vendredi 8 juillet 2011

Il était une fois dans l'Ouest : l'extase et l'agonie




Leone-Morricone : les pionniers d’un « Musical-West » transalpin Si Sergio Leone est considéré comme le créateur du “western-spaghetti”, genre né au début des années 60 en Italie pour prendre la relève d’un western classique américain tombé à cette époque en désuétude, il conviendrait de voir plutôt en lui le père d’un “western spaghetti” à part : autrement dit, de “qualité” et a fortiori “musical”, tant chez Leone la place octroyée à la piste mélodique et sonore n’a jamais aussi bien tenue, dans le western, une place si prépondérante par rapport à la mise en scène et ce, en tant qu’élément de dramaturgie servant avec le plus de méticulosité possible, les enjeux du récit et leur mise en forme.

Au premier regard d’ Il était une fois dans l’Ouest, pas de doute : d’entrée le spectateur ne peut passer à côté de la flagrante et parfaite symbiose qui s’établit entre les complaintes mélodiques lancinantes écrites par Ennio Morricone et la griffe visuelle hors norme de Leone. Le constat saute aux yeux : qu’il s’agisse soit des mouvements fluides et hiératiques de la caméra, soit de la gestuelle et du déplacement propres des protagonistes, tout participe dans la mise en scène à jouer la carte de la plus minutieuse synchronie image-musique, de l’harmonie audio-visuelle à la fois troublante et envoûtante qui finit par porter l’ensemble du film au rang de véritable opéra baroque. La si inhabituelle décision de Leone de diffuser pendant le tournage la musique de Morricone par hauts-parleurs ne semble bien entendu pas étrangère à ce brillant « timing » serré entre l’Image et le Son : par exemple, la confrontation finale entre Harmonica (Charles Bronson) et Frank (Henry Fonda) dévoile avec grande perfection combien, via ce dispositif, les acteurs se sont imprégnés de la musique et l’ont, à leur façon, “assimilée” dans leur jeu en se mouvant très chorégraphiquement au rythme de celle-ci, de manière lente et majestueuse. Néanmoins, cette dernière démarche adoptée par Leone ne saurait résumer ou du moins justifier à elle seule de la totale réussite de ces fabuleuses connexions image/musique qui jalonnent tout le récit d’ Il était une fois dans l’Ouest.



En premier lieu, ces dernières doivent certes déjà, toute leur raison d’être à l’attention et au profond respect que Sergio Leone a toujours gardé à l’égard de la création de son compositeur fétiche dont il n’hésitera pas à parler de ce dernier en ces termes : “Ennio Morricone n’est pas mon musicien. Il est mon scénariste. J’ai toujours remplacé les mauvais dialogues par la musique soulignant un regard en gros”. Entre les deux hommes, cette véritable entente et complicité qui s’est développée au fil des années est, en effet, sans aucun doute à l’origine du résultat remarquable de chacune des entreprises sur lesquelles ils travaillèrent ensemble : grâce à leur caractère souple, leur confiance mutuelle, leur mentalité généreuse et surtout leur passion pour leur travail respectif mis au service avant tout de l’autre collaborateur, leur connivence ne s’est jamais érodée au nom d’intérêts personnels comme il semble en avoir été le cas entre Bernard Herrmann et Alfred Hitchcock. Cela dit, si cette harmonie “audio-visuelle” est restée aussi exemplaire, la raison est à rechercher, en second lieu, à la base même de l’écriture d’Ennio Morricone, ingénieuse, et de son sens de l’orchestration, le plus souvent complètement prodigieux car déployé avec force intelligence comme le montre si bien dans Il était une fois dans l’Ouest, “L’Attentato”, thème fondé essentiellement sur la diversité de celle-ci. Certes, le désir que Sergio Leone a toujours eu de vouloir insuffler à ses westerns une griffe romaine toute personnelle, de prendre des distances par rapport à la forme caractéristique du western classique américain, a lourdement influencé Ennio Morricone dans son style qui, après débuté par du « sous Dimitri Tiomkin » (aux dires du cinéaste !), a signé, dès leur première collaboration, une musique aux ambitions artistiques bien plus étoffées et atypiques ; Morricone a rompu brillamment avec le folklore musical traditionnel du genre en signant une série de thèmes aux tonalités originales et en expérimentant, encore par la suite, de nouvelles sonorités qui collent merveilleusement à l’aspect lancinant, parfois tragique et surtout cérémonial des films de Leone. Néanmoins, si le maestro doit donc aujourd’hui sa popularité à l’univers de son ami cinéaste, force est de reconnaître que l’incessant renouvellement musical et l’inépuisable originalité orchestrale dont il a fait preuve dans le genre, n’appartiennent qu’à lui, qu’à sa propre créativité débordante ; ses partitions très inspirées au service d’autres cinéastes plus ou moins prestigieux tels Sergio Sollima (La Resa Dei Conti, Colorado. 1967), Giulio Petroni (Da Uomo A Uomo, La Mort était au rendez-vous, 1967) ou encore Sergio Corbucci (Il Grande Silenzio, Le grand Silence, 1968) en témoignent entre autres.



Novateur, Ennio Morricone l’a été assurément. Petit à petit, le musicien s’est affiché comme le dépositaire d’un souffle musical westernien tout à fait inédit, en alignant avec pertinence des approches mélodiques et sonores tout à fait incongrues pour l’époque car impensables jusqu’alors pour le genre. Son apport a été déterminant, les audaces multiples. Il aura su, notamment, apporter une subtile couleur baroque dans les films de Leone en utilisant souvent un arsenal instrumental des plus exceptionnels allant de l’orgue au celesta (dont les sonorités sont proche de l’harmonium) en passant par l’exploitation de sons émis par des objets pour le moins rocambolesques tels un fouet, un sifflet, des cloches ou une montre carillon pour les deux premiers volets de la trilogie des “dollars”. Par ailleurs, ce n’est pas sans une certaine ironie que Morricone a fréquemment inséré, par petites virgules mélodiques, des citations du répertoire “classique” au sein de scènes extrêmement dramatiques : qu’il s’agisse de La fugue en D Mineur de Jean-Sebastien Bach pour le duel dans l’église de Per Qualche Dollari In Più (Et pour quelques dollars de plus,1965), de La petite musique de nuit de Wolfgang Amadeus Mozart pour la libération des prisonniers politiques par le peón opportuniste interprété par Rod Steiger dans Giù La Testa (Il était une fois la Révolution, 1971) ou encore de La chevauchée des Walkyries de Richard Wagner pour le motif lié à l’arrivée de la horde sauvage dans la petite ville de Il Mio Nome è Nessuno (Mon nom est personne, Valerii. 1974), chacune de ces insertions référentielles ont servit à dédramatiser brillamment ces instants véritablement intenses afin de créer, par ce décalage musical, un climat ne cherchant qu’à sublimer le côté insolite des situations.



En dépit de la médiocrité de certains westerns qu’il a musiqués, l’inspiration d’Ennio Morricone ne s’est jamais tarie y compris en ce qui concerne la place de choix quasi systématique qu’il a accordée à “l’instrument” qu’il considère encore aujourd’hui comme le plus pur : la voix. Après l’avoir imposé à sa manière (son utilisation particulière reste l’un de ses apports les plus magnifiques qu’il ait donné au genre et sur lequel nous reviendrons plus bas), Morricone a toujours su l’employer en finesse et ce, aussi bien de façon chorale que de manière instrumentale (en solo) : c’est à dire autant sur le mode du canon viril (Sette Pistole Per I McGregor, Sept écossais au Texas. Giraldi. 1965), de l’élocution proche du cri modulé grotesque (Il Buono, Il Brutto, Il Cattivo. Le bon, la brute et le truand. Leone 1966) et de l’hurlement (Navajo Joe, Corbucci. 1966) que sur un registre totalement plus aérien et lyrique propre au célèbre thème générique d’ Il était une fois dans l’Ouest, “C’era una volta il West » qui, avec celui de “L’Uomo Dell’Armonica”, ont contribué définitivement à asseoir, à cette époque, la notoriété internationale encore fragile d’Ennio Morricone.
De toute la partition écrite pour cette grandiose production, ces deux derniers titres ont fait le tour du monde et ont incontestablement participé à rendre d’autant plus mythique le film de Leone. A leur écoute aujourd’hui, les motifs composés par Morricone n’ont rien perdu de leur puissance, de leur intensité. La raison à cela découle de la qualité évidente de leur ligne mélodique d’une force émotionnelle rarement égalée depuis dans le registre de la séduction et de l’envoûtement : “C’era una volta il West » atteint des sommets dans l’explosion vocale lyrique et “L’Uomo Dell’Armonica” repose de manière obsédante sur trois notes. Mais il convient aussi de ne pas oublier combien la qualité finale de ces deux thèmes est dû beaucoup à l’interprétation qui en a été faite, à la performance tout à fait exceptionnelle de chaque soliste dont la plupart a maintes fois retravaillé par la suite avec Ennio Morricone ; le musicien s’étant plu à s’entourer très vite de personnes de confiance, une fois trouvées ses « marques » dans la profession. Compte tenu de l’envergure du projet, le musicien n’a pas hésité, dès lors, à faire appel à “l’élite”. Si bien que, de ses collaborateurs hors pairs, nous retrouvons Franco De Gemini, pour les exécutions “douloureuses” à l’harmonica ; Alessandro Alessandrini et les “Cantori Moderni”, son groupe de chœurs déjà présent sur la trilogie des “dollars” ; et enfin, cerise sur le gâteau, la divine soprano Edda Dell’Orso qui, indubitablement, reste aujourd’hui indissociable d’une grande partie de l’œuvre du musicien pour avoir participé à fonder le “son” le plus typiquement morriconien.




Silence…Action ! Si la voix de cette dernière ouvre magistralement l’album avec “C’era Una Volta Il West”, c’est un quasi silence qui ouvre mémorablement le récit du film. A contrario des génériques de la trilogie des “dollars”, pour lesquels Leone demandait à Morricone de s’exprimer pleinement en écrivant un motif musical enlevé évoluant au fil d’une animation graphique à grand renfort de filtres multicolores et de gravures de livres d’Histoire, le cinéaste a voulu abattre uniquement ici la carte d’une bande sonore mettant savamment en relief toute une kyrielle de sons se voulant diégétiques.
Au fil de cette séquence, au cours de laquelle une bande de tueurs guettent l’arrivée d’un train afin d’éliminer l’homme qui doit en descendre, Leone a privilégié le sonore au détriment du musical, nous laissant entendre pèle mêle les bruits d’une locomotive à vapeur et d’un télégraphe, le grincement d’une éolienne, le souffle du vent, le craquement de doigts d’un des tueurs, une mouche agaçant Jack Elam et des gouttes d’eau tombant sur le chapeau de Woody Stroode au visage alors imperturbable.




Ce parti pris stylistique de Leone s’annonce fort louable tant la mise en avant de tous ces éléments sonores finit par créer un climat des plus appropriés pour cette scène durant laquelle il ne se déroule pas grand chose, si ce n’est le temps qui passe inexorablement ; le mixage spécifique de la piste sonore sert ainsi à donner une ampleur des plus oppressantes à cette ouverture, il génère une tension en restituant la dimension insupportable de l’attente et surtout, participe à imprimer d’entrée un rythme lancinant, voire quasi-monocorde qui va continuer de marquer la succession des événements suivants. Néanmoins, il ne faudrait donc pas oublier l’importance que le cinéaste a toujours accordée à la Musique dans la mise en scène de ses films et ici, force est de reconnaître que Leone s’est délecté, par la même occasion, à préparer minutieusement la première intrusion mélodique de Morricone en la faisant arriver tardivement dans le récit.
Ce n’est en effet qu’une fois passée la mention regia di Sergio Leone et à l’instant où les tueurs, dépités de ne pas avoir rencontré leur adversaire, s’apprêtent à s’en aller, qu’un air funèbre d’harmonica brise le silence de la séquence, conduisant la bande, alertée par la sonorité stridente de l’instrument, à se retourner et à se retrouver pour son malheur face à celui qu’elle attendait.
Ce motif musical, qui réveille subitement le spectateur conditionné jusqu’alors par une bande son à la fluidité envoûtante, se voit employé dans la mise en scène sur le mode d’un glissement sonore intéressant. Dans un premier temps, il s’affiche comme une simple virgule musicale off propre à briser, comme à l’accoutumée, un calme bien trop tranquille et, en ce sens, à générer subitement un suspense ou une tension implacable comme dans le cinéma de terreur. Mais, une fois survenu ce principe d’effet “coup de théâtre”, ce début de complainte se révèle en fait un élément “mélodique” censé être diégétique tout comme les autres sons entendus auparavant : l’air sinistre qui se propage au cœur de la séquence étant joué finalement par le personnage de Charles Bronson, un étrange solitaire s’exprimant très peu, si ce n’est par l’intermédiaire de son harmonica accroché à son cou.




A l’issue de cette ouverture, ce protagoniste incarne symboliquement l’Action aux yeux du spectateur dans le sens où il est celui qui la lance par le duel qui suit son apparition : il fait éclater en premier la violence et, de ce fait, enclenche la mécanique dramatique du récit qui jusqu’alors était au point mort.Le mode d’intervention de la complainte funèbre qu’il exécute lui-même et qui l’annonce avant de surgir à l’écran est à son image : c’est la Musique qui, avant lepersonnage, perturbe la quiétude de la scène, son rythme monocorde. Elle brise avec force la léthargie des tueurs, leur attitude impassible en même temps que le calme planant sur les lieux, puis les interpelle, les fait sortir de leur torpeur afin de leur faire prendre le chemin du passage à l’acte.

Ainsi associée on ne peut plus explicitement à l’étranger qui apporte l’Action, la première intrusion musicale de Morricone rappelle de la sorte l’une des règles d’or que Sergio Leone a constamment appliquée dans son cinéma depuis ses débuts dans le western : à savoir le principe qui veuille que l’Action soit comme le plus souvent assujettie à la Musique. Il suffit, à ce titre, de se remémorer d’une part les thèmes qu’Ennio Morricone signa pour la trilogie des “dollars”, motifs qui occupaient déjà le devant de la scène dans le théâtre des duels et ce, avec un goût prononcé pour le “drame sonore” situé à mi-chemin de la danse macabre et du ballet le plus emphatique; puis, de se souvenir aussi de cet aspect “inéluctable” des confrontations qui, avec force évidence, transpirait toujours musicalement aux travers des mélodies comme notamment dans Et pour quelques dollars de plus où le thème de la montre carillon participait fortement, pour chaque gunfight, à intensifier la teneur insupportable de l’affrontement par le principe d’une musique de la sentence qui scande et décompte les dernières secondes à vivre de celui qui doit mourir : un gimmick musical qui, dans ce même film, était appuyé d’autant plus savamment par une parole formulée en leitmotiv, juste avant chaque duel, par l’Indio, le bad-guy principal de l’histoire (« quand la petite musique s’arrêtera, alors essaie de me tuer, essaie…”).



L’intrusion du premier motif d’Ennio Morricone dans le récit d’ Il était une fois dans l’Ouest révèle donc très symboliquement combien la Musique chez Leone est Action ou, du moins, la convoque ou l’annonce. Il convient pourtant de ne pas oublier aussi l’autre perspective musicale que le compositeur a adoptée et privilégiée pour ce film et qui se résume à associer un motif mélodique à chaque personnage phare de l’histoire, comme le positionnement très appuyé du “thème”, juste avant l’arrivée du personnage incarné par Bronson, le résume très bien dans l’ouverture. Aujourd’hui, la démarche peut paraître convenue et la partition d’ Il était une fois dans l’Ouest se percevoir à la première écoute comme une œuvre qui répond pour la énième fois aux bases les plus classiques d’une composition musicale écrite pour l’écran. C’est-à-dire comme une pièce qui se constitue d’une part, d’une poignée de motifs chargés d’instaurer au gré de chacune des scènes du film, tension, mystère ou malaise et, d’autre part, de trois ou quatre mélodies principales se déclinant, au fil de diverses variations, avec cette grande facilité à s’associer au plus vite à chacun des protagonistes de l’histoire. Néanmoins, cette dernière “équation” équivalant à “un thème égale un personnage” est ici intéressante dans la mesure où, primo, cette partition est d’une richesse thématique bien plus diversifiée que celle du Bon, la brute et le truand, film dont le titre pourtant suggérait plus volontiers une “approche de caractère” mélodique vis-à-vis de chaque protagoniste, compte tenu de la dimension beaucoup plus cynique et bouffonne de l’entreprise, proche de la fable ; puis, secundo, parce que Morricone est bien l’un des rares compositeurs à avoir apporté autant à la dramaturgie d’un film en usant de cette approche loin d’être singulière.


Quintette C’est de manière très appuyée qu’Ennio Morricone s’est donc plu à adopter le principe musical énoncé précédemment en allant jusqu’à attribuer aux cinq têtes d’affiches, un instrument et une sonorité spécifique.



Pour la première figure, tout d’abord, celle de l’étrange solitaire qui arpente la région à la recherche d’un certain Frank (Henry Fonda), un homme “d’affaires”particulièrement redoutable, les choix de Morricone concernant l’orchestration et quelques unes des interventions musicales liées au personnage se sont quelques peu trouvés astreints à une partie du script original : l’inconnu incarné par Charles Bronson étant à la base de l’histoire, un individu qui, à défaut de parler énormément, rôde aux alentours de la ville en se signalant donc, avant d’apparaître, par un air d’harmonica. Ceci dit, en dépit de ces éléments scénaristiques tout désignés par rapport à la Musique, Morricone ne s’est pas pour autant senti freiné dans son élan créatif et, bien au contraire, a accouché d’un motif des plus remarquables. Ne se composant que de quelques longues phrases stridentes, la mélodie “exécutée” par le personnage est une complainte funèbre qui participe à le rendre d’autant plus inquiétant et mystérieux, tout en conférant brillamment à ses entrées en scène, une atmosphère des plus sinistres.



La séquence de la gare, et celles de la taverne et de la grange sont notamment trois instants brillants du film au cours desquels le bref motif, davantage sonore en fait que mélodique, se fait entendre comme un véritable appel de douleur, laissant planer au-dessus de la tête des “interpellés”, l’ombre funeste de la Mort. C’est, entre autres, au titre de cette dernière petite “touche” que le musicien fait preuve d’une première belle audace car si sur cette œuvre Sergio Leone s’est livré à déconstruire cinématographiquement le mythe de l’Ouest en employant notamment l’acteur fordien Henry Fonda en contre emploi, Morricone s’est évertué à aller lui aussi à l’encontre des archétypes établis en s’opposant, en ce qui le concerne, à la tradition musicale du genre, à son folklore. L’harmonica, auquel l’individu se voit très vite associé, se trouve en effet destitué de la valeur symbolique habituelle que le western classique américain n’a cessé de lui prêter. Ici, il ne s’échappe plus del’instrument un son convivial et chaleureux comme chez Ford ou Hawks et, à défaut d’être l’objet qui appelle au recueillement autour d’un feu de camp ou bien encore au bal ou à la fête, il a essentiellement dans le film de Leone, une valeur prémonitoire de par le « signal » macabre qu’il se contente d’émettre.

Utilisé parcimonieusement au fil du récit, c’est en permanence que l’harmonica entretient donc un rapport dira-t-on “énigmatique” avec le personnage incarné par Charles Bronson. Ce sentiment est d’autant plus renforcé qu’il s’associe par ailleurs à ce plan flou qui vient, de manière récurrente, parasiter le cours de l’histoire sous forme d’un flash-back au cœur duquel, petit à petit, se révèle aux yeux du spectateur, l’identité d’un individu dont la silhouette se dessine progressivement vers l’avant de l’écran : à cette occasion, Ennio Morricone y reprend les quelques bribes stridentes de la complainte de l’ouverture, attestant ainsi explicitement, l’idée que ce “leitmotiv visuel” n’est autre qu’un bien mystérieux souvenir obsessionnel qui tenaille la mémoire du jeune étranger.

L’harmonica, cet instrument dont se sert souvent ce dernier, se fait aussi entendre bien évidemment dans le célèbre “L’Uomo Dell’Armonica”, motif qui sera utilisé à deux reprises dans le récit : à savoir, la première fois, en tout début d’histoire, lors du massacre de la famille McBain dans leur ferme ; la seconde lors de l’issue finale opposant le jeune étranger à son adversaire. Cependant, il est en fait intéressant de mentionner que ce thème n’est pas à rattacher spécifiquement au personnage incarné par Charles Bronson : Frank, la deuxième grande figure d’ Il était une fois dans l’Ouest, s’y retrouve également lié et ce, dès sa première apparition à l’écran. Interprété brillamment par Henry Fonda, Frank est un individu sans pitié, un véritable tueur à froid qui n’hésite pas, pour la couleur de l’argent, à accepter tous les contrats même s’il s’agît de décimer toute une famille y compris un petit garçon, ultime témoin du massacre perpétué envers les siens.



Sur un plan musical, Le dernier pressage RCA édite pour la première fois un bonus track au nom du personnage. Néanmoins, ce thème de “Frank” présent dans l’album ne fait que reprendre tout bonnement la mélodie principale qui caractérise le fameux motif de l’homme à l’harmonica. Ce qui, de la part de Morricone, ne semble pas avoir été laissé au hasard si l’on tient compte du fait qu’au niveau du scénario, Frank est la figure du film qui va se retrouver la plus étroitement liée au personnage énigmatique incarné par Charles Bronson.
C’est en effet avec l’arrivée en ville de ce dernier que Frank est conduit petit à petit à surveiller un peu plus ses arrières et surtout à tenter de connaître, durant tout lerécit, les motivations qui pousse l’étrange inconnu à le suivre sans relâche. “L’Uomo”, après l’avoir cherché ardemment, ne cesse par la suite de le croiser, d’entretenir vis à vis de lui un comportement des plus curieux, puis va jusqu’à se ranger à ses côtés afin de le sauver d’un guet-apens commandité par un certain Morton (Gabriele Ferzetti), un haut magnat des chemins de fer : une dernière attitude adoptée par l’inconnu qui s’avérera en fait le seul moyen pour lui de pouvoir être celui qui s’opposera seul à Frank et ainsi assouvira sa vengeance personnelle en l’éliminant de sa propre main.




Avec “L’Uomo Dell’Armonica”, thème qui n’est donc ni celui véritablement de Bronson, ni celui totalement de Fonda, Ennio Morricone tend à symboliser plutôt le rapport de force qui s’établit entre les deux hommes, à retranscrire en l’occurrence leur côté très “lié” alors qu’ils ne cessent pourtant de se confronter. Tout d’abord, la figure de l’union est en effet traduite par le fait que Frank est bien le seul personnage du film à voir sa mélodie se combiner à celle de l’inconnu alors que les autres protagonistes, ceux qui gravitent autour des deux individus, détiennent musicalement une “autonomie” plus affirmée en ayant distinctement une mélodie qui leur est propre et qui les mettent ainsi bien plus à l’écart du tandem. Mais si le musicien a pris le soin d’unir au mieux Frank à “l’Uomo” en les liant par un même thème, c’est aussi paradoxalement pour mieux les opposer à l’intérieur de ce dit motif. Une démarche morriconienne qui en cela s’accorde avec la devise du personnage de Bronson qui consiste, rappelons-le, à côtoyer temporairement son ennemi pour mieux pouvoir l’affronter dans un second temps.

L’idée de confrontation est à ce titre également bien soulignée au niveau de l’élaboration orchestrale du morceau. Elle intervient dans la manière dont le musicien fait évoluer la mélodie en opposant graduellement la sonorité de l ‘harmonica à l’âpreté des accords d’une guitare électrique criarde. Plus qu’un dialogue, c’est une véritable joute musicale entre deux instruments qui s’exécute et visiblement, Morricone joue ainsi le plus clairement possible la carte d’un symbolisme narratif : ici, chacun des personnages est représenté plus que jamais par une sonorité instrumentale fortement distinctive (1) avant qu’en fin de motif, ne se laisse uniquement entendre l’harmonica, triomphant et persistant, à l’image du personnage de Bronson qui aura le dernier mot en abattant lors du duel final son adversaire. Une fin pour le personnage de Fonda que Morricone aura donc pris soin d’annoncer ainsi au spectateur avant même que la poudre parle, tout comme il le fera également en cours de récit par l’intermédiaire du motif de « Frank » décliné de manière de plus en plus significative : on peut noter, effectivement, qu’au fur et à mesure que le personnage traqué s’avancera un peu plus vers « la » vérité, vers la confrontation ultime et inévitable, le musicien fera évoluer tout en retenue le dit thème du tueur sur le mode d’une marche aux accents de plus en plus lancinants et funèbres (2) ; une couleur musicale culminant jusqu’à l’“Epilogo”, à cet instant où le sombre individu finira par s’acheminer lentement vers le lieu du duel final, l’air dubitatif, puis rejoindra son énigmatique adversaire, occupé pour tuer le temps, à taillader un morceau de bois.



Aux yeux du spectateur, l’importance de cette dernière entrevue est des plus suprêmes dans la mesure où est dévoilé le mystère qui a plané jusqu’à cet instant sur tout le récit. Le “tu vas pouvoir enfin me dire” de Frank lancé au jeune inconnu dès son arrivée pour le face-à-face, l’atteste et contribue à donner à ce tableau final, sa dimension cruciale. Après s’être mis en place dans “l’arène”, les deux hommes s’immobilisent, s’observent, puis le silence s’abat sur le théâtre de la confrontation pour laisser de nouveau filtrer les quelques bribes d’harmonica de l’ouverture ainsi que l’image leitmotiv qui venait court-circuiter ponctuellement l’intrigue. A cet instant, Leone lève le voile sur la Vérité en laissant en fait dérouler dans son intégralité ce dernier plan mystérieux qui alimentait et assurait jusqu’à lors le suspens “psychologique”du film.



Accompagné du motif de “L’Uomo Dell’Armonica”, l’image furtive devient flash-back, procédé par lequel le cinéaste nous fait découvrir le terrible secret de l’inconnu : c’est alors un Frank rajeuni qui réapparaît aux yeux du spectateur, avançant une nouvelle fois peu à peu vers l’avant de l’écran, un harmonica à la main. Après une allocution narquoise lancée en regard caméra par Henry Fonda (“Joue pour ton grand frère, cela lui fera plaisir”), Leone raccorde aussitôt par un travelling arrière progressif, laissant découvrir à la fois les autres protagonistes de la scène ainsi que le théâtre du drame passé (3).



Au cours de ce flash-back, se dégage dès lors un point significatif de l’univers de Leone qu’il serait difficile d’occulter vis-à-vis de la Musique. On notera, en effet, que l’allocution très provocatrice et pleine d’ironie lancée par Fonda à Bronson renvoie à celle que l’Indio dans Et pour quelques dollars de plus destine à ses victimes avant de les exécuter (“Quand la petite musique s’arrêtera, essaie de me tuer !…”) ainsi qu’à la question que Sentenza pose “amicalement” à son comparse dans Le Bon, la brute et le truand, avant de le faire torturer dans le camp de prisonniers (“Tu aimes cela, la musique Tuco ?”). Pour chacune de ces situations, la Musique est impliquée plus que jamais dans la dramaturgie : le protagoniste qui tire les ficelles de la scène la met au service d’un jeu cruel dont il expose ou sous-entend à son adversaire (et en même temps au spectateur) la règle qui va régir l’action qui s’enchaîne et sous laquelle ce dernier devra se soumettre. Explicitement annoncée comme un élément fonctionnel qui prend part à cent pour cent à l’événement qui doit suivre, la Musique s’impose une nouvelle fois comme reine chez Leone.
Par ailleurs, si le flash-back explicite la genèse du conflit qui oppose les deux hommes, il est aussi délivré au cours de cette séquence “l’origine” de cet harmonica que l’inconnu porte autour du cou depuis sa première entrée en scène. Le spectateur y apprend effectivement que Frank est en définitive le premier détenteur de ce fameux instrument et que ce dernier objet se confirme dans la séquence comme étant par excellence le détail, l’élément traumatique que l’inconnu gardera de ce drame (4)
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En fait, comme dans Et pour quelques dollars de plus où le Colonel Mortimer (Lee Van Cleef) partageait un passé commun avec l’Indio (Gian Maria Volonté) via une petite montre carillon, les deux hommes d’ Il était une fois dans l’Ouest se trouvent liés à un même souvenir par un objet bien précis. Néanmoins, l’harmonica est ici encore bien plus que cela et occupe une place prépondérante qui n’est pas sans rivaliser avec celle que prenait dans le récit la carabine de Winchester 73 ( Anthony Mann, 1950), western dans lequel l’arme servait de fil conducteur à une construction dramatique en boucle et au fil duquel James Stewart, un individu désespérément solitaire, s’acharnait également à y retrouver l’assassin d’un membre de sa famille. Sans aller jusqu’à assurer le rôle de véritable élément articulaire permettant les diverses transitions narratives entre chaque personnage, l’harmonica s’intègre tout autant à l’Action avec cette facilité à dépasser, par son omniprésence dans le récit, le simple statut « d’accessoire de plateaux » !



L’objet, associé à l’inconnu, est en somme l’élément premier du film qui, à l’image de son jeune possesseur, engendre le mystère, suscite les questions et renferme en soi le secret. Ce dernier, tant attendu par le spectateur, n’est, au-delà du flash-back très musical, délivré indirectement que par l’intermédiaire de la fameuse restitution de l’harmonica à son légitime propriétaire. A défaut de se formuler par la parole, la réponse à la question de Frank alors agonisant (“Mais qui es tu ? ”) se cristallise dans ce geste symbole répondant à celui du passé (le don de l’harmonica de Frank à l’inconnu quelques secondes plus tôt) (5). A cet instant, Frank, l’instrument à son tour dans la bouche, fait simplement un signe du regard à l’inconnu pour montrer, avant de mourir, que maintenant il sait, puis laisse échapper un dernier souffle que la sonorité de l’instrument restitue déformé (6). Par ce geste réitéré, le jeune inconnu, pour sa part, se débarrasse de ses démons définitivement, la vengeance étant de cette manière un peu plus symboliquement accomplie, la boucle bouclée.


Autour de ces deux personnages que sont “l’Uomo” et Frank, il convient bien sûr de ne pas oublier les trois autres figures importantes d' Il était une fois dans l'Ouest : Cheyenne (Jason Robards), Morton (Gabriele Ferzetti) et Jill (Claudia Cardinale).



La première de ce trio “périphérique” est un bandit notoire qui au fil des événements tente de se disculper puis de se venger de celui qui ose perpétuer des vols et des crimes en son nom. Après avoir sauvé l’inconnu des griffes de Frank, c’est en affrontant Morton, le magnat des chemins de fer, que Cheyenne succombera peu de temps après, suite à une grave blessure.
Sur le plan musical, Ennio Morricone l’a associé au banjo en lui composant une ballade qui, force est de reconnaître, tempère agréablement l’atmosphère trèstragique du film. “Cheyenne” et “Addio A Cheyenne” sont en cela deux titres qui s’opposent de toute évidence à tous les autres motifs tour à tour lancinants, lyriques et funèbres de l’ensemble du score. On retiendra surtout la cadence clopin-clopant de son thème qui notamment participe à rendre d’autant plus attachant ce personnage certainement le plus sympathique d’ Il était une fois dans l’Ouest. Enfin, pour ce bandit au grand cœur, ce hors-la-loi romantique et quelque peu cabochard qui peu à peu prend conscience qu’il n’a plus véritablement sa place dans ce nouveau monde en effervescence, la forme de la ballade utilisée par Morricone trouve une place des plus appropriées si on prend le soin de se souvenir qu’elle renvoie avec nostalgie elle aussi à un Ouest (cinématographique) révolu : celui de l’âge d’or des années 30 et 40, où les cow-boys chantant tels Gene Autry ou Roy Rogers se voyaient le plus souvent accompagnés, dans leurs escapades et autres chevauchées, de mélodies comparables.



A ce dernier personnage s’ajoute une quatrième figure : Morton (Gabriele Ferzetti), le propriétaire de chemin de fer handicapé qui mandate Frank pour effrayer Jill, l’héritière légitime des terres détenues par son ancien mari, un certain McBain, assassiné au cours des premières minutes du récit.
Pour les fervents admirateurs de Morricone, RCA a eu enfin le réflexe d’intégrer au CD le motif du dit-personnage qui de manière aberrante ne figurait jusqu’à maintenant sur aucune édition discographique. Constituant sans nul doute le track le plus inédit du dernier pressage en date, le motif de « Morton » porte en lui une poésie tout en nuance qui annonce celle contenue dans la mélodie du personnage de Jill et, avec le thème de l’inconnu, s’avère certainement (comme Morricone aime à le souligner lorsqu’il est satisfait d’un air écrit pour un personnage) celui qui traduit le mieux l’essence du protagoniste, son esprit et ses turpitudes.
Le motif de Morton apparaît pour une première fois à l’issue d’une altercation qu’il a avec Frank. Ce dernier, plein d’ironie, lui tient les mots suivants : « Si tu avais des jambes, qui sait jusqu’où tu pourrais aller ? ». Il se fera ensuite entendre peu de temps après, lorsque seul dans son train, il laisse son regard s’évader sur la toile d’une peinture représentant un océan aux vagues déferlantes, total espace de liberté. Son attention portée à ce tableau sous-entend symboliquement bien sûr son envie de rejoindre l’autre rive du Pacifique afin d’y faire prospérer au plus vite ses affaires des travaux du rail. Mais la musique de Morricone apporte une dimension supplémentaire : Elle semble révéler à cet instant toute l’amertume du personnage. Le motif accompagne le champ contre champ allant des yeux de Morton en insert à la toile au mur du wagon. Il s’amorce par une superbe phrase pour clarinette et cordes, pleine de mélancolie, traduisant le désir du personnage de s’évader, de s’extraire de sa condition « physique »… jusqu’à ce que la sérénité du morceau se trouve aussitôt rejointe par une gamme de trois notes en boucles au piano formulant une phrase obsédante venant briser la partie suave des cordes et ainsi rattraper le personnage plongé dans ses pensées et ses rêves de totale liberté.


Enfin, si « C'era una volta il West », le premier track qui ouvre l’album, se laisse certes entendre ponctuellement dans la première partie du film, au fil des lents plans contemplatifs de Leone sur les vastes étendues de l’Ouest où se dressent à l’horizon les imposants canyons de Monument Valley, la somptueuse mélodie qui en découle, s’associe plus explicitement, au cours du récit, à Jill (Claudia Cardinale), la jeune prostituée venue rejoindre son mari afin de s’établir et de faire fortune à ses côtés.
Ce déplacement thématique occasionne orchestralement une nuance évidente au fil des différentes reprises du motif : au niveau de l’interprétation, celui-ci virevolte entre un registre au faste éblouissant, formulé par la fusion de la voix étincelante d’Edda dell’Orso avec une grande formation de cordes au phrasé exalté ( " C’era una volta Il West ", « L’America di Jill », « Finale ») et une exécution instrumentale plus fébrile et lascive menée par un violon solo se mêlant avec force poésie aux sonorités claires d’une harpe, d’un xylophone et d’un piano au timbre proche du clavecin (« Jill », « Una Stenza con poca luce »). Dominé par la magnificence de la voix soprano d’Edda dell’Orso qui s’élève avec une rare intensité dans les registres les plus hauts, le premier versant musical sublime la beauté du cadre de l’action et, parachève surtout à sa manière, le discours tenu par Leone autour de l’adieu à l’Ouest des légendes, alors que le second soutient plus spécifiquement le drame intimiste de la jeune femme, par le biais d’une exécution instrumentale toute en retenue.



Quand meurent les légendes Distorsion et dilatation insoutenables du temps, lenteur mesurée des gestes des personnages, plans contemplatifs sur le paysage… les exemples ne sauraient manquer pour démontrer combien Il était une fois dans l’Ouest est une œuvre placée sous le signe du hiératique. Pour ce western, Morricone a en ce sens adopté également un parti pris musical visant à aller à la fois dans le sens de la « rythmique » du récit et de la majesté de la mise en scène. On ne s’étonnera donc pas de ne pas voir figurer au fil de sa partition un motif reprenant l’une des figures musicales les plus représentatives du genre dont il avait eu recours pourtant à plusieurs reprises pour la « trilogie des dollars » : à savoir, la poursuite.
Le choix de Morricone à composer une partition beaucoup plus lyrique, mais aussi lancinante et tragique, tient visiblement au désir que Leone avait d’adopter un style narratif différent de ses trois westerns précédents, dont les sujets s’approchaient plus de la fable ironique que de la fresque grandiose. On remarquera en effet qu’avec Il était une fois dans l’Ouest, le cinéaste délaisse le ton très cynique de ses bandes précédentes, dont Le Bon, la Brute et le Truand en constituait le summum, au profit d’une approche beaucoup plus « sérieuse » et ce, en vue d’entamer, sous la forme d’une nouvelle trilogie, une radioscopie de l’Amérique davantage placée sous le sceau du romanesque et de la tragédie.
C’est donc à ce titre que Morricone tend à abandonner les fantaisies orchestrales et vocales qui caractérisaient les partitions d’auparavant afin d’adopter un versant musical avant tout plus emphatique, élégiaque et angoissant.



Sur la majorité des thèmes, plânent le lugubre et le lancinant : le musicien y privilégie effectivement soit le registre de la complainte sinistre (celle de l’inconnu jouée à l’harmonica) soit celle de la marche « funèbre » (motif de Frank) et lorsque la voix extatique d’Edda dell’Orso se manifeste sur la vision des vastes étendues de l’Ouest, son expression frôle alors la pure lamentation. La couleur dominante de cette partition s’adopte en l’occurrence merveilleusement à la dimension du propos du film car si le récit ne fait qu’aborder l’avènement de la Grande Amérique industrielle et capitaliste contemporaine, le cinéaste n’oublie pas de tourner également la page d’un vieil Ouest de légende où il ne reste plus que des vestiges. Oscillant entre lyrisme et funèbre, la musique de Morricone trouve donc en soi sa profonde justification vis-à-vis de ce regard porté sur le déclin d’un monde révolu et la venue d’un nouveau en pleine ébullition.



Captant la transition qui s’y opère avec l’arrivée du patriarcat, Leone parvient de la sorte à glisser une belle pointe de nostalgie, ce que Morricone parvient aussi à laisser filtrer sur les plans contemplatifs du cinéaste, au fil desquels la diligence s’éloigne vers cet horizon où se profilent les canyons de Monument Valley : les premières mesures de « C’era una volta il West » se caractérisent par de longues phrases de cordes en « suspension », laissant comme entendre une plainte émergeant du lointain, avant d’être rejointes par le son pur d’un piano à la sonorité proche du clavecin. Ce principe de rumeur musicale qui ouvre le morceau porte ces images et par la même le récit qui nous est conté au rang du mythique, rend sacré le cadre de l’action en associant à ces vastes étendues une musique « divine » faisant hommage à la magnificence du panorama.



De plus, d’un autre côté, la couleur intensément lyrique de « C’era una volta il West » prend dès lors sa dimension la plus grande grâce à la voix pleine d’extase d’Edda dell’Orso qui laisse échapper une tonalité élégiaque, conférant à l’image un spectacle sonore empreint d’une véritable beauté fatale.


De la part de Leone et Morricone, ce goût pour la tragédie ne saurait néanmoins surprendre compte tenu de leurs origines romaines et de leurs savoir pétri de culture méditerranéenne. De toute évidence, les deux hommes ont été influencés, au stade de la création, par une certaine tradition narrative relevant de la tragédie grecque, tout comme d’ailleurs les autres réalisateurs italiens qui ont officié dans le genre et ont continué d’entretenir par la suite un rapport toujours évident avec elle et d’autres récits antiques : Duccio Tessari notamment l’a bien appliqué puisque le récit d’Il Ritorno di Ringo (Le retour de Ringo, 1966), mis également en musique par Morricone, ne fait en fin de compte qu’être un démarquage, une transposition dans « l’Ouest » de L’Odyssée d’Homère, le film évoquant librement le fameux retour d’Ulysse à Ithaque.



Néanmoins, parce qu’ils ont largement été copiés stylistiquement suite au succès de Pour une poignée de dollars, Leone et son comparse musicien apparaissent comme les précurseurs de cette tendance. Des plus grandes trouvailles qui deviendront très vite des figures de styles imposées et maintes fois « plagiées », nous retiendrons notamment, sur un plan scénique, les lieux dans lesquels se déroulent les confrontations finales : l’espace des règlements de comptes se substitue à l’arène du péplum pour devenir l’amphithéâtre final où l’issue du drame doit finir par se jouer. A cet instant suprême et compte tenu du cadre de l’action, Morricone a, à son tour, délivré lui aussi, sur un plan musical, un clin d’œil évident à la tradition théâtrale grecque. On notera en effet que la présence récurrente des chœurs, l’un des éléments les plus novateurs que le musicien ait apporté dès sa composition de Pour une poignée de dollars, entretient de toute évidence un lien avec la manière dont ceux de la tragédie antique intervenaient dans le « récit » des évènements afin de commenter l’action et interpeller le spectateur de la salle pour le conduire plus expressément au milieu même du drame.


Aujourd'hui, la partition d’Il était une fois dans l’Ouest reste une référence et demeure avec la poignée d’autres compositions écrites pour Leone, l’une des plus célèbres de son auteur. Ennio Morricone a effectivement signé, à l’occasion de cette production, quelques unes de ses plus belles et intenses mélodies (les diverses varaiations de « C’era una volta il West », « L’Uomo dell’Armonica » et « Morton »). Mais là où réside encore bien plus toute la maestria du compositeur, est dans la manière dont il a su écrire une musique si expressive et loin de la banalité du tapissage. Adjoints aux images inoubliables de Leone, les thèmes morriconiens servent de toute évidence le récit dans le sens où elle véhicule la psychologie des personnages, commente l’action, joue la carte d’un symbolisme narratif et bien plus encore. Maintenant, si la Conquête de l’Ouest est bien finie et que les chercheurs de pépites d’or font désormais partie du passé, on ne peut aujourd’hui que vous encourager néanmoins à vous ruer sur cette musique de film, véritable perle noire.




(1) in « Conversation avec Sergio Leone » (éd. Stock Cinéma).

(2) Ce qui n’apparaît pas de manière si évidente au cœur des autres variations de ce thème qui se rattache donc tout tant aux apparitions de l’inconnu que de Frank.

(3) C'est à cet instant que l’inconnu apparaît à son tour, enfant, les mains liées dans le dos. L’harmonica inséré dans la bouche, le jeune garçon résiste afin de ne pas faire tomber son grand frère qui, attaché au-dessus de lui à une corde reliée à une arcade de pierre, ne se maintient qu’en équilibre sur ses épaules. Afin d’abréger sa souffrance, c’est violemment que l’homme repousse d’un coup de pied les épaules de son petit frère et maudit Frank avant d’avoir le cou brisé.

(4) Rappelons à cet effet que l’image dont le jeune homme se souvient obsessionnellement s’accompagne uniquement, au niveau du son, de bribes d’harmonica, et ce n’est qu’en jouant de celui-ci qu’il donne en premier lieu l’impression qu’il ne peut qu’ainsi sortir de son mutisme.

(5) Le geste de provocation de l’inconnu vis-à-vis de Cheyenne (Jason Robards) dans la taverne montre également combien l’instrument peut être aussi un principe d’action symbolique : la fausse note exécutée par Bronson en réponse à la bravade du bandit se substitue effectivement et avec autant d’efficacité à la parole, à un « bon mot » en réponse à l’offense.

(6) Pour cette scène, Ennio Morricone a écrit un thème « L’Ultimo Rantolo » qui accompagne les dernières secondes à vivre de Frank : se constituant d’une longue série de phrases d’harmonica stridentes, le motif s’achève de manière synchronisée avec le dernier soupir du tueur.





Jacky Dupont

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°2 (Printemps-Eté 2000)

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