, symboles, liés au contenu du film et qui prennent tout leur sens à la fin du générique. En l’occurrence, il s’agit de plans rapides sur l’équipement militaire porté par les personnages simiesques, ainsi que sur le corps, la tête, les yeux, d’un de ces personnages. Une constatation s’impose dès l’abord : le point de vue privilégié sera celui des « singes », et il est évident que dans le film de Tim Burton, les personnages humains n’ont pas la moindre épaisseurs, que ce soit Mark Whalberg, peu aidé par un jeu monolithique, ou la pauvre Estella Warren, manifestement imposée par la production pour détourner le cinéaste de ses penchants « zoophiliques » et tuer dans l’œuf l’histoire d’amour avec Ari, le personnage magistralement interprété par Helena Bonham-Carter. Les véritables héros du film sont donc les singes, et la musique surenchérit, puisqu’elle a été écrite elle aussi de leur point de vue.






Deux tendances se dégagent, quant à l’inspiration du compositeur : les marches militaires et les percussions. Dans le premier cas, le générique en offre une première occurrence, en même temps que l’exposé du thème du film, assez proche de celui de Mars Attacks ! (1996) avec une mise en avant des percussions et un grand travail sur la réverbération. Ce thème trouvera son développement final, épique en diable, dans la grande bataille située à le fin du film, avant l’arrivée du chimpanzé dans la capsule. Quant aux percussions, on peut légitimement considérer qu’elles constituent le principal intérêt de la partition. C’est déjà un moyen pour le compositeur de rendre hommage au travail de Jerry Goldsmith même si, pour ce dernier, les percussions étaient un élément parmi d’autres, destinés à créer l’impression de chaos et de confusion, le but de ce dernier étant de rester dans le domaine de la dissonance et l’atonalité. Il en va autrement chez Elfman : les percussions chez lui ne renvoient plus au travail d’Edgar Varèse, mais aux musiques ethniques pour lesquelles le compositeur éprouve une vraie passion. Il avoue posséder des centaines de percussions différentes, accumulées au cours de ses voyages, et le film de son complice lui a permis de donner libre cours à cette fascination qui remonte à ses années passées avec Jérôme Savary, et à son long séjour en Afrique. On notera d’ailleurs, dans les visuels des albums de son groupe Oingo-Boingo, des traces de cet intérêt.





Le travail de Danny Elfman pour le film rappelle parfois celui de Philip Glass, pour Powaqqatsi (Powaquaatsi Reggio, 1987) par exemple, même si les itinéraires musicaux des deux compositeurs différent nettement. On retrouve d’ailleurs dans « Ape Suite I » des réminiscences minimalistes, dans cette façon d’organiser des masses sonores répétant les mêmes motifs et s’ajoutant les unes aux autres.





Danny Elfman, qui ne cache pas son intérêt pour le compositeur Harry Partch (1901-1974), dont l’œuvre se caractérise par une utilisation personnelle des percussions et le désir de revenir à une forme « primitive et originelle » de la musique, reconnaît volontiers que sa musique est beaucoup plus traditionnelle (dans tous les sens du terme) que ne l’était celle de Jerry Goldsmith, en dépit de l’utilisation abondante des synthétiseurs. D’abord, parce qu’une telle partition à Hollywood serait aujourd’hui inconcevable (ce qui en dit long sur le degré d’audace permis par les « executives ») et parce que les parti-pris des deux films sont très différents.

Ce sont donc les percussions qui dominent, le reste de l’orchestre ayant pour mission, soit de les soutenir, les accompagner, soit se battre en duel contre elles, établissant un rapport dialectique, surtout entre les cordes et les cuivres d’un côté, les percussions de l’autre. Le compositeur a privilégié la sobriété, une certaine dimension primitive, partant du principe qu’il ne s’agissait pas de singes opprimant les humains, mais d’une tribu primitive en asservissant une autre, d’où l’importance des instruments traditionnels juxtaposés aux percussions et aux synthétiseurs. Les deux forces en présence sont donc proches de l’animalité : on retrouve là un thème cher à Tim Burton, pleinement développé dans Batman Returns (Batman, le défi 1992) et, comme dans ce dernier film, ce sont les « animaux-humains » qui sont les plus intéressants, à savoir le général Thade, interprété par Tim Roth et, bien sûr, Ari, qui retrouve, dans son tiraillement entre son appartenance à la race simiesque et son attirance pour le personnage joué par Mark Whalberg, les accents déchirants de la Catwoman interprétée par Michelle Pfeiffer.

De plus, le cinéaste et le compositeur ont plus insisté que leurs prédécesseurs sur la description de la vie quotidienne dans la cité où le personnage principal et ses compagnons de captivité sont conduits : enfants jouant au ballon, divers personnages plus ou moins grotesques se préparant à aller se coucher, adolescents écoutants du rock « F.M. » simiesque. Le compositeur a, avec humour, imaginé pour tous ces passages diverses musiques d’ambiances, intégrées à la partition : easy-listening proche de la séquence avec Lisa-Marie en martienne dans Mars Attacks !, pour une autre mettant justement en scène l’actrice avec son amant vieillissant et libidineux, pop-rock pour les adolescents… autant d’instantanés troublants, comme pris sur le vif, qui confèrent un supplément de réalité à ces séquences, et accentuent l’impression que le film a été tourné du point de vue des singes, comme si la caméra d’un reporter nous faisait découvrir la vie quotidienne de cette cité.





De ce point de vue, la séquence de la mort du père de Thade, joué par Charlton Heston, montre bien que les auteurs ont intégré depuis longtemps l’inversion des points de vue à l’œuvre dans le roman de Pierre Boulle et dans le premier film. C’est d’ailleurs l’un des problèmes posés par le projet : l’absence de surprise réelle, quant à ce qui va arriver au personnage principal, qui joue comme s’il savait déjà qu’il allait se retrouver nez à nez avec des singes qui parlent et qui ont réduit la race humaine en esclavage. Cette impression de « déjà-vu » imprègne tout le film. Là, réside sa dimension schizophrénique. Le film est tiraillé entre les nécessités commerciales (pas de sexe entre hommes et singes, le « héros » doit être un « homme » au physique de super-héros) et ce qui aurait dû constituer le point central du film : à savoir l’itinéraire personnel d’Ari qui est, aussi étrange que cela puisse paraître, le véritable alter-ego du personnage de Taylor dans le premier film. Pour pousser le raisonnement jusqu’à l’absurde, on peut dire que le film a été fait pour des spectateurs simiesques, ceux là mêmes que l’on voit vivre paisiblement dans la cité (ou, en tout cas, c’est la direction que le cinéaste souhaitait manifestement prendre) et que le compositeur a bien comprise : la fin du film l’indique d’ailleurs clairement. Plus que d’obscures explications spatio-temporelles, c’est le sens symbolique qui prime : cette séquence finale, qui montre le personnage principal accueilli à Washington par des singes vêtus comme à la fin du XXème siècle, donne un aperçu de ce qu’aurait pu être le film si Burton avait eu les mains complètement libres.





La musique, de toute façon, a bien été conçue pour les singes, à la fois rythmique, martiale, agressive, et subtile, lors de l’exposé de problèmes de conscience, (en particulier dans la séquence qui montre Thade face à son père, ou lorsque Ari fait croire à ce dernier qu’elle va trahir ses compagnons humains, et se retrouve pour finir avec la marque infamante des esclaves humains). Pour Elfman, la musique doit soutenir les partis-pris de mise en scène, l’atmosphère, l’éclairage, plus que le scénario. On peut donc penser que la réalisation, comme la musique, s’opposent à la simplicité, voire au simplisme du récit, avec cette histoire de messie un peu lourde à digérer. Le véritable intérêt du film, et son côté retors, sont là : voir comment les deux comparses ont donné le plus d’importance possible au point de vue simiesque. On a vu que dans le film de Schaffner, les auteurs refusaient de choisir, renvoyant tout le monde dos à dos. Dans le film de Burton, il en va tout autrement. L’inversion des points de vue n’est plus seulement une astuce narrative, mais se trouve intégrée en profondeur dans le projet, via le personnage d’Ari, via la musique, et tous les plans par lesquels Burton montre l’obligation qui lui est faite d’accorder la plus grande place à des personnages dont il se désintéresse complètement, comme pour dire aux spectateurs : « vous voyez, on m’oblige à filmer Estella Warren, mais elle n’est là que comme « faire-valoir ».





Contrairement au film de Schaffner, le film de Burton présente plusieurs passages ne montrant que des personnages simiesques, traités comme des personnages complexes. Le plus bel exemple, tant du point de la réalisation que de la musique, est la séquence déjà évoquée de l’entrevue entre Ari et Thade. Thade est amoureux d’Ari, ce qui lui donne une raison supplémentaire de détester les hommes auprès de qui Ari s’est réfugiée. Ari, elle, rejette le racisme anti-humains de ses congénères, tout en hésitant encre à les quitter complètement. Ce qui se joue à ce moment relève donc plus de la tragédie antique que du blockbuster hollywoodien, et Danny Elfman a composé une partition idoine pour ce passage qu’il qualifie lui-même de « romantico-morbide » : ainsi, il épouse complètement les sentiments et pensées des personnages, traités ici comme des personnages « normaux », non comme des singes censés constituer l’attraction d’un film hollywoodien. Cette séquence indique l’orientation que le film aurait dû prendre dans l’idéal, ce qui aurait été du même coup suicidaire, puisque destiné à un public qui n’existe pas !





Danny Elfman a donc réalisé une « symphonie simiesque », dans laquelle l’héritage Herrmannien et le style habituel du compositeur sont passés au prisme de cette vision « emphatique » du projet : non plus montrer les singes de l’extérieur, comme le premier film, mais de l’intérieur, la musique devant se faire l’écho de leurs états d’âmes, leurs souffrances, leurs interrogations existentielles, philosophiques, religieuses. En tant que compositeur, il a probablement bénéficié d’une liberté plus grande, pourvu que le résultat à l’arrivée ne relève pas de l’avant-garde. Il a probablement dû faire moins de compromis que le cinéaste et a même pu lui venir en aide autant de fois que cela était possible, sa partition étant souvent plus complexe que le film lui-même. Une nouvelle adaptation qui vaut moins pour son histoire, ses allusions au premier opus (qui ne tournent pas à son avantage) que par les amorces, les tentatives de concevoir le film comme s’il était réalisé par un metteur en scène simiesque, imaginant l’intrusion d’un humain dans son monde. C’est dans ce retournement des points de vues, à 180 degrés, que réside la véritable richesse du film, et ce n’est pas le moindre mérite de la musique d’Elfman que de souligner ce que le projet avait de risqué, irréalisable, dans le contexte hollywoodien actuel. Et si la partition du compositeur est moins audacieuse que celle de son illustre prédécesseur, elle permet in fine de conférer quand même au film la cohérence et la complexité qui lui faisaient défaut. On peut presqu’avancer que la musique est plus « burtonienne » que le film lui-même, étape frustrante pour le cinéaste, stimulante pour son alter-ego compositeur. Là encore, la suite (la fuite ?) au prochain épisode.

Jérome Lauté

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°4 (Printemps-Eté 2002)

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