vendredi 1 juillet 2011

Entretien avec Howard Shore part. 1






C.S. : Quel est votre premier souvenir musical ?

H.S. : La première musique que j’ai entendue était celle de Toru Takemitsu. Il y avait une bibliothèque près de chez moi où j’ai trouvé ses disques. Je devais avoir dans les dix ans lorsque j’ai commencé à les écouter. Ses compositions m’ont vraiment impressionné et ce n’est que plus tard que j’ai découvert ses musiques de films.

C.S. : Pensez vous que la musique a pris très tôt une place importante dans votre enfance ?

H.S. : Oui, énormément. Les musiques de Takemitsu et d'Ornette Coleman m'ont beaucoup influencé lorsque j'étais adolescent. J'adore le jazz... Très jeune, j'ai enregistré ma propre musique. J'avais un magnétophone, un micro et j'ai enregistré, monté et mixé mes compositions en utilisant des techniques que j'utilise encore actuellement.





C.S. : Dans les années 60, vous entrez à la Berklee School of Music pour y étudier la composition et l'orchestration...

H.S. : Oui, j'y ai étudié la composition.

C.S. : Vous avez étudié la composition classique et le jazz...

H.S. : Oui, j'ai étudié la composition classique et le jazz. C'était d'ailleurs l'une des choses qui était très intéressante à la Berklee School of Music : on y enseignait, en effet, aussi bien la composition jazz que l'orchestration et la composition classique, traditionnelle.



C.S. : Quelles ont été vos principales découvertes musicales ?

H.S. : John Coltrane, Igor Stravinsky, Claude Debussy ont tous été vraiment importants pour moi à cette époque. J'ai étudié à Berklee la composition jazz et les compositeurs du XXe siècle ainsi que des auteurs comme Gil Evans et Charles Mingus.



C.S. : Pouvez-vous nous parlez un peu de votre expérience dans le groupe rock Lighthouse ?

H.S. : Après Berklee, je suis parti sur la route avec ce groupe. Il était très intéressant parce qu'il était constitué d'une section de cuivres, d'un quatuor à cordes électroniques, ainsi que d'une section rythmique de cinq pièces et d'un chanteur. C'était un petit orchestre. Les joueurs de cordes venaient principalement de grands ensembles. J'avais dans les 19-20 ans et je me suis retrouvé ainsi avec des musiciens issus de formations classiques qui jouaient du rock. Je me suis intéressé aux mêmes choses qu'eux. Ainsi, grâce à ces derniers, j'ai découvert Schönberg et Webern. Je continue de penser aujourd'hui que c'était une grande opportunité pour moi, alors adolescent, d'être dans un groupe qui avait de grands musiciens "classiques", même si nous jouions du rock'n'roll.

C.S. : Avant le Saturday Night Live, vous avez écrit des musiques pour le théâtre et la télévision. C'était la première fois que vous composiez par rapport à des mises en scène, des travaux de dramaturgie. Qu'avez-vous appris de ces expériences ?

H.S. : J'ai toujours été très intéressé par le théâtre. Beaucoup de mes amis d'ailleurs étaient auteurs, acteurs et metteurs en scène. Nous voulions créer des spectacles ensemble. C'était une progression naturelle pour moi. Par la suite, séduit plus que jamais par la musique, j'ai commencé à travailler à la radio en faisant des dramatiques et des comédies. Puis, j'ai fait des documentaires, essentiellement des documentaires animaliers et touristiques. J'en ai écrit la musique parce que c'était une façon de faire des compositions originales pour un support visuel. De plus, j'ai souvent travaillé pour la télévision dans des émissions de variétés, ce qui était un prolongement de mon expérience théâtrale.





C.S. : Quelles furent vos responsabilités les plus importantes en tant que directeur musical du Saturday Night Live ?

H.S. : Je suis allé à New York avec un groupe d'amis et nous avons crée un show qui est diffusé sur le réseau TV américain depuis maintenant 25 ans. C'était un spectacle comique doublé d'une satire politique et sociale. J'ai écrit la musique pour cette émission, j'en ai composé le thème ainsi que les morceaux entendus pendant le show. C'était, dans un sens, du théâtre vivant. Le Saturday Night Live était une émission publique hebdomadaire de 90 minutes diffusée à travers tout le pays. Ainsi, dans le cadre de ce programme, j'ai appris à travailler très rapidement avec différents types d'auteurs et d'interprètes. J'ai écrit et arrangé beaucoup de musiques additionnelles pour cette émission et, vous savez, produire une musique pour une émission TV publique hebdomadaire est un bon terrain d'entraînement. Je dirigeais l'orchestre pendant la diffusion. J'ai fait cela pendant cinq ans, soit l'équivalent de 120 émissions.





C.S.: Diriez-vous que ce type de production vous ait amené à composer de manière instinctive ?

H.S. : Je pense que c'était juste un prolongement de ce que je faisais. J'étais capable, dans une certaine mesure, d'exprimer mes idées musicales. Mais ce n'est qu'à partir du moment où j'ai commencé à composer pour le cinéma que j'ai vraiment pu développer mon expression créatrice. En travaillant avec David Cronenberg, cela m'a donné l'opportunité d'écrire des scores en utilisant des idées musicales auxquelles je pensais depuis longtemps, idées que je voulais exprimer sans avoir eu les moyens de le faire jusqu'à maintenant pour le Saturday Night Live.

C.S. : Pour le Saturday Night Live, il semblerait que vous ayez écrit en définitive sous la pression...

H.S. : Oui, je pense qu'il y avait une certaine pression investie parce que nous faisions une émission publique hebdomadaire. Je devais travailler dans un temps limité et avec beaucoup de personnes différentes. Je pense que tout cela m'a préparé pour l'écriture cinématographique.

C.S. : I Miss You, Hugs and Kisses est votre première partition pour le cinéma. Quel souvenir gardez-vous de ce premier travail et quel type de musique avez-vous composé pour ce film ?

H.S. : Je ne l'ai pas écouté depuis longtemps. Je ne sais plus. Je pense que c'était quelque peu expérimental parce que j'apprenais à ce moment là. Vous savez, je n'ai jamais eu de mentor pour m'expliquer la synchronisation et toutes sortes d'autres choses comme celle-là. Ces premiers films avaient une approche expérimentale dans la manière dont j'en utilisais la musique. Je ne pense pas avoir travaillé de manière conventionnelle. Pour I Miss You, Hugs and Kisses, j'ai composé avec mes propres méthodes et mes propres techniques.





C.S. : En 1979, The Brood (Chromosome 3) ouvre votre collaboration avec David Cronenberg, un ami que vous connaissez depuis votre adolescence. Pourquoi a-t-il fait appel à vous qu'à partir de ce film ?

H.S. : Avant Chromosome 3, David n'avait pas le budget pour inclure des partitions originales dans ses films. C'est pourquoi, il a choisi, dans un premier temps, de la musique en stock pour Stereo, Rage, et Crimes of the Future. Avec Chromosome 3, il a eu un budget suffisant pour inclure une musique originale. Aussi, sachant que j'avais composé le score d'un film qui avait reçu un bon accueil l'année précédente, I Miss You, Hugs and Kisses, il a pensé que je serais l'homme de la situation pour travailler sur son projet. Il m'a dès lors sollicité et j'ai pris grand plaisir à le faire.


C.S. : Pour la majorité de vos travaux, vous commencez à composer avec le premier montage du film. Mais avec David Cronenberg, vous commencez à écrire avec le script. Où trouvez-vous, dans ce cas, vos premières idées musicales ?

H.S.: Dès le premier montage, je pense que la musique de film est un art très visuel et très intuitif. En tant que compositeur, je veux voir les images, ressentir quelque chose puis exprimer mes sensations musicalement. C'est difficile de le faire à partir du scénario car ce n'est qu'une ébauche de ce que sera le long-métrage. Et je trouve que la première vision d'un film commence vraiment à vous faire réagir musicalement. La manière dont celui-ci fonctionne, son éclairage, sa mise en scène, sa direction d'acteurs, son décor, ses prises de vues, son montage : tous ces éléments contribuent à la façon dont vous allez en créer la musique.





C.S. : Pensez-vous que vos choix musicaux (styles, citations) que vous utilisez pour l'univers de Cronenberg sont déterminés par la structure des récits ? Par exemple, pour The Fly (La Mouche, 1986), avez-vous cité le Rigoletto parce que l'on peut discerner au niveau de l'intrigue, trois mouvements, trois actes qui, par leur contenu, renvoient à l'Opéra Verdien. A savoir, une exposition qui présente un personnage en train de céder à ses désirs les plus ardents en dépit des risques éventuels qui peuvent en résulter ; un développement dramatique où, à la suite d'une série d'évènements soudains, l'objet du désir qui a conduit le protagoniste à agir délibérément, finit par se retourner contre lui ; et un dénouement tragique à l'issue duquel la destruction de ce personnage principal s'achève dans la pire des souffrances ?

H.S. : Je veux juste dire une ou deux choses à propos du scénario. Je pense que dès qu'un film est inspiré d'une oeuvre littéraire comme Le Festin Nu ou Crash (Le Festin Nu est à l'origine un livre de William S. Burroughs et Crash, un roman de James G. Ballard) et que si, en tant que compositeur, il vous est possible d'en retourner à la source et de lire quelque chose qui a la profondeur d'un grand roman, alors vous êtes capable de penser musicalement à partir de cette oeuvre écrite. C'est-à-dire que lorsque vous travaillez à partir d'oeuvres littéraires comme Le Festin Nu et Crash, ou sur un film comme celui d'Al Pacino, Looking for Richard, vous êtes capable de retourner à ces oeuvres et ainsi créer une musique basée sur l'idée de ces écrits. Et cela vous donne une certaine responsabilité. Je tiens à dire, en fait, qu'il m'est apparu plus facile de travailler à partir de romans ou de pièces de théâtre qu'à partir d'un scénario et, pour tout vous dire, je préfère voir le film pour parvenir à créer quelque chose.
Maintenant, pour répondre à votre question, sachez que La Mouche, comme vous le mentionnez, a été un projet qui m'a particulièrement intéressé. A cette époque, j'ai découvert l'Opéra. J'allais régulièrement au Metropolitan Opera à New York pour l'étudier. Je me suis dès lors intéressé à des compositeurs comme Wagner, Verdi, Puccini et Strauss. Aussi, à travers cet intérêt que j'avais à cette période pour le drame lyrique, je reconnais que j'ai certainement voulu concevoir l'écriture symphonique de La Mouche à la manière d'un grand opéra...





C.S. : A propos de The Naked Lunch (Le Festin Nu, 1991), ce film est, à ce jour, le seul de David Cronenberg qui rejette le principe traditionnel d'histoire linéaire. Est-ce la raison pour laquelle vous avez utilisé le free-jazz, style musical qui brise lui aussi, en ce qui le concerne, les règles d'une écriture dite classique : à savoir celle du jazz ?

H.S. : C'est une bonne question...! Très, très bonne ! Je pense que le style littéraire du Festin Nu est un style "coupé-collé" et c'est ainsi d'ailleurs que le livre a été conçu. A ce titre, il y a une scène dans le film durant laquelle Ginsberg et Kerouac choisissent des éléments de l'histoire sur des morceaux de papiers étalés partout sur le plancher de l'appartement de Burroughs. Puis, ils les réunissent dans le livre tel que nous le connaissons aujourd'hui comme étant Le Festin Nu. Aussi, quand j'ai vu le film pour la première fois, je me suis dit déjà qu'il aurait pu être monté de différentes manières puisqu'il n'a pas de structure narrative linéaire. Par ailleurs, il faut savoir que la musique d'Ornette Coleman s'est développée au cours de cette période de la littérature américaine de la fin des années 50, période durant laquelle Le Festin Nu a été écrit. C'est avec ce mouvement que la musique d'Ornette a évoluée. Aussi, m'a-t-il semblé naturel de penser à lui et aux travaux de Burroughs de cette époque lorsque j'ai travaillé à l'élaboration du score. La collaboration avec Coleman a progressé dans la meilleure des ententes et au fil de la conception de la partition, il nous a semblé logique d'associer au free-jazz des musiques africaines pour exprimer l'idée que l'on avait du Festin Nu.








C.S. : A partir de The Fly (La Mouche), les génériques des films de David Cronenberg sont très stylisés, très sophistiqués. Ceux de Dead Ringers (Faux Semblants, 1989), The Naked Lunch (Le Festin Nu, 1991) et M. Butterfly (1993) sont des ouvertures graphiques splendides où formes et objets se déplacent et s'entrecroisent sur la surface de l'écran pour composer un ballet visuel très chorégraphié; Avez-vous tenu compte des éléments plastiques qui composent ces génériques (couleurs, formes...) lorsque vous avez écrit les "Main Titles" de ces films ?



H.S. : Oui, et je pense que cela dépend du visuel. Ed Wood, par exemple, voit sa propre histoire racontée dès l'"Opening Titles". Tous les génériques ont vraiment des choses différentes à dire. Celui du Festin Nu est très graphique, très abstrait et la musique permet de donner la couleur, l'ambiance et l'espace du film. Celui de M. Butterfly est également très graphique... Quant à l'ouverture de Faux Semblants, tout le symbolisme pictural du générique donne le ton du film sans être structuré comme un récit, ce qui diffère donc de celui d'Ed Wood qui, lui, nous raconte une petite histoire qui nous prépare à rentrer dans le début du film.








C.S. : De Parasite Murders (Frissons) à eXistenZ (1998) en passant par Videodrome (1982), The Fly (La Mouche, 1986) et Crash (1996), David Cronenberg accorde une place primordiale à la représentation du corps humain. Métamorphoses, cicatrices, difformités... La "monstruosité" physique constitue dans l'univers du cinéaste l'un des sujets central de son oeuvre : elle est, en partie, à la source de la souffrance de personnages torturés qui évoluent dans un univers à la fois très sombre et clinique. Face à cette constante thématique, peut-on considérer que votre musique à surtout la charge d'exprimer la dimension plus cérébrale de ces personnages-victimes voués à la destruction, leur intériorité, leur mal-être?




H.S. : Je crois savoir ce que vous voulez me demander. En fait, la musique exprime quelque chose que vous ne verrez peut-être pas à l'écran. Elle exprime d'autres sentiments que ce qui est proposé visuellement par le metteur en scène. Je pense, qu'en faisant cela, vous élargissez la portée et les éléments émotionnels de l'histoire. Certaines partitions, et plus spécifiquement celles de Crash et d'eXistenZ, expriment musicalement des idées du film à un niveau émotionnel. Et en utilisant cette approche pour ces sujets, il apparaît que cela crée plus de profondeur à la vision qu'en a le spectateur.



C.S. : Si vous considérez vos neuf collaborations avec David Cronenberg, reconnaissez-vous qu'il soit possible d'y dissocier deux versants : un, se constituant de scores très expérimentaux - The Brood (Chromosome 3), Scanners (1980), The Naked Lunch (Le Festin Nu) et Crash (1996) - et un autre, de partitions plus symphoniques, plus lyriques avec The Fly (La Mouche), Dead Ringers (Faux Semblants), M. Butterfly et eXistenZ ?

H.S. :Peut-être. Peut-être. Je ne sais pas. Je ne me suis pas penché sur la question. Mais peut-être. Vous devez avoir probablement raison.

C.S. : En quelques mots, comment définiriez-vous votre propre univers musical ?

H.S. : Oh ! C'est tellement vaste ! Je ne sais pas. Je me suis intéressé à tant de choses. Je ne pourrais pas vous en parler en quelques mots. Hier soir, je suis allé à un opéra de Wagner et cela m'a énormément intéressé. Vous savez, une fois que vous vous êtes intéressé à la musique, les idées qu'elle suscite en vous sont sans fin. Je ne sais pas si je peux vous donner une réponse rapide à cette question.



Remerciements particuliers à Howard Shore, Catherine Rehel
et Agnès Béroud du Centre Culturel du Canada.

Entretien réalisé le 5 décembre 2000 par Thomas Aufort et Jacky Dupont.
Parution in Colonne Sonore n°3 (Printemps-été 2001)

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