Noël 1975. Hollywood est en deuil. La Mecque du Cinéma vient de perdre Bernard Herrmann, l'un de ses plus illustres musiciens de son industrie cinématographique, mais aussi l'un de ses plus anticonformistes. En trente-cinq ans de carrière passés au sein des studios, Herrmann aura signé une cinquantaine de partitions pour le grand écran et non des moindres. A l'instar des films pour lesquels elles ont été signées - Citizen Kane, L'Aventure de Mme Muir, Le Jour où la Terre s'arrêta, Sueurs froides, Psychose ou encore Taxi Driver-, ses musiques, véritables perles noires, perdurent dans la mémoire de tous les amoureux de cinéma.
A l'ombre d'Hollywood Bernard Herrmann fut ce que l'on peut appeler un jeune prodigue. Après des études musicales brillantes à la Julliard School of New York, il compose à 18 ans ses premières oeuvres de concert et deux ans plus tard, fonde et devient pas moins le directeur/chef d'orchestre du nouvel Orchestre de chambre de New York. Si la composition et la direction n'enrichissent pas Herrmann, son ascension fulgurante se voit toutefois précipitée dès 1933, lors de son arrivée à la CBS où il côtoie et devient rapidement l'ami d'Orson Welles, alors à cette époque jeune animateur radio vedette.
Hormis d'avoir la charge d'écrire (voire d'adapter) et de diriger les parties musicales des programmes radiophoniques de la station, Herrmann assure bien évidemment celles des mises en ondes de Welles et notamment celle de l'adaptation du roman de H.G. Wells "La Guerre des Mondes" qui, en 1938, le 30 Octobre, fait plus que grand bruit en provocant un véritable vent de panique à travers tous les Etats-Unis. Sous couvert de la diffusion d'une émission de variétés en direct, Welles, l'animateur, arrive à faire croire à l'Amérique entière que les "envahisseurs" sont déjà arrivés. C'est l'hystérie et la peur collectives qui gagnent l'ensemble du territoire.
L'expérience d'Herrmann, passée durant les deux années précédentes à concevoir pour le Mercury Theater On The Air les parties musicales mais aussi sonores des mises en ondes d'adaptations littéraires de Welles, a fortement participé à rendre crédible cette retransmission qui ne fut, à l'origine, nullement conçue comme un canular ayant pour but de provoquer la panique générale. Et si Welles est mis est très rapidement au courant des dramatiques conséquences que cette émission, au réalisme parfait, a eu sur une partie de son auditoire (suicides, fausses couches et autres accidents...), contre toute-attente, ce scandale ne va nullement briser la carrière artistique des deux jeunes hommes. Cette affaire est au contraire le sésame qui leur ouvre les portes d'Hollywood et c'est la R.K.O. qui propose alors à Welles un contrat lui accordant tous les privilèges dont celui de pouvoir choisir lui-même son équipe technique et ses acteurs.
C'est dans ce cadre, de fait, que le jeune Herrmann se voit à nouveau enrôlé au côté de la troupe du Mercury Theater pour participer cette fois à la mise en chantier de Citizen Kane (1940) , premier grand projet cinématographique de Welles.
Profitant de cette opportunité, Herrmann exige et obtient dès ce contrat des conditions de travail confortables, alors peu accordées à l'époque aux compositeurs : un délai important pour l'écriture du score (12 semaines), la possibilité d'orchestrer sa partition et celle d'assister aux séances de mixage afin de pouvoir y contrôler sa propre production. Privilèges qu'Herrmann cherchera coûte que coûte à conserver tout au long de sa carrière.
A l'arrivée, Citizen Kane est un film qui a indubitablement révolutionné le langage cinématographique tant sur le plan sonore et musical que celui du visuel. Et si encore aujourd'hui, cette oeuvre expérimentale garde toute sa "modernité" et qu'on ne peut s'empêcher encore de saluer la véritable alchimie qui s'opère entre l'image et la dimension "audible" du film, la raison réside de toute évidence dans la manière, totalement novatrice et extraordinaire, dont Welles et Herrmann ont travaillé ensemble.
Véritable collaborateur associé tout au long du projet, le musicien a apporté des conceptions artistiques qui ont finies par avoir une incidence sur la composition et la structure même du film : présent sur le tournage, Herrmann est intervenu bobine par bobine et est allé jusqu'à proposer des musiques qui ont décidé Welles à transformer son montage en fonction d'elles. Assurant le mixage musical ainsi que bien des aspects de la bande sonore, Herrmann a pleinement réussi son examen d'entrée à Hollywood en livrant une bande originale inventive et d'une véritable richesse.
Pour ce premier coup d'essai, Herrmann est nominé aux Oscar en tant que meilleur compositeur mais il n'obtiendra la fameuse statuette que l'année suivante pour sa musique signée pour All That Money Can Buy / a.k.a. The Devil and Daniel Webster (Tous les biens de la Terre, 1941) de William Dieterle.
En 1942, sa collaboration avec Orson Welles se poursuit avec The Magnificent Amberson (La Splendeur des Amberson, 1942) mais l'aventure s'achèvera de manière bien moins heureuse. Certes, comme pour Citizen Kane, Welles a bénéficié pour le tournage d'une liberté absolue, mais il n'en sera pas de même au stade de la post production : après avoir fourni une première version définitive de 130 minutes, le cinéaste part réaliser son film suivant, It's All True (1943), en Amérique du Sud et promet de revoir le montage de La Splendeur des Amberson à son retour, si nécessaire. Les premiers visionnages ont lieu en son absence et le film est un échec. Les dirigeants de la R.K.O., inquiets et déjà peu satisfaits de l'accueil public mitigé fait à Citizen Kane auparavant, confient le film au monteur Robert Wise et lui demande de le raccourcir. Bernard Herrmann ignore que le studio a aussi sollicité Roy Webb pour qu'il écrive une musique pour de nouvelles séquences ou pour se substituer à la sienne dans des séquences transformées par le nouveau montage. A la vision du résultat, Herrmann, indigné, est écoeuré. Il juge scandaleux les mutilations effectuées sur l'oeuvre de Welles et exige que son propre nom soit retiré du générique. Cette mésaventure qui conduira Herrmann, dans un premier temps, à songer pleinement à abandonner la composition de cinéma a nul doute participé à forger le tempérament de feu du musicien et à le conduire à s'opposer de plus en plus au système et ceci jusqu'à le rejeter.
Sa force de caractère et son franc-parler lui ont donné l'occasion de faire connaître à la profession sa volonté d'orienter sa carrière comme bon lui semble. Herrmann est en outre l'un des rares musiciens de son époque qui se soit payé le luxe d'accepter seulement les sujets qui l'intéresse ou le séduise (on notera, sur ce point, la propension qu'il a eu à choisir des projets où le plus souvent, les protagonistes des films musiqués sont sujets à des dérives psychologiques assez marquées).
En dépit d'une longue collaboration entre 1944 et 1961 avec la Fox, studio où il fit son retour à Hollywood après l'incident des "Amberson" et grâce à nouveau à son ami Orson Welles qui le recommande auprès du producteur David O'Selznick sur Jane Eyre (1943), le compositeur a toujours refusé l'idée de contrat le lien expréssement à une major.
Les accrocs avec la profession ont en fait émaillés sa longue carrière et notamment avec les dirigeants des studios. Les témoignages affluent en ce sens. En 1951, par exemple, à la demande de son vieil ami producteur John Houseman, Herrmann a accepté de signer à nouveau la musique d'un film de la R.K.O., On Dangerous Ground (La Maison dans l'Ombre, 1951) de Nicholas Ray, après avoir exigé qu'il soit inclus au préalable dans les clauses du contrat le droit d'avoir la charge exclusive de l'orchestration. Seulement, aux dires de Lyn Murray, un incident va survenir néanmoins au final et va emporter à nouveau la colère d'Herrmann lorsque celui-ci constatera, dans une copie du montage définitif, que le mixage son opéré lors d'une séquence du film (la poursuite avec les chiens) ne met pas en valeur et comme il se doit la force de sa musique exécutée par 8 cors. Herrmann, excédé par le manque, selon lui, de professionnalisme des monteurs sons, ira jusqu'à demander aux dirigeants de la R.K.O. de leur interdire d'inclure le moindre de ses thèmes dans le film. Mais sans suite.
Cette animosité contre les studios s'est aiguisée, renforcée au fil des années suivantes : déjà, lorsque que Robert Wise a souhaité poursuivre sa collaboration avec le musicien suite au succès rencontré avec The Day The Earth Stood Still (Le Jour où la Terre s'arrêta, 1951) et lui a proposé de s'occuper de la musique de son film suivant The Captive City (1952). En effet, Herrmann, lors d'une réunion de travail, est entré de nouveau en colère lorsqu'il a appris que le producteur n'avait prévu qu'une enveloppe de 10000 dollars pour la section musicale : estimant la somme être une misère pour qu'il puisse prévoir une bonne musique pour un film d'une telle qualité, Herrmann a claqué la porte et préféré tenter d'autres aventures.
Charles H. Schneer, producteur affilié à la Columbia et initiateur avec le concepteur d'effets spéciaux Ray Harryhausen, de féeries fantastiques telles que The 7th Voyage of Sinbad (Le 7e Voyage de Sinbad, 1958) de Nathan Juran ou Jason and The Argonauts (Jason et les Argonautes, 1963) de Don Chaffey, a attesté de son côté du caractère entier du compositeur et de ses sautes d'humeurs parfois difficiles à supporter. Tout comme Paul Hirsch, le monteur de Sisters (Soeurs de Sang, 1973) de Brian DePalma qui a évoqué lui-aussi bien plus tard la colère qui a explosée pendant le visionnement du pré-montage du film : Herrmann n'ayant pas apprécié que le réalisateur ait positionné provisoirement sur les images de la fameuse séquence de meurtre dans l'appartement, des extraits de sa musiquen écrite une dizaine d'années auparavant pour Psycho (Psychose, 1960) d'Alfred Hitchcock.
Au fil de sa carrière, Herrmann a entretenu de véritables collaborations fructueuses avec de nombreux cinéastes (Hitchcock, Welles, Hathaway, King, Mankiewicz...), même si l'opinion qu'il avait sur eux était très nette et peu valorisante. Herrmann ayant argué une fois lors d'une interview que Welles était le seul à avoir un background musical et culturel et que tous les autres metteurs en scène avec qui il avait travaillé n'avaient même pas l'audace de lui dire quoique ce soit à propos de la musique !
Il est en fait devenu surtout impitoyable face à tous ceux qui lui ont dictés trop sévèrement ce qu'il devait faire. On peut à ce titre se reporter à la raison qui a entraîné la rupture du musicien avec Alfred Hitchcock pour Torn Curtain (Le Rideau Déchiré, 1966), le metteur en scène lui ayant expressément demandé de délaisser son univers musical au profit d'une partition plus facile, rythmée, comme dans les chansons à la mode et en ce sens, plus commercialisable. Revenant à ses yeux à se vendre lui-même et conscient de n'avoir jamais fait jusqu'à maintenant de compromissions, Herrmann a refusé une nouvelle fois de se soumettre à ce qui était en fait le dictat des studios. En venant enregistrer dans les locaux d'Universal avec une formation, selon Hitchcock, des plus austères - 16 cors, 12 flûtes, 9 trombones, 2 tubas, 8 cellos, 8 contrebasses, des violons et des violes - sa réponse fût formelle !
Sa rencontre éphémère avec William Friedkin, réputé lui-aussi pour son fort caractère, reste aussi mémorable : après avoir contacté le musicien afin de lui proposer d'écrire le score de son film devenu aujourd'hui un classique du genre, The Exorcist (L'Exorciste, 1974), le réalisateur s'est vu aussitôt essuyer un refus. Un échec en fait peu surprenant lorsque l'on sait de quelle manière abrupte Friedkin a formulé sa demande au compositeur. Il commettra en effet deux erreurs "impardonnables" : la première de le solliciter en le priant instamment d'écrire pour son film une meilleure musique que celle signée pour Citizen Kane ; le seconde, de répondre au musicien "Je ne veux pas de musique catholique dans mon film" alors qu'Herrmann songeait utiliser un orgue pour le score.
Même le grand Stanley Kubrick se verra essuyer un cinglant échec auprès du compositeur lorsqu'il aura l'indélicatesse de lui imposer de reprendre pour son film Lolita (1962), un motif musical écrit par son beau-frère Bob Harris.
Au regard de ces dernières frictions, on peut s'étonner du fait que seul François Truffaut n'est pas subi la foudre du compositeur lorsqu'il lui demanda pour La Mariée était en noir (1967) de réécrire la musique de la séquence de l'envol du voile qu'il jugea inappropriée. De ses rapports visiblement difficiles avec les réalisateurs, Bernard Herrmann saura cependant faire part de son enthousiasme en évoquant, au cours d'un entretien, la collaboration qu'il aura entretenu avec le réalisateur anglais Sydney Gilliat sur Endless Night (1971) en affirmant qu'il était un cinéaste qui avait beaucoup d'expérience et qui comprenait les problèmes.
Au-delà des tensions qu'il a rencontrées essentiellement à la fin de sa carrière avec certains metteurs en scène, d'autres témoignages laissent entendre que les relations avec, cette fois, ses collègues musiciens étaient plus que singulières. Beaucoup rapporte qu'il était un peu solitaire et que s'il avait à tenir des propos sur un de ses comparses, il était le plus souvent jamais tendre. Lalo Schifrin notamment se souvient : "Personne n'était l'ami de Bernard Herrmann, car il était lui-même son pire ennemi. Mais il se sentait à l'aise avec moi car j'avais une formation classique, ce qui était assez rare à Hollywood. Il appréciait ma musique, mais il était très snob : il ne voulait pas parler avec les autres compositeurs. Chaque studio avait sa propre cantine. Les musiciens y avaient leur carré. On y parlait de tout et de n'importe quoi : de musique, de vin... Herrmann s'asseyait systématiquement seul à une table. Mais il lui arrivait de m'inviter à la partagé (...) La dernière fois que je l'ai croisé, c'était à Paris, dans le hall du Plazza, en 1973 ou 1974. Il avait été invité par la Cinémathèque pour une rétrospective Hitchcock. Moi, je venais de terminer l'enregistrement de la bande originale des Quatre Mousquetaires de Richard Lester. Herrmann m'a demandé s'il s'agissait de la suite des Quatre Mousquetaires dont Michel Legrand avait composé le score, avant de partir en hurlant que Legrand était "petit, petit, petit"."(3)
D'autres propos tenus cette fois par Herrmann lui-même dans une interview de 1975 finissent d'esquisser le tempérament du musicien : "Londres est un endroit qui me plaît, et je pourrai y faire des enregistrements. Pour le dernier disque que j'ai fait à Londres, j'avais cent vingt musiciens. Cela ne se ferait jamais ici. A propos, connaissez-vous cet enregistrement affreux qu'on appelle l Citizen Kane intégral ? C'est une escroquerie. Cela n'a rien à voir avec ma musique, ce n'est pas mon orchestre (...) Je trouve ce type grossier, il ne m'en a même pas parlé."(2)
Ces dernières paroles peu tendres tenues à l'encontre du chef-d'orchestre arrangeur LeRoy Holmes tendent cependant à éclairer davantage le personnage Herrmann et la raison profonde de ses accès d'humeurs. Caractériel, irascible et tyrannique, le compositeur a au fil du temps peut être trainé derrière lui une certaine mauvaise réputation, et ce, aux yeux de beaucoup de collaborateurs avec lesquels il fût amené à travailler. Seulement, il serait dommage de blâmer trop vite son comportement, de juger avec trop de sévérité ses coups de colère devenus légendaires, et selon certains son asociabilité et l'on peut concevoir que l'origine de ces tensions se situe de toute évidence au niveau de son soucis du perfectionnisme, de son refus catégorique de faire les choses à moitié. Beaucoup lui reconnaisse le fort degré d'exigence qu'il a toujours eu d'ailleurs pendant notamment les sessions d'enregistrements. Et Herrmann était un individu qui n'a jamais voulu faire de concessions et s'est borné à conserver son intégrité artistique. Il n'a jamais voulu sacrifier aux ordres des studios en composant une musique qui puisse connaître un succès commercial par le disque. Il a toujours fait sa musique et jamais celle que les studios lui demandaient de signer. Et c'est certainement cette force de caractère qui fait aujourd'hui toute la spécificité et la richesse de son oeuvre, son intensité unique, et du musicien, son statut d'auteur irremplaçable.
Une griffe unique En trois décennies passées au service du cinéma, Bernard Herrmann laisse derrière lui une cinquantaine de partitions signées pour un bon nombre de films inoubliables et reste par ailleurs le dépositaire d'une écriture musicale qui, à l'époque, allait quelque peu à contre courant des principes stylistiques établis à Hollywood par les départements musicaux des studios. Herrmann est un des plus grands compositeurs, autant par la qualité de son travail que par la conception qu'il avait de la musique de film : une composante essentielle du produit filmique qui l'a amené à refusé le leitmotiv, la mélodie au profit de partitions complexes et moins commerciales. Outre de rejeter le continuum musical pour un interventionnisme plus mesuré et judicieux, le compositeur a caractérisé non seulement sa musique par une écriture délaissant les grands développements thématiques pour recourir le plus souvent à la phrase brève, de quelques notes, qui se répète toute en nuance et se développe en boucles obsédantes, mais aussi par la suspension parfois de ses dissonances harmoniques qui refusent de se résoudre. Par cette utilisation de courtes phrases musicales réduites à leur plus simple expression et ce principe d'irrésolution consonantique faisant naître le malaise, Bernard Herrmann a nourrit merveilleusement au fil de sa carrière l'univers d'un bon nombre de personnages torturés ou psychologiqument fragiles.
Cet attrait pour le psychanalytique trouve sa résonnance dans l'un des objectifs artistiques que le musicien s'est donné : saisir par sa musique l'intériorité des personnages des films pour lesquels il compose et rendre directement préhensible ce que la fiction nous cache.
Ainsi, on ne s'étonnera pas de la propension que le compositeur a eu à choisir souvent des productions où les protagonistes sont, de manière prononcée, en proie à des démons intérieurs. Musicien des passions refoulées et des tourments de l'âme, Herrmann trouvera bien évidemment avec le cinéma d'Alfred Hitchcock un champ d'études de cas pathologiques extrêmement varié en la présence de personnages aussi psychologiquement marqués que Norman Bates, le schizophrène de Psychose (1960), Marnie, la kleptomane traumatisée par un passé douloureux du film éponyme ou encore Scottie Fergusson, le détective privé acrophobe de Vertigo (Sueurs froides, 1958), hanté par le souvenir d'une femme qu'il a aimé. Mais nous n'oublierons pas également, en dehors de cette collaboration, George Bone, le compositeur d'Hangover Square (John Brahm, 1945) dont les crises violentes éveillent en lui un instinct de meurtre, est sujet à des crises meurtrières et à des amnésies. La musique se fonde pour une bonne part sur l'ambiguïté du personnage et atteint un de ses sommets dans la composition d'un véritable concerto pour piano et orchestre fort complexe. Un morceau de bravoure musical qui devait être le fruit à la fois des conceptions musicales de la deuxième moitié du 19eme siècle - époque présumée du film - et du déséquilibre mental de son auteur fictif. Pensons également à Lucy Muir, la jeune veuve de The Ghost and Mrs Muir (L'Aventure de Mme Muir Joseph L. Mankiewicz, 1947) qui entretient une liaison illusoire avec un fantôme ; au flic impulsif et violent d'On Dangerous Ground (La Maison dans l'Ombre Nicholas Ray, 1951) ; à Max Cady, le sadique pervers de Cape Fear (Les Nerfs à Vifs Jack Lee Thompson, 1961), rongé par un désir de vengeance et qui harcèle la famille de l'avocat qui l'a jeté en prison ; au jeune dépendant à la drogue Johnny Pope d'Hatful of Rain (Une poignée de neige Fred Zinnemann, 1957); à Travis Beckle, l'ancien combattant du Viet Nam encore marqué par les évènements et devenu chauffeur de taxi dans Taxi Driver (Martin Scorsese, 1975); au mari veuf d'Obsession (Brian DePalma, 1975) qui trouve le réconfort dans les bras d'une femme ressemblant à son épouse décédée ; à Danielle Breton, soeur siamoise en prise à des pulsions criminelles dans Sisters (Soeurs de Sang Brian DePalma, 1972) ; au tueur psychopathe de Twisted Nerve (Roy Boulting, 1968) et à celui de The Night Digger (Alastair Reid, 1971).
Ce goût pour une certaine noirceur qui caractérise aussi une grande partie de ces sujets et pour ces profils de personnages agis de l'intérieur découle sans nul doute de son attrait qu'il a toujours eu aussi pour le tragique et le romantisme pessismiste. Sur ces chemins, Herrmann consacrera huit années de sa vie à l'écriture d'un opéra Wuthering Heights, inspiré du roman des soeurs Brontë "Les Hauts de Hurlevents" et acceptera volontiers de signer la partition de Jane Eyre (Robert Stevenson, 1944) que le producteur Darryl F. Zanuck lui proposera pour marquer son retour à Hollywood après l'incident survenu sur The Magnificent Amberson (La Splendeur des Ambersons Orson Welles, 1942) avec la R.K.O. Sans oublier encore combien son inspiration sombre et mélancolique nourrira plusieurs pièces musicales extra-cinématographiques telle sa Symphonie signée en 1941, oeuvre grave et tourmentée.
Sur un autre aspect, il convient d'évoquer le caractère très "physique" de sa musique qui découle en premier lieu d'un rapport évident avec l'épique : retenons à ce titre le générique de The Naked and The Dead (Les Nus et les Morts Raoul Walsh, 1958) au motif martial fonctionnant sur le registre de l'endurance, la résistance et l'exténuation ; le fandango - pour un objectif plus parodique - de North By Northwest (La Mort aux trousses Alfred Hitchcock 1959) avec son mode molto perpetuo qui annonce la course effrénée de Roger Thornhill alias Cary Grant ; les partitions des films de Harryhausen dont celle de Jason and The Argonauts (Jason et les Argonautes Don Chaffey 1963) et la puissance de son thème d'ouverture soulignant efficacement l'amitié virile du groupe d'aventuriers ; l'évasion en ballon des soldats dans Mysterious Island (L'Ile Mysterieuse Cy Endfield 1961), accompagnée énergiquement par une véritable bourrasque musicale.... Et puis, sur un second plan, c'est aussi quand elle se fait expression d'une force intérieure d'un personnage : souvenons-nous du générique de La Maison dans l'Ombre qui au-delà de souligner non seulement la violence latente des ruelles sombres de la ville, traduit aussi et surtout celle contenue par le policier Jim Wilson faisant face au milieu du crime qu'il doit combattre au quotidien ; de l'ouverture orchestrale des Nerfs à vifs, basée entièrement sur la répétition lancinante et lourde de 4 notes en évolution parallèle et éxécutées par 8 cors, qui énonce à la fois la détermination du forçat fou dans sa quête de vengeance et, qui par la présence en contrepoint de cordes aigues, la tension et l'effroi qu'il va engendrer à chacune de ses apparitions ; des stridences de It's Alive (Le Monstre est vivant Larry Cohen 1973) qui symbolisent les cris de détresse de l'enfant difforme. Des instants de puissance musicale qui se rattachent encore en soi à la propension qu'Herrmann avait d'exprimer, comme nous l'avons évoqué, ce qu'il y a de plus enfoui en nous. Et c'est dans cette même optique que le musicien a mis à nu, sur un plan plus lyrique, la douleur de Lucy Muir par l'éblouissant Andante Cantabile qui se fait entendre dès l'instant où la jeune femme apprend la trahison dont elle vient d'être victime de la part de son prétendant Miles Fairley, simple coureur de dots.
Il n'est pas exclu de penser que cette cohérence stylistique qui parcourt son oeuvre est bien le miroir d'un homme qui fut semble-t-il lui même tourmenté mais aussi passionné. Elle reflète certainement ce côté très "à fleur de peau" du musicien via ce style le plus souvent astucieusement expansif et des arrangements concourant à intensifier une écriture musicale déjà hautement explicite sur la place prépondérante accordée à la communication de sentiments ardents et de ressentis "extrêmes", à l'expression d'affects lourdement "affectés". Au travers de ses musiques mettant en exergue l'exaltation, les désillusions et la solitude de Charles Foster Kane dans Citizen Kane, les regrets et la peine incicatrisable de Lucy dans L'Aventure de Mme Muir, les angoisses et les révoltes de Norman Bates dans Psychose ou encore la détresse des défenseurs de la culture écrite de Fahrenheit 451 (François Truffaut, 1966), Herrmann nous a autant inconsciemment exprimé que ses compositions relèvent de plusieurs héritages : ceux du pessimisme, de la vigueur et du désenchantement de son auteur. Sa musique est en soi l'expression d'une individualité forte et sensible, la sienne.
Parler de l'écriture et du style d'Herrmann, c'est aussi parler de son sens incomparable de l'orchestration. Bernard Herrmann écrivait d'ailleurs en pensant d'abord à la couleur, aux timbres puis aux rythmes. Le compositeur a toujours accordé à l'instrumentation une importance fondamentale et n'a jamais d'ailleurs pu concevoir qu'elle soit confiée à une tierce personne : "L'Orchestration, c'est comme les empreintes digitales, chacune à son style. Faire orchestrer sa musique par un autre, je trouve ça incompréhensible. C'est comme si on changeait la couleur de vos tableaux."(3)
Tout au long de sa carrière pour le cinéma, Bernard Herrmann s'est attaché à jouer sur la dimension et l'organisation de l'Orchestre, sans oublier de développer une recherche sur les timbres. Si le musicien a rarement utilisé un orchestre conventionnel et si donc son recours à des formations et à des associations/combinaisons instrumentales non académiques fut ponctuel, ce n'est pas dans le but de faire grincer les dents des directeurs musicaux des studios, mais bien toujours dans celui de le faire avec un réel soucis d'apporter au film pour lequel il écrivait. Il semble donc qu'il eut une conception instrumentale de chacun des films dont il composait la musique.
Il lui est ainsi arrivé de déséquilibrer parfois l'Orchestre en mettant en avant et très disproportionnellement certains instruments comme pour Beneath The Twelve Mile Reef (Au-delà des Récifs Robert D. Webb, 1953) où il utilisé pas moins de 9 harpes. Ces choix furent parfois d'ordre purement esthétique comme son utilisation unique des cordes pour Psychose, afin de donner, en contrepoint à l'image en noir et blanc du film, une "musique en noir et blanc". D'autres fois pour s'harmoniser avec le cadre de l'action d'une histoire - cf. les percussions de White Witch Doctor (La Sorcière Blanche Henry Hathaway 1953) jouant ainsi la carte de l'exotisme - ou bien pour pointer judicieusement un apsect propre à la narration du film tel ce brillant travail d'opposition instrumentale dans La Maison dans l'Ombre pour suggérer la différence des états d'âmes des deux protagonistes principaux : soit 8 cors/1 viole d'amour pour dresser l'équilibre entre la collision du héros désillusionné et impulsif et l'héroïne persévérante ; les cors soulignant la violence contenue du policier, la viole d'amour la solitude et la fragilité de la jeune aveugle.
Son soin apporté à l'orchestration fut décuplé lorsqu'il a pu bénéficier de moyens techniques lui permettant de mettre en valeur sa musique. Il est d'ailleurs devenu plus productif et enclin à accepter plus de commandes curieusement le jour où la Fox mis en chantier plusieurs productions en CinémaScope et en son stéréophonique. Ainsi, pour Journey To The Center Of The Earth (Voyage au Centre de la Terre Henry Levin, 1959), Herrmann a voulu que ce dernier procédé mette en valeur chaque instrument et contribue à donner une grande originalité à sa musique. Et pour ce film, au-delà d'exploiter au maximum les dernières ressources technologiques, il s'est efforcé une nouvelle fois de trouver un concept lui permettant d'apporter au film son complément indispensable. En fait, il s'est attaché, comme dans beaucoup de ses compositions, à rendre, par des choix judicieux d'orchestrations, des ambiances, des impressions que l'image ne peut traduire. Il déclarera notamment lors d'une interview : "J'ai décidé d'évoquer l'impression ressentie dans les profondeurs de la Terre en ne me servant que d'instruments jouant sur les registres de basses avec beaucoup de percussions et de harpes; éliminant toutes les cordes, j'ai utilisé un orchestre d'instruments à vents et de cuivres. Mais la véritable singularité de ma partition est d'avoir inclus ainsi 5 orgues : 1 orgue de Cathédrale et 4 orgues électroniques. Pour la scène concernant le dangereux reptile, j'ai été cherché le serpent, un instrument du Moyen-Age, aujourd'hui devenu obsolète et supprimé de nos orchestres contemporains. En fait, j'ai voulu créer une atmosphère où il n'y aurait rien d'humain. Dans ce film, il n'y a d'ailleurs pas d'émotions, mais que de la terreur."
C'est dans le domaine de la S.F., du merveilleux et du fantastique que Bernard Herrmann s'est laissé aller aux plus folles expérimentations et s'est efforcé de jouer sur une étrangeté provoquée par l'alliance d'instruments selon des critères non académiques. Dès 1951, pour le film de Robert Wise Le Jour où la Terre s'arrêta, il s'essaiera à la musique électronique. A ce sujet, il déclarera : "Le film le plus expérimental et de technique la plus avant-gardiste était certainement celui que j'ai fait pour Robert Wise, Le Jour où la Terre s'arrêta. A cette époque, nous n'avions pas encore de sonorité électronique, mais, par contre, la partition avait beaucoup d'interprétations électroniques qui ne sont pas du tout démodées : violons électriques, basse électrique, deux alto et basse-ondes thérémines, quatre pianos, quatre harpes et une étrange section d'une trentaine de cuivres. Alfred Newman disait que la seule chose qui nous manquait étaity une bouilloire électrique, qu'il nous apporta." S'accordant avec la présence des nouvelles technologies (futuristes) dont est doté l'envahisseur, on retiendra combien la partition musicale flirte aussi habilement avec les effets sonores du film jusqu'à se substituer quasiment à eux (l'atterrissage de la soucoupe volante, le rayon laser du robot Gort...). Un trait caractéristique de la musique d'Herrmann en fait qu'il saura utiliser à d'autres occasions (le serpent, instrument médiéval, évoquant le rugissement d'un énorme dimétrodon dans Voyage au Centre de la Terre, les cordes stridentes de Psychose redoublant les cris orgasmiques de la victime sous la douche, l'instyrumentation générale de la séquence de la tempête du ballon dans L'Ile Mysterieuse retranscrivant les éléments déchaînés, le vent et la houle...). Un talent indéniable découlant vraisemblablement de son expérience passée à la CBS, à l'époque où sa tâche fut d'unifier la musique à des effets sonores lors de la mise en ondes de certains programmes.
La collaboration du musicien avec Charles H. Schneer et Ray Harryhausen sur 4 films lui permettra aussi d'écrire des motifs exceptionnels pour des univers totalement incroyables. Cyclopes, crabes géants, squelettes, oiseaux et hydres à deux têtes... à cet étrange bestiaire, Herrmann associera essentiellement un arsenal de percussions extrêmement diversifié allant des cymbales à la grosse caisse, des tambours africains et espagnols au gong chinois, en passant par les xylophones, triangles et tablas indiennes. Par l'utilisation savante de cette palette rythmique somme toute très éclectique, sa musique saura par instant se substituer aux effets sonores et viendra soutenir efficacement les scènes d'affrontements trépidants du récit. Contrastées, violentes, lourdes et puissantes, les musiques de Bernard Herrmann pour ces films apporteront en somme le complément indispensable à ces aventures, à savoir leur caractère épique.
Expérimentateur, Bernard Herrmann a adopté tout au long de sa carrière des choix hors normes, des formations spéciales qui lui vaudront parfois l'incompréhension dont celle d'Alfred Hitchcock, comme nous l'avons évoqué précédemment, à l'occasion du Rideau déchiré (1966). Mais cette dernière épreuve, aussi douloureuse soit-elle pour Herrmann, ne le dissuadera pas de continuer dans une veine expérimentale en écrivant des scores faisant reculer de plus en plus loin les frontières de l'audible mélodieux à base de sonorités singulières comme celle à nouveau du thérémin mais aussi de Moog... Au cours des années 70, le musicien sera appelé par Brian DePalma, le fils "spirituel" selon certains d'Alfred Hitchcock, afin de musicaliser les images de Soeurs de Sang (1972), thriller horrifique avec lequel le cinéaste rencontrera son premier grand succès. Cette histoire de soeurs siamoises séparées à la naissance et dont l'une, survivante à l'opération, est restée possédée par l'âme destructrice de l'autre, n'est pas sans confirmer en effet l'admiration sans borne de DePalma pour le maître du suspense dans le sens où cette habile histoire de schizophrénie fait admirablement écho à celle de Psychose.
Aussi, pour ce film, Herrmann consentira à adopter plusieurs éléments de rappel en recourant, pour les scènes de violences paroxystiques (le crime au couteau du jeune noir au début du récit) à un déchaînement orchestral proche en intensité de celui du meurtre de Janet Leigh sous la douche ou celui de Martin Balsam dans les escaliers. Démarche d'autant plus référentielle que les autres thèmes de Soeurs de Sang, contrastant fortement par leur expression latente, font, tout comme ceux de Psychose, baigner le récit dans une atmosphère où le malaise est continuellement de mise. Ponctuée par une petite ritournelle obsédante jouée au xylophone, la partition signée par Bernard Herrmann perturbe, vrille les nerfs, agresse... L'atteinte portée au confort du spectateur est réussie tant par l'image que par le son, réunis tous deux en une symbiose démoniaque.
Herrmann a apporté un soin méticuleux tout autant au niveau de l'orchestration qu'à celui de l'écriture de sorte à ce que, comme il le déclarera dans le New York Times sur une enquête menée sur la composition de cinéma : "l'essentiel est que la musique de film ne soit pas industrielle ou insignifiante".
Aujourd'hui, Bernard Herrmann ne cesse encore d'émerveiller, de séduire et d'inspirer. Est-ce justement parce qu'il a surtout su exprimer avec le plus de "perfection" et de "force" possibles ce qu'il y a de plus enfoui en nous ? Si la question reste entièrement ouverte, il est néanmoins indéniable que Bernard Herrmann a catégoriquement apporté un sang neuf dans le paysage de la musique de film en dotant ses compositions d'une dimension profondément "émotionnelle" et d'une réelle consistance : les orchestrations pleine de reliefs de l'auteur s'opposent sans mal à celles plus académiques, plus ternes et lisses de beaucoup de ses collègues de sa génération ; mais aussi, il a cooncrétisé de nouvelles approches d'écritures mélodiques, totalement encrées dans la perspective précise de servir au mieux les partis pris dramaturgiques de la mise en scène cinématographique.
1 Entretien avec Lalo Schifrin "Danse avec Lalo" in Les Inrockuptibles n°298 (juillet 2001) par Frédéric Valion.
2 Entretien avec Bernard Herrmann par Royal S. Brown (automne 1975) in Les Cahiers du Cinéma spécial "Musiques au Cinéma" (1995).
3 Entretien avec Bernard Herrmann par Royal S. Brown (automne 1975) in Les Cahiers du Cinéma spécial "Musiques au Cinéma" (1995).
Jacky Dupont
Février 2012