mercredi 31 août 2011

La Mort aux Trousses : Musique et mise en scène



L’idée originelle du film North by Northwest (La Mort aux trousses, Hitchcock 1959) suffit à alimenter les désirs de création de Bernard Herrmann : une poursuite qui aurait pour cadre le monument national du Mont Rushmore dans le Dakota du Sud. Bernard Herrmann devine à quel point le projet peut être passionnant. Ernest Lehman, le scénariste, doit composer une histoire d’espionnage assez fantaisiste à partir de ce simple désir. Toute leur création prendra pour appui le canevas initial avancé par Hitchcock. Cette image, cette architecture, véritable symbole patriotique pour toute l’Amérique est déjà un élément dramatique en soi et une base hautement signifiante pour un travail de création. Le Mont Rushmore, imposante façade de granit, représente des personnages sculptés atteignant 18 mètres de hauteur : Washington, Jefferson, Roosevelt, Lincoln. Cette architecture fait de la « mise en scène » sans le savoir et impose d’emblée au projet une exigence dramatique très précise. Herrmann décide donc de travailler à partir de cette image. Celle-ci n’a aucune peine à nourrir son imaginaire de compositeur.





La musique illustre d’emblée l’aspect mythique de la vision du Mont Rushmore, et cela, dès le début du film. Le thème principal a des allures d’épopée grandiloquente, mélange de Stravinsky et de Miklos Rozsa : Herrmann excite l’enthousiasme du spectateur dès le générique dans une partition déjà très nerveuse qui annonce le type de narration du film.
Dès la première scène, Herrmann bouleverse le rapport de l’image et du son : Hitchcock filme la ville, tandis qu’Herrmann évoque les grands espaces. Toute sa partition est fondée sur cette opposition, ce déséquilibre.







Cary Grant émerge de la foule, la musique disparaît. Cette dernière est relayée par la cadence de la foule qui porte le personnage principal jusqu’à un taxi. Roger Thornhill, publicitaire new-yorkais, s’entretient avec sa secrétaire. Les dialogues ne contredisent pas le rythme de la musique initiale, ils la trahissent seulement dans l’action car la violence et le rythme du thème musical promettent justement de l’action. Les dialogues, du point de vue rythmique, mettent en attente l’intrigue, ce qui explique le choix du composteur à ne pas intervenir.
Ensuite, le kidnapping de Thornhill justifie la reprise de la partition. Violons et cuivres banalisent l’inquiétude du personnage et soumettent aux spectateurs les premiers codes d’émotions du film. Bernard Herrmann, dans les cinq premières minutes du récit, fait des promesses qui mettent en attente le public face à l’intrigue.







Contraint par la force à boire une bouteille de bourbon, Thornhill est laissé, ivre mort, au volant de sa voiture. Dans cette scène, Herrmann reprend le thème principal du film et fait coïncider le démarrage de la voiture avec celui de la musique. Le compositeur utilise une ouverture et un final à sa partition qui servent de prologue et d’épilogue à la scène. La cadence colle à la vitesse du véhicule et à l’enjeu dramatique. Contrairement au générique, la partition est altérée par les effets sonores de moteurs, de crissements, de klaxons et de sirènes.
Chaque élément vient s’ajouter aux autres pour former des couches sonores de plus en plus gênantes : l’ivresse du personnage est à son apogée. L’atmosphère sonore excite les sens du spectateur pour mieux pénaliser Thornhill : parfait déséquilibre entre conscience du spectateur suscitée par la musique et inconscience du héros précisée par la diégèse.
Cette utilisation des sonorités diégétiques est subtilement employée dans La Mort aux trousses : en témoigne la scène où Thornhill visite la chambre de Kaplan. A cet instant, les sonneries (in : téléphone, porte…) et les klaxons (off) constituent une ambiance sonore qui transforment à eux seuls l’intrigue. Herrmann a choisi de na pas intervenir (choix justement réitéré dans la scène « culte » du champ de maïs et de l’avion) et préfère équilibrer les différentes formes sonores entre elles. Cette position ne va pas sans rappeler la partition très spéciale de The Birds (Les Oiseaux, Hitchcock 1963) où son désir de travailler uniquement sur des éléments diégétiques s’était réduit à un traitement sur les cris d’oiseaux.







La scène qui suit la visite à l’hôtel est typique des intentions du compositeur. Roger Thornhill, sa mère et les deux ravisseurs se retrouvent dans le même ascenseur. La partition se veut en crescendo pour un ascenseur descendant et pour un cadrage de plus en plus serré. La réplique de leur mère aux deux malfrats stoppe nette la musique. Après un long silence, tout le monde se met à rire (autre forme ascendante liée au crescendo). Cette scène suffit à souligner la spécificité du travail d’Herrmann sur le film. Le son refuse de cohabiter avec l’image, il colore l’action en lui soumettant une opposition. La tension, travaillée dans le découpage du réalisateur, est réévaluée dans la partition.







Plus tard, Thornhill espère retrouver les ravisseurs grâce à Lester Townsend, fonctionnaire à l’O.N.U. Lorsqu’il parvient à le rejoindre, le diplomate s’écroule dans ses bras, frappé par un poignard. La musique d’Herrmann n’anticipe pas le drame, elle le surprend. Conformément au montage, le compositeur cherche à prendre par surprise le spectateur, seul terrain d’entente entre les deux créateurs sur cette scène.
La musique sert aussi à jalonner les étapes du périple échevelé de Thornhill. Les intermédiaires entre les scènes sont souvent propices à de courtes variations musicales. Le personnage passe sans cesse d’un lieu à un autre. Entre chaque lieu, la menace est omniprésente et oblige à une dramatisation soulignée par la partition. Cette instabilité, que la musique revendique, est avant tout une caractéristique psychologique du personnage. Et la création (mise en scène et musique) a choisi de se servir de cette caractéristique pour construire un système dramaturgique.







La partition de La Mort aux trousses a des allures d’épopée, de conquête : le choix du compositeur justifie cet aspect psychologique et dramatique. Avec subtilité, elle souligne la reconquête d’une personnalité, celle d’un homme qui doit affronter toute une série d’épreuves initiatiques pour redécouvrir son identité. Chaque étape de cette conquête est soulignée par le thème musical principal. La scène des enchères où Thornhill tente d’échapper aux ravisseurs en sa faisant remarquer par la police combine les effets de la partition sur les premières « crises de maturité » du personnage (pour la première fois il est lui-même l’instigateur d’un coup monté contre ses ennemis). Il choisit d’exhiber son « moi » profond pour arriver à ses fins. C’est un moment clé où Thornhill affirme sa personnalité sans aucune pudeur, une première lutte contre le refoulement souligné par une musique trépidante qui anticipe sur les projets du héros. Roger Thornhill passe par la désobéissance aux consignes et par des initiatives personnelles pour parvenir à cette maturité qui le délivrera de l’individualisme et de l’égoïsme puéril. Herrmann souligne le périple frénétique de Thornhill tout en jugeant l’itinéraire moral. Le côté épique de la partition porte le personnage principal à sa maturité, tandis qu’il condamne froidement celui d’Eve Kendall (Eva Marie Saint) en l’associant à une musique classique et mièvre.





La partition arrive à son paroxysme dans la scène finale. Herrmann se fait l’apologiste du genre humain en démystifiant les figures légendaires du Mont Rushmore, symbole suprême de l’ordre établi et des libertés constitutionnelles. Tambours battants, violons et cuivres sont le signe d’une prosopopée ironique qui donne aux quatre figures emblématiques de l’Amérique le soin d’évaluer la décadence humaine (qui leur pend au nez)…

Herrmann, en trois temps, magnifie le drame final par association entre image et son. Il fait d’abord passer un coup de feu pour un coup de foudre (façon d’associer diégèse et mythe) tout en privilégiant les graves. La statuette se brise sur la roche, le son est vif et le ton plus aigu. Ensuite, la chute de Leonard (Martin Landau) est associée à un son encore plus aigu et plus insistant. Le rythme est parfait, les écarts identiques. Les trois actions sont parfaitement réglées. Répétition des inserts, rapidité du montage, rythme stable, ton de plue en plus perçant font de ce final un des moments les plus forts du film.




Thomas Aufort

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°1 (Printemps-Eté 1999)

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