vendredi 16 septembre 2011

Truffaut-Delerue : "Beaucoup de silence et beaucoup de justesse" (II)




La Nuit américaine / Le Dernier métro. Pour le premier film, le générique du début est fondamental, à la fois parce qu’il énonce presque tous les thèmes écrits par Delerue pour le film, et parce qu’on entend la voix du compositeur, saisi en plein travail avec ses musiciens, à qui il demande “Beaucoup de silence et beaucoup de justesse (...)” et de “jouer les notes, c’est tout (sans) sentimentalité hors de propos”. On croirait entendre Truffaut lui-même, gêné lorsqu’il devait diriger une scène d’amour, comme ce fut le cas pour Les Deux anglaises et le continent.




La Nuit américaine n’est certes pas un film méconnu, il obtint même un oscar à Hollywood, mais incompris, sans doute. La partition de Delerue est, quant à elle, une des plus riches et des plus amples de sa carrière, des ritournelles à l’accordéon renvoyant aux origines populaire du cinéma, aux mouvements amples, quasi-symphoniques, en passant par les envolées à la Vivaldi qui, accompagnent les séquences de tournage, et donnent l’impression d’une musique de cour, telle que Lully aurait pu l’écrire à l’époque de Louis XIV - le “film dans le film” comprend d’ailleurs une séquence costumée, dont le thème musical, au clavecin, rappelle l’un des thèmes des Deux anglaises et le continent.
D’autres motifs évoquent le Concerto pour deux violons de Jean-Sébastien Bach, façon discrète de suggérer le classicisme revendiqué par Truffaut, même si le contenu du film est beaucoup plus ambigu que ce qu’on a bien voulu y voir. Certes, en 1973, il était relativement décalé par rapport aux préoccupations de l’époque - d’où la célèbre polémique avec Godard, mais à bien y regarder, Truffaut n’est pas dupe, et le film n’est pas si mensonger qu’on l’a dit. D’abord parce qu’il n’est pas réaliste, dans son ensemble, même si chaque scène, prise séparément, l’est, essentiellement à cause de l’accumulation de “coups durs” qu’essuie l’équipe du tournage. D’autre part, il est évident que le film tourné, Je vous présente Pamela, est un pur nanar, qui joue un rôle de repoussoir pour Truffaut, qui n’a jamais rechigné à utiliser pourtant des sujets de faits-divers pour ses films (voir La Peau douce). Le personnage qu’il interprète l’énonce d’ailleurs clairement lors d’une scène célèbre.







En fait, ce qui a surtout intéressé Truffaut, c’était de montrer le travail, l’acte, le geste, d’où le générique parlé et musical à la fois, dont le compositeur est montré plus comme un artisan qu’un artiste, plus que le résultat, et il lui a semblé que cette observation serait plus belle, a contrario, si elle se faisait lors du tournage d’un film banal, anachronique. D’ailleurs lors de la conférence de presse à l’arrivée de Julie Baker (Jacqueline Bisset), un journaliste demande à l’actrice si le sujet du film qu’elle va tourner n’est pas un peu dépassé en 1972, preuve que Truffaut n’était pas dupe, même s’il revendiquait cette dimension quasi- passéiste de son cinéma, par ailleurs. La partition de Delerue, pour belle et ample qu’elle soit, est cependant imprégnée d’une légère ironie, surtout lors de l’arrivée de Julie à l’aéroport, filmée caméra à l’épaule, à l’arrachée, comme un thriller, alors que la musique elle-même fait des clins d’œil à Bernard Herrmann. De même la beauté du film réside également dans le décalage entre la banalité des séquences filmées, et l’ampleur de la musique, comme si on assistait au tournage du film du siècle. Mais là encore, c’est le geste, le travail, qui est valorisé. Le metteur en scène le dira d’ailleurs clairement au personnage joué par Jean-Pierre Léaud, que son amie vient de quitter : “La vie privée, elle est boiteuse pour tout le monde, mais il y a le travail, seul le travail compte.”








C’est Georges Delerue qui composera la musique de l’autre film de Truffaut consacré au spectacle, le théâtre, cette fois, Le Dernier métro, dans lequel la partition originale du musicien servira de “lien” narratif entre divers airs d’époque, comme Truffaut l’écrira au compositeur : “Je viens vous proposer aujourd’hui d’écrire la musique pour Le Dernier métro. Initialement, je comptais n’utiliser que des chansons de l’époque de l’Occupation, et plusieurs sont entrées dans le film, justifiées par un chanteur des rues, trois postes de T.S.F.,etc. Ce sont principalement “La prière à Zumba”, “Bei Mir Bist Du Schön” et surtout “Mon amant de la Saint-Jean” qui fonctionne en leitmotiv à la manière de “Que reste-t-il de nos amours?” dans Baisers volés. A présent que nous arrivons au stade de bout-à-bout, je me rends compte qu’une vraie musique de film est nécessaire, à cause des effets muets, des actions disparates à unifier, d’une certaine tension à entretenir, d’une ambiance assez mystérieuse et d’une double histoire d’amour.” (Lettre à Georges Delerue, 23 avril 1980, in Correspondance, Hatier, collection Livre de Poche, page 657).







Que le cinéaste puisse faire appel au compositeur au dernier moment, sur un aussi “gros” film, en terme budgétaire, prouve la confiance et la complicité qui existait entre les deux hommes. D’ailleurs, lorsqu’il ne faisait pas appel à ses services pour un film, Truffaut se sentait presque obligé de s’en expliquer auprès de lui, c’est le cas pour La Chambre verte, film pour lequel il a utilisé des thèmes de Maurice Jaubert Il écrit ainsi : “Je suis en train de vous tromper, mais comme c’est avec Maurice Jaubert, ce n’est pas exactement de l’adultère, mais plutôt de la nécrophilie.”(op. cit., page 536).



Les deux anglaises et le continent / Jules et Jim Réalisées à dix ans d’intervalle, les deux adaptations des romans de Henri-Pierre Roché sont loin d’avoir connu la même fortune critique et publique. Jules et Jim reste l’un des films les plus connus de Truffaut, célébré dans le monde entier, alors que le second film fut un tel échec public que Truffaut l’amputa de vingt minutes, ce qui ne changea rien. Le film ressortit plus tard dans sa version intégrale, et on peut à l’heure actuelle le considérer comme le plus beau film de son auteur. Bien que le sujet des deux films soit évidemment proche, le traitement et le ton diffèrent assez radicalement, et la musique de Georges Delerue reflète ces différences.








Il suffit de comparer le générique des deux films, et leur première séquence, pour en être convaincu. Jules et Jim s’ouvre sur une série de plans très rapides, montrant les deux personnages en activité à Paris, au son d’une musique enjouée, proche d’une marche triomphale, voire d’une musique de cirque, au diapason de l’atmosphère tumultueuse, débridée régnant dans ce Paris de la “Belle époque”, ce fut d’ailleurs le titre de la série télévisée basée sur le dernier scénario de Truffaut et Jean Gruault. On croirait presque entendre un air de Nino Rota composé pour Fellini. On retrouve d’ailleurs le piano- bastringue dans le thème du film, et si la partition évoluera par la suite vers plus de gravité - l’influence de Debussy se faisant sentir, ainsi que celle de Ravel et Bach- le film n’en conservera par moins cette énergie du début, jusque dans les passages les plus dramatiques, énergie symbolisée par les nombreux mouvements de caméra voyants, panoramiques et travellings, qui font que le film a tout de la machine de guerre contre un cinéma timide et précautionneux – le choix du sujet en témoigne. Energie évoquée bien sûr par la chanson de Bassiak, alias Serge Rezvani, “Le tourbillon de la vie”.







Il en va autrement dans le second film. Le générique est constitué de plans rapides sur plusieurs exemplaires du roman de Roché dans l’édition de la NRF, dont certaines pages portent les annotations de Truffaut lui-même dans son travail d’adaptation, au son de la musique de Delerue, ample et heurtée à la fois, à base de cordes et de piano, très nettement sous l’influence de Maurice Ravel, dont Delerue était l’admirateur. Quant à la très belle première séquence, son montage fragmenté à base de brefs plans fixes, associé à la musique fiévreuse et heurtée, à la limite du dodécaphonisme, de Delerue traduit mieux que des mots la fin de l’enfance du personnage interprété par Jean-Pierre Léaud, et son entrée brutale dans l’âge adulte, symbolisée par sa blessure au genou, à la suite d’une chute de balançoire.







Même si les deux héroïnes n’apparaissent que plus tard, cette ouverture donne le ton d’un film majestueux et violent à la fois, aussi éloigné du film à costumes académique de la “nouvelle qualité française” qui commençait à poindre, que Le Temps de l’innocence de Martin Scorsese le sera des films de James Ivory.






Dans Les Deux anglaises et le continent, la musique suggère la perte de paradis que constituait l’enfance, paradis que Claude, le jeune héros, essaiera de recréer avec ses deux “sœurs” anglaises, au Pays de Galles, et en France, avec Anne, dans l’île. Mais les moments paisibles ne dureront pas, la mort et le temps rattraperont les personnages qui, bien que plus jeunes que ceux de Jules et Jim, semblent beaucoup plus mûrs, et graves. Leur sort est déjà réglé, dès les premiers plans, et ce qui, dans le premier film, était source d’énergie, le sentiment amoureux, apparaît dans le second comme une maladie qui affecte les corps autant que l’âme. Et la musique de Delerue traduit ce caractère fiévreux du sentiment amoureux, qui agit tel une gangrène dans le corps des personnages, dont l’intégrité physique est toujours menacée : Claude marche avec des béquilles au début du film, Muriel, la plus jeune des sœurs, a les yeux si fragiles qu’elle doit porter un bandeau pour les protéger, et elle perdra l’enfant qu’elle attend de Claude ; Anne, l’aînée, meurt de la tuberculose.
On trouve donc, dans la musique de Delerue pour ces deux films, des hommages à deux des compositeurs majeurs du début du siècle en France, Ravel et Debussy, choix cohérent puisque les deux films se déroulent dans cette période de transition située entre la fin du XIXème et le début du XXème siècle, qui prendra fin brutalement en 1914, avec le début de la première guerre mondiale, évoquée dans Jules et Jim. A signaler enfin, que Georges Delerue tient un petit rôle dans Les Deux anglaises et le continent, celui d’un homme d’affaires que consulte Claude après la mort de sa mère.








La Peau douce Ce film est avec Les Deux anglaises et le continent l’autre chef-d’œuvre incompris de Truffaut. Il passa complètement à côté du public, et de la critique, à sa sortie. Là aussi, le générique donne le ton. Sur une nappe de cordes sensuelles, la flûte semble suivre le rythme des mouvements des mains qu’on voit à l’écran, mains qui se cherchent, se frottent, en gros plan. La musique est l’une des plus sensuelles partitions de Delerue, mais cette sensualité est dès plus mortifères, elle conduira le personnage principal à la mort. Un parfum d’irrémédiable plane sur le film, comme si, là encore, tout était déjà joué pour les personnages. Ce n’est pas un hasard si la musique, dès lors, annonce à la fois celle des Deux anglaises et le Continent… et de L’Amour en fuite. L’impression d’apaisement suscitée par ces quelques notes à la flûte, annonce en fait l’urgence des personnages à vivre leur histoire, de peur d’être rattrapés par le temps.







Dans la première séquence du film, le personnage principal, Lachenay, joué par Jean Desailly, est en retard : il doit prendre un avion, celui-là même dans lequel il va rencontrer Nicole, sa future maîtresse, jouée par Françoise Dorléac. Dès le début, l’engrenage implacable se met en branle, et de nombreuses séquences feront basculer le film dans une pure atmosphère de thriller, d’angoisse, tandis que la musique prendra des tonalités “herrmanniennes”, dans l’utilisation sèche et saccadée des cordes. Truffaut fera d’ailleurs appel à Bernard Herrmann en personne pour La Mariée était en noir et Fahrenheit 451. La musique de Delerue ici est à la fois douce comme le contact de la soie contre la peau, et implacable comme le fusil utilisé par l’épouse de Lachenay pour tuer son mari.


La femme d’à-côté Le film donne cette même impression, là aussi dès le début, puisque le générique commence alors que tout est déjà terminé, et que l’ambulance emmène les deux amants à l’hôpital, et la musique, d’où là encore se détache la flûte, a ce même parfum d’irrémédiable, et laisse sentir une violence sourde, accentuée par les accords quasi répétitifs du thème principal, joué par les cordes.




Ce thème commence donc sous une couleur minimaliste, façon de suggérer le caractère inexorable de la situation et du destin, puis prend de l’ampleur, et devient maximaliste, presque dodécaphonique, au fur et à mesure du déroulement du générique, comme pour suggérer que cette histoire apparemment banale, répétitive, est en fait universelle, et concerne tout le monde.







En ce qui concerne les influences, on pourra reconnaître encore Debussy, mais aussi Purcell, King Arthur (“The Cold song”, thème repris plus tard par Michael Nyman pour Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant de Peter Greenaway).







C’est le film le plus sensuel du cinéaste, avec La Peau douce, et, à l’instar de ce dernier, la sensualité, le frémissement y sont indissociables de la mort. Eros et Thanatos sont souvent convoqués de concert dans l’univers de Truffaut, et la musique de Delerue se fait l’écho de ces pulsions de vie et de mort, de par son caractère élégiaque et enjoué à la fois, mais sans jamais se départir, à l’instar du metteur en scène, de son élégance ni de sa pudeur. Ultime élégance, d’ailleurs, de la part du cinéaste, que de faire de son dernier film une comédie policière pétillante, avec la même actrice que dans le film précédent, Fanny Ardant, mais dont c’est cette fois le versant comique et solaire, à la Katherine Hepburn, qui sera exploité, dans Vivement dimanche ! Et la partition sera à l’unisson, comme en témoigne la première séquence, et la dernière, qui montre des pieds d’enfant jouant avec le “cache” d’un appareil photographique, lors de la cérémonie de mariage du personnage joué par Jean-Louis Trintignant et sa secrétaire, le rôle tenu bien sûr par Fanny Ardant.







Delerue connaissait suffisamment bien l’univers du cinéaste pour composer des thèmes qui, à l’instar de la mise en scène, savaient magnifier les actrices - voir les gros plans sur Jacqueline Bisset dans La Nuit américaine - sans que cela se fît au détriment de l’histoire ou de l’atmosphère générale du film.







La musique de Delerue est une troisième voix dans les films de Truffaut, avec les dialogues, et souvent la voix-off. Le compositeur est bien, avec Jean-Pierre Léaud, l’autre alter-ego du cinéaste, et sa musique, même écoutée séparément, permet souvent d’éclairer a posteriori les films du cinéaste, même les plus connus, d’en révéler d’autres aspects, plus secrets, souvent plus noirs, mélancoliques, même dans les films plus “légers”.








L’osmose entre les deux hommes était telle que les autres musiciens convoqués par Truffaut ont soit composé des thèmes proches de ceux que Delerue aurait pu écrire dans le contexte, soit avaient un rapport avec Delerue lui-même : il en allait ainsi pour Maurice Jaubert, que Delerue admirait, ou Vivaldi pour L’Enfant sauvage - Truffaut avait demandé au musicien, pour La Nuit américaine, une musique à la Vivaldi, ce qui était en plus un moyen de rendre hommage au Renoir du Carrosse d’or. Et il n’est pas interdit de penser que le musicien a donné le meilleur de lui-même dans sa collaboration avec Truffaut, quelles que puissent être les beautés et qualités de ses autres partitions. Le seul autre cinéaste auquel il resta fidèle fut Philippe De Broca.
Cette collaboration a en tout cas nourri ses autres travaux, sans pour autant lui faire perdre de vue l’univers de Truffaut, puisque trente ans après Tirez sur le pianiste, il le retrouvera à l’occasion de ses trois derniers films.
Cette fidélité, sur une si longue période, d’un cinéaste avec un musicien, n’est pas si fréquente, surtout quand elle présente une telle cohérence et une telle rigueur, chaque thème composé pour un film à venir semblant garder le souvenir des thèmes précédents, de La Peau douce à La Femme d’à-côté, de Tirez sur le pianiste à Vivement dimanche! Les leitmotives de ses mélodies et de ses thèmes s’apparentent aux thèmes et obsessions du cinéaste, de même que les instruments récurrents, la flûte, le piano, les cordes, jouent le même rôle que les mouvements de caméra, les figures de style préférées de Truffaut. On peut donc parler de “politique des auteurs” pour le compositeur, au même titre que pour le cinéaste qu’il a le plus accompagné.

Jérome Lauté

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-Eté 2001)

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