mardi 19 juillet 2011

Tirez sur le pianiste




À trente-cinq ans, Georges Delerue signe sa première vraie partition pour le cinéma trois ans après sa première expérience : Le Bel âge (1959) de Pierre Kast. Avec Tirez sur le pianiste, il ne sait pas encore qu’il se met au service d’un jeune réalisateur dont la sensibilité particulière va fort bien s’accorder avec lui tout au long de sa vie.
Un an après le très réussi À bout de souffle dont il était l’instigateur au départ, François Truffaut a voulu “Godardisé” son nouveau projet : un pastiche de film noir - dont les jeunes réalisateurs français sont friands - où les personnages revendiqueraient leur misogynie à outrance, où les amoureux déçus seraient les héros, où le montage vif, innovant et pétaradant remplacerait l’académisme d’une narration trop conventionnelle. Truffaut est un “joueur”, certainement un peu jaloux du talent de Godard en1960 mais tout de même assez fier de ses Quatre cents coups. Son film-jeu consiste à s’approprier en un rien de temps un genre (le film noir) et une attitude de conteur (Nouvelle Vague tendance Godard).




Pour ce film, il fait appel au plus cinéphile des musiciens : Georges Delerue, qui signe ici une de ses premières partitions pour le cinéma (la même année qu’ Une aussi longue absence d’Henri Colpi et Les Jeux de l’amour de Philippe De Broca). Tous les musiciens à qui Truffaut a demandé la musique ont refusé après s’être fait projeter le film. « C’était un film ingrat. Georges Delerue a vu le film et il a été le premier à voir de quoi il s’agissait vraiment, il a vu la référence aux films américains, qu’il s’agissait non d’une parodie mais plutôt d’un pastiche, qu’il y avait successivement des choses ironiques et d’autres qui devaient être émouvantes ; et à toute vitesse il a écrit une musique que je trouve épatante », dira Truffaut.





Des éléments dominants inspirent Georges Delerue pour l’élaboration de sa partition. Tout d’abord, l’importance du piano qui est fondamentale et évidente (le titre deDavid Goodis est une belle provocation) : son versant populaire (le bastringue) et son versant classique (Chopin, Debussy, etc…). L’éclectisme des genres musicauxjoue déjà un rôle prépondérant. Qu’est-ce qu’un pianiste de formation classique peut jouer dans un bastringue ? Faire danser les gens est une priorité (dans le cadre du récit) mais il ne faut pas oublier le spectateur de cinéma à qui on impose des notes de piano dès le générique. Comment le séduire d’emblée ? Delerue construit donc un thème mélodique et fort qui s’inscrit dans la tradition du piano-bar des années 60 (entre jazz et bal populaire). Paradoxalement, ce thème devient charismatique et rigoureux à la fois. Malgré la contrebasse et la batterie, le thème du piano semble peu approprié au jeu de la variation et de l’improvisation. Il y a donc déjà cette notion de rigueur qui caractérise si bien Georges Delerue. D’ailleurs la suite du film ne le démentira pas.

Un autre élément dominant oriente le travail de Delerue : le film est un pastiche du film noir. Comment être à la fois ironique et rigoureux ? La gravité du genre plaît aucompositeur, la difficulté n’est pas là ; elle réside plutôt dans cette question : comment conserver le caractère comique du film ? Comment cultiver l’ambivalenceentre la gravité et la dérision … ? Après réflexion, Georges Delerue réalise que le rythme des images mêlé à une intrigue comme celle-ci suffit à générer un style etque la musique ne peut finalement en rien altérer celui-ci. De plus “l’événement Lapointe” (interprétant Framboise et Marcelle) et le thème du bastringue développés dansla première partie du film sont tellement prégnant que leur souvenir (rythmique, mélodique et émotionnel) imprègne le reste du film. En cultivant le thème initial, par touches, dans la globalité du récit, l’aspect parodique et ironique du film est en quelque sorte maintenu. Delerue peut donc travailler dans la plus pure tradition du film noir ses 80 autres % du film.




Il se met donc au service de l’émotion, il décide même – peut-être par précaution – de rendre plus légères certaines de ses compositions en les affublant d’instruments atypiques tel que la guitare et la flûte traversière. C’est en effet le cas pour les scènes de couple Charlie (Aznavour) / Léna (Marie Dubois). La musique est beaucoup plus connotée « film noir » lorsque la menace est présente. Le recours à la voix-off est un service de plus rendu à l‘évocation du genre. Il est inutile de rappeler combien la voix-off et la musique se marient merveilleusement bien au cinéma. Le film noir et la Nouvelle Vague ont érigé d’ailleurs en même temps la notion de voix-off. Le premier dans une perspective narrative et la deuxième dans une perspective beaucoup plus littéraire lié entre autre à l’identification. Il est étonnant de voir réunit ces deux styles dans un film comme celui-ci.






Dans la partie la plus intéressante du film et certainement la plus grave (car échappant enfin à l’emprise de ce mélange étrange de genres) : le flash-back, après les trente premières minutes du film, nous raconte la véritable histoire du pianiste Charlie grand virtuose de l’époque. L’insertion de ce flash-back dans le récit peut paraître grossière tant elle est attendue mais son contenu reste malgré tout le meilleur élément narratif du film (à tous les niveaux). C’est le changement de thème musical qui fait la transition entre le passé et le présent. On nous offre en pâture le Charlie virtuose d’une époque révolue. On passe de l’évocation du couple Charlie / Léna contenu dans un thème léger, à Chopin / Mozart / Bartók / Bach, contenu dans un extrait de récital. La menace et l’insécurité évoquées dans la première partie du film disparaissent pour faire place à d’autres émotions certainement plus subtiles, en tout cas plus fortes. Des ellipses, un montage rapide en decrescendo pour les premières scènes d’introduction de cette séquence et une musique de circonstance pour cerner la formation du nouveau couple. Le flash-back est construit à partir d’une succession de scènes très fortes. L’une d’elle fait l’objet d’une « passation de pouvoir » entre le violon (d’une jeune artiste) et le piano (d’un futur virtuose) sans que l’on puisse voir pour autant son exécution : la caméra reste dans le couloir du conservatoire, seule la musique (de source) explique à elle seule l’action de cette scène. Charlie marche dans le couloir, on entend le violon, il rentre, silence, une jeune femme sort avec son boîtier de violon, le piano surgit, la jeune fille s’arrête soudainement puis reprend sa marche.





La musique a ici une fonction très explicite, elle est l’élément de mise en scène par excellence et a en plus le pouvoir de fabriquer de l’émotion. Truffaut en profite pour modeler parfaitement la narration puisqu’il se sert de cette exécution au piano pour faire sa transition en fondu enchaîné où apparaît alors Charlie sur scène. Ici, ce n’est plus la musique qui fait la mise en scène mais Truffaut qui met en scène la musique. Dans son cadre, le piano prend 80% du plan partageant l’écran en deux parties (inégales). Charlie est relégué dans la partie droite du cadre délimitée par une fausse diagonale. Il paraît alors comme “étouffé” par le piano mais manifestement mis envaleur par le contraste de l’éclairage. Le “piano-bouclier” noir a des effets de prédestinations : le personnage de Charlie s’efface, il se cache derrière son art (il cherchera une solution pour vaincre sa timidité), de plus, celui-ci étant littéralement absorbé par sa passion, il en oublie sa femme, autre source de conflit. Le contraste noir/blanc met en avant magistralement l’orgueil du personnage.
L’ambiance du film noir n’a pas pour autant disparu. Elle ressurgira lorsque justement Charlie cherche à tout prix une solution pour vaincre sa timidité. Un basson accompagné d’une batterie suffisent à illustrer ce semblant d’intrigue qu’est le cheminement de Charlie. C’est une façon aussi de retenir le spectateur, de le faire entrer de nouveau dans le récit, de créer une sympathie entre l’élément filmique et celui-ci. La musique fait partie des éléments de stratégie de mise en scène qui enjolivent la narration et qui permettent d’affiner l’attention du spectateur, d’entretenir sa relation au film.
La scène la plus forte du film se situe donc à la quarantième minute et ne dure que trois minutes. Thérésa, sa femme, décide de lui dévoiler quelque chose de grave. La musique est présente, comme pour l’accompagner. Elle nous met en condition. Le rythme est lent puis s’accélère lorsque Charlie doit prendre une décision. La voix-off tente de la raisonner dans le fameux “tu ne dois pas la laisser seule”, elle se confronte à la musique qui illustre parfaitement la pulsion malsaine qui envahit progressivement Charlie.






Le piano de bastringue intervient comme une tentative pour exorciser cette souffrance. Mais les évènements qui vont suivre sont comme contaminés par cette résurgence du passé. Quelqu’un doit payer pour la mort d’une innocente. La musique semble elle-même être passée par une crise, son utilisation s’avérera différente, moins conventionnelle. Par exemple, dans la scène où Charlie poignarde le barman, la musique (violon-flûte) intervient dans le moment qui précède l’événement (la bataille). Il n’y a aucune musique lorsque Charlie donne le coup tragique. Autrement dit, l’événement n’a pas été intensifié, dramatisé par la musique mais seulement mûri lors de l’affrontement. Les repères ne sont plus les mêmes.






Après cette scène « climax », le jazz refait une apparition plus traditionnelle dans une formation originale : guitare, contrebasse, trompette et batterie. Elle vient manifestement réconforter le spectateur tout en maintenant le tempo du film. Les deux personnages Léna et Charlie sont plus que liés à présent. La musique instaure leur complicité tout en nous la faisant partager. Un briquet à musique vient s’intercaler : l’objet fétiche, dans les films noirs, annonce toujours un événement malheureux. Mais la musique du briquet rend beaucoup plus mystérieux les contours de l’intrigue.
Les deux personnages sont à bord d’une voiture. L’intrigue n’a pas changé de régime contrairement à la musique, absente depuis quelques minutes. A la radio : “Dialogues d’amoureux”, chanson de Félix Leclerc * , prend une importance considérable puisque toute la scène tourne autour de ces paroles. Les deux personnagesprincipaux se permettent même un duo. Mais la musique de Delerue reprend du service pour l’organisation des vingt dernières minutes du film. C’est à lui d’intensifierchacune des scènes qui se succéderont : la rencontre entre Charlie et ses frères, la nuit passée sur son fauteuil à bascule, la mort de Léna, les coups de feu dans undécor enneigé. Cette dernière partie voit se relayer tous les thèmes du film. Ils remettent à nu les souvenirs du passé. Delerue se sert des évènements présent pourfaire le point sur les émotions du passé. Il fait ressurgir notre collection d’émotions. Le final est donc une rétrospective, un déballage de toutes nos craintes, souvenirs,chocs, affects. Le film se clôt officiellement avec le fameux thème du bastringue, mélodique et sécurisant, dans un dispositif final qui met en scène le musicien face auspectateur dans un écran partagé en deux. Le héros prend sa place à gauche, le générique s’intègre dans la partie droite. Charlie musicien s’érige en grand vainqueur, exécutant le thème principal au piano.




* interprétée par Félix Leclerc et Lucienne Vernay.

Thomas Aufort

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-Eté 2001)

1 commentaire:

Emmanuel a dit…

Je recherche la musique classique du récital (35ème minute du film) interprété par le pianiste. Serait-ce Chopin ? ou plutôt Liszt ?

Impossible de la trouver...

emmanuel_gruat@hotmail.com