samedi 13 septembre 2008

Citizen Kane :

Incipit d’un mythe

Quatre mois avant de disparaître, Bernard Herrmann annonçait un ré-enregistrement intégral de sa toute première partition pour un long-métrage de cinéma, Citizen Kane (1940) - il envisageait Joan Sutherland pour les arias et Orson Welles pour une présentation orale du disque. Hélas, le musicien n’en aura pas le temps. Il meurt le 24 décembre 1975, quelques heures seulement après avoir enregistré sa composition pour Taxi Driver (Martin Scorsese, 1975). La musique de Citizen Kane restera peut-être comme le Rosebud de Herrmann : un lieu originel, mystérieux, dessinant déjà les traits de caractères principaux du compositeur.

“Avec Bernard Herrmann, écrit Michel Chion, on peut parler pour une fois d’une œuvre personnelle de compositeur de cinéma ayant sa propre existence, parce que cette œuvre est véritablement hantée, quel que soit le film, par des schèmes constants, et même par un noyau thématique très affirmé, qui se réduit, dans son expression la plus simple, à une figure de seconde (majeure ou mineure) descendante. Le motif du destin de Citizen Kane, au début de sa filmographie, le motif principal de Taxi Driver, à la fin, sont tous deux bâtis sur ce noyau - que l’on retrouve plus d’une fois indirectement dans la partition de La Mort aux Trousses” (1)
Difficile, très difficile même, d’explorer les mystères de la musique de Citizen Kane de manière originale tant les spécialistes, notamment Youssef Ishaghpour (2), se sont souvent penchés sur la question. Combien de pages publiées, et dans toutes les langues ou presque, sur la seule scène d’ouverture de Citizen Kane ? A commencer par Herrmann lui-même. Celui-ci arriva aux séances d’enregistrement de la musique du film en n’étant pas, de son propre aveu, encore bien conscient de sa “créature” musicale : “Si ma mémoire est bonne, je n’avais pas l’idée d’un thème de “Rosebud”, ni d’un thème “de la destinée” ou “du Destin”. Les deux thèmes se sont en quelque sorte automatiquement présentés à moi.” (3)


La mort donnée et révélée Ces thèmes, en quelque sorte “gémellaires”, se retrouvent dès l’aube du film : deux motifs mortifères dès la naissance du récit, sorte d’esquisses entremêlées, en dentelle ou en grillage, dans l’esthétique baroque de Welles. Deux formes motiviques comme deux visages, ou deux silhouettes, d’un même corps et d’une même âme déjà en décomposition. “Le fruit, dès ses premiers jours, porte en lui le principe de sa pourriture” écrivait Ernest Renan. (4)


La composition d’Herrmann dans l’incipit de Citizen Kane est grave, éclatée, écartelée même, marquée de noir. Les contrebasses avec sourdine, les bassons et le tuba semblent ici faire surgir la mort elle-même ou un temps originel. En un sens, nous pourrions dire que la musique d’Herrmann apporte ou donne la mort à Kane. Elle est le spectre invisible, le masque de la mort rouge, capable de franchir les grilles et de pénétrer dans le château pour donner le coup létal. Et la musique de film de se révéler alors toute entière dénudée : être d’un temps achevé dans le film achevé. Elle est l’achèvement dans tous ses sens - alors même que la composition d’Herrmann, dans sa construction interne, se refuse à trouver un achèvement conventionnel.

Pourtant, si cette musique introductive dans Citizen Kane “achève”, elle révèle également. Elle ne “colle” pas grossièrement à l’écran, mais “décolle” les caches et nous libère. N’est-ce pas d’ailleurs là, au fond, la fonction même de bain révélateur photographique qu’est aussi la (savante) musique de film ? - ce rendre visible, cher à Deleuze, que les (savants) compositeurs des toiles savent opérer en vrais poètes ? - La vraie lumière au cinéma est probablement la musique, et, plus globalement sans doute, la bande sonore. La musique au cinéma aurait ainsi, non depuis Herrmann mais presque, cette divine mission de “montrer ce qui n’est pas filmé” selon Philippe Sarde (5) ou encore d’“illustrer l’invisible” selon Jerry Goldsmith.


Dans l’ouverture de Citizen Kane (en définitive ouverture “clôture”), certains auront en tout cas bien su noter l’essence fantomatique résurgente et révélatrice de la musique d’Herrmann. Jean-Pierre Berthomé et François Thomas écrivirent, dans leur brillante dissection de cette partition (ou dirions-nous aussi “parturition”) : “Herrmann a cherché une monochromie, une impression de magma uniforme sorti des profondeurs de la terre, analogue à l’univers “préhistorique” du domaine de Kane…” (6) Mais nous pensons aussi inévitablement au prélude de “Saturne” de Holst apportant la vieillesse et, à travers le thème de la puissance, au “Dies Irae” de la messe des morts grégorienne - Herrmann y reviendra d’ailleurs, curieusement, dans sa symphonie, la même année.


L’Orchestration contrastée Malgré tout, dans cette ouverture mythique, mythologique, dans cette “Nocturne” légendaire de Citizen Kane, il n’est pas uniquement question d’obscurité et de mort, car c’est bien une lumière qui en est l’épicentre: la lumière de la chambre de Kane lie chaque image au même endroit de l’image (Roman Polanski reprendra d’ailleurs ce procédé dans La Lampe,1959). Le crépuscule initiateur de Citizen Kane est ainsi à la fois un mystère et un paradoxe tout entier dans ce jeu (au sens fort du terme) d’ombres et de lumières, de mort et de vie, d’origine et de fin, de fondus enchaînés et de coupures nettes - aurore dichotomique à l’image, brisée, de King Kane, palpitation sépulcrale au cœur vivant des dessins musicaux de Bernard Herrmann :
“Il y a donc là un paradoxe qui fait tout le prix de la partition : Herrmann donne un motif vigoureusement caractérisé, immédiatement reconnaissable, à une notion qui ne l’est pas ; et il donne un caractère difficilement identifiable au motif qui, lui, revêt une attribution univoque. Herrmann dissimule un motif sous l’autre, attire l’attention sur celui de la Puissance pour mieux masquer celui de Rosebud.” (7)

Nous en arrivons à la griffe même du compositeur, à son don pour l’orchestration. Il utilisa souvent un minimum d’instruments pour créer des atmosphères ou sollicita de larges formations pour mieux mettre en valeur une sonorité précise. La bande originale de Citizen Kane saisit justement par sa diversité proprement picturale. Interrogé au sujet de l’orchestration, Herrmann dira d’ailleurs un peu avant sa mort : “L’orchestration, c’est comme les empreintes digitales, chacun à son style. Faire orchestrer sa musique par un autre, je trouve ça incompréhensible. C’est comme si l’on changeait les couleurs de vos tableaux.” (8)
Enfant, Herrmann eut, on le sait, une véritable révélation lorsqu’il lut le “Traité sur l’Orchestration” d’Hector Berlioz. Il ne s’en remettra jamais. Contre tous les préjugés de l’époque, il sera ensuite parmi les premiers à admirer le talent orchestral de Charles Ives. Herrmann écrira d’ailleurs un article élogieux sur ce dernier dans “Trend: A Quarterly of The Seven Arts 1” (9) , démontrant, s’il en était besoin, le penseur qu’il était aussi.

Dans Citizen Kane, et dès son incipit, l’orchestration fait montre d’une architecture forte et pensée - comment d’ailleurs ne pas parler d’architecture ici ? - entrelaçant les styles, phrases, sentiments et instruments. Ce que nous donne à écouter Herrmann ressemble même assez à un palimpseste musical ; une superposition sonore qui est, aussi, le principe même du film de Welles (superposition d’époques, d’idées, d’images, de mondes, de vérités et de mensonges) et du “Rosebud” introductif.


Le trompe l’œil musical Car en effet, la première parole du film est une sorte de palimpseste sonore : “La prononciation du mot se fait d’une voix à la fois complètement intimiste et néanmoins fort lointaine” qui précise selon Carringer : “la finesse technique est un effet tout simple : Welles a fait enregistrer plusieurs fois le mot de près et de loin, et a ensuite procédé à des essais de superposition jusqu’à obtenir une indiscernable surimpression sonore.” (10)
Se joue alors (de nous), l’illusion magique des sons. Les images ne sont pas les seules à dire autre chose, à nous faire croire à une vérité unique. Passé le prologue de Citizen Kane, la première vraie réplique du film, fortement teintée d’ironie, sera dite aussi par Welles : “Il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte à la radio.” Entre cette phrase affirmative et le “Rosebud” chuchoté : deux commencements sonores, deux musiques contraires en forme, mais jumelles, au fond. Deux cordes qui vibrent face aux simulacres du monde. Il ne faut pas croire la musique, mais croire en la musique. Son pouvoir de révélation et de mise en lumière, de mise à nu, est au moins aussi puissant que son pouvoir d’illusion et de trompe l’œil.


La musique de Citizen Kane, par ses jeux picturaux et architecturaux constants, ses effets d’écho, ses arrêts brusques et ses entrelacs, est, à bien y réfléchir, un grand trompe l’oreille, un puzzle ludique en relief, une entité mouvante en quête du sol le plus grave et inouï là où Welles éclaire les plafonds jusque-là occultés, une créature sonore mêlant (montant) dans la profondeur de plan solo et tutti, un labyrinthe clair-obscur aux parois longées de miroirs se déclinant à l’infini, un hall à trésors.


“Là où (Max) Steiner insiste sur les sonorités d’un grand orchestre comme ensemble, Herrmann met en relief des timbres isolés ou reliés en petits groupes. Là où les leitmotive de Steiner s’intègrent à des thèmes développés plus ou moins conventionnellement, Herrmann n’offre que de petites phrases de quatre ou cinq notes, qui s’arrêtent net, nues et immobiles.” (11)
Pour toutes ces raisons, et bien d’autres encore, Bernard Herrmann fut choisi en 1937 pour diriger l’orchestre de la radio CBS, puis le ‘Mercury Theater on The Air’ où il rencontrera Orson Welles, âgé de 23 ans. Ils créèrent ensemble (au sens d’“ensemble” musical) le programme radiophonique “The War of The Worlds” / “La Guerre des Mondes”. L’entente, “l’entendre”, entre les deux artistes les mena sur les hauteurs de Citizen Kane. Bernard Herrmann n’avait alors que 29 ans. Un mythe était né.

Alexandre Tylski



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(1) Michel Chion, in “La Musique au cinéma”, Éditions Fayard, 1995, p.339
(2) Youssef Ishaghpour, in “Orson Welles Cinéaste. Une caméra visible (tome II)”, Collection “Les Essais”. Éditions de la différence, Paris 2001.
(3) Bernard Herrmann, in Evan W. Cameron, “Sound and The Cinema”, Redgrave, Pleasantville, N.Y., 1980, p.125.
(4) Ernest Renan, in “L’Avenir de la Science”, Éditions Gallimard, 1947, tome III, p.1085.
(5) Propos tiré du documentaire Philippe Sarde, réalisé par Alexandre Tylski, ESAV, 1999.
(6) Jean-Pierre Berthomé et François Thomas, in “Citizen Kane”, Éditions. Flammarion, Paris 1992, p.187-227.
(7) Ibid. p.211
(8) Interview de Bernard Herrmann par Royal S. Brown (automne 1975), in “Musique au Cinéma”, Éditions Les Cahiers du Cinéma, Hors-série 1995, p.29.
(9) “Trend: A Quarterly of The Seven Arts 1”, n°3 (Sept-Oct-Nov. 1932), p.99-101.
(10) Jean-François Tarnowski, in “La Revue du Cinéma” n°427 : Le prologue de Citizen Kane, Paris, mai 1987, p.105.
(11) Royal S. Brown, “Musique au Cinéma”, éditions Les Cahiers du Cinéma, Hors-série 1995, p.25.



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1 commentaire:

Youri a dit…

Belle mise en page et bon texte d'Alexandre. Bravo !
Y.