“Je suppose devant mes yeux une vaste étendue d’un rouge sombre.
Et ce rouge représente la passion. Je le vois arriver, graduellement,
par toutes les transitions du rouge et du rose, à l’incandescence de la fournaise.
Il semblerait difficile, impossible même, d’arriver à quelque chose de plus ardent.”
“Lettre à Wagner”, Baudelaire.
Et ce rouge représente la passion. Je le vois arriver, graduellement,
par toutes les transitions du rouge et du rose, à l’incandescence de la fournaise.
Il semblerait difficile, impossible même, d’arriver à quelque chose de plus ardent.”
“Lettre à Wagner”, Baudelaire.
Vertigo (Sueurs froides, 1958) se situe en plein âge d’or de la collaboration Alfred Hitchcock - Bernard Herrmann et entre deux productions de grands studios : la Warner Bros. pour The Wrong Man (Le Faux coupable, 1957) et la M-G-M pour North by Northwest (La Mort aux trousses, 1959). le compositeur avait déjà signés auparavant deux autres musiques pour le maître du suspense : The Trouble With Harry (Mais... qui a tué Harry ?, 1955) et The Man Who Knew Too Much (L’Homme qui en savait trop, 1956). Peu après Le Faux coupable, Herrmann s’était intéressé aux possibilités créatrices que lui offrait la télévision, dès 1956. C’est ainsi qu’il signa la musique de The Ethan Allen Story (1957), le thème et le score d’un épisode de la série-western Have Gun, Will Travel (1957), les motifs d’ouverture et de fermeture de la série télévisée documentaire Landmark (1958) et eût même le temps de signer la partition de A Hatful of Rain (Une Poignée de neige Fred Zinnemann, 1957), ainsi que celle de Williamsburg, a Story of a Patriot (George Seaton, 1957), avant d’attaquer la création d’une de ses plus belles musiques de film, Sueurs froides.
En 1957, Hitchcock était loin de penser que Bernard Herrmann deviendrait le compositeur le plus représentatif de son œuvre. Rien ne présageait une entente “artistique” aussi forte entre les deux hommes. Le réalisateur, bien qu’ayant collaboré déjà avec onze compositeurs différents à Hollywood, était toutefois plus attiré par les effets sonores que par la musique de film. Ses fameuses ‘dubbing notes’ (notes de sonorisations) ne l’incluaient d’ailleurs jamais !
C’est Herrmann qui fit découvrir à ce cinéaste la véritable importance de la musique dans le processus de création d’un film. Et il a fallu attendre Sueurs froides, leur quatrième collaboration, pour qu’Hitchcock prenne véritablement conscience de l’impact émotionnel que provoquait la musique sur les spectateurs. Paradoxalement, la fascination du réalisateur pour le compositeur de génie fit place à un sentiment de défiance entre les deux hommes, ce qui occasionna une séparation inéluctable quelques années plus tard. Hitchcock connaissait donc peu la musique et ne donnait, par conséquence, que peu d’instructions à ses musiciens ; ce qui, par ailleurs, laissait un large champ d’expérimentation et de création pour chacun de ses compositeurs. Herrmann fut le premier à le comprendre et saisit cette occasion pour assouvir ses désirs de créateur. Le projet Sueurs froides lui semblait un terrain de création propice à l’expérimentation et il profita comme il se doit de cette liberté qui lui était offerte. Une histoire de dédoublement de personnalité, de maladie mystérieuse, et surtout d’amour fou : un scénario idéal pour élaborer une partition ambitieuse. De plus, travaillant pour la Paramount, un studio connu pour la liberté relative laissée aux créateurs, le projet d’Herrmann pouvait se permettre d’être de taille, même si, contrairement à la plupart des autres compositeurs américains, le musicien était rarement soumis à la tyrannie des producteurs. Ici, plus qu’ailleurs, il ne craignait donc pas d’écrire une partition en marge de la production musicale hollywoodienne habituelle. La musique allait donc bénéficiée indirectement de l’appui des studios. Ainsi, une fois de plus, le compositeur échappa à l’ostracisme concernant le travail de composition de musique de film, alors encore en vogue dans les maisons de productions. Cependant, un seul élément allait contrarier le moral du musicien : l’impossibilité de diriger sa propre partition. Le pouvoir des syndicats était tel qu’on ne pouvait permettre à un compositeur de cumuler plusieurs statuts. Herrmann, qui adorait la direction et l’orchestration, fut donc déçu.
La partition de Sueurs froides fut écrite entre le 3 janvier et le 19 février 1958, deux semaines après la fin du tournage divisé lui-même en deux parties : les extérieurs, dans un premier temps, tournés à San Francisco, Lincoln Park, Grant Avenue, Watsonville, du 30 septembre au 15 octobre 1957, puis le tournage en studio, dans un deuxième temps, du 16 octobre au 19 décembre 1957. Au mois de janvier, sortait sur les écrans américains The Tarnished Angels (La Ronde de l’Aube Douglas Sirk, 1958), mélodrame existenciel souligné par une partition très sentimentale et sirupeuse de Frank Skinner, illustrant l’ambiguïté des sentiments que partagent un homme avec l’épouse d’un ami. Il n’est pas interdit de penser qu’Herrmann avait pu voir ce film au moment où il écrivait Sueurs froides, et que cette partition avait pu jouer un certain rôle dans son appréhension du thème romantique. Fin février, Herrmann était enfin prêt pour rendre sa copie. Il ne restait plus qu’à finaliser le travail d’orchestration et à trouver un nouveau directeur musical, digne de ce nom, susceptible de donner toute sa force et son talent à cette partition extrêmement complexe et dense, créée pour un grand orchestre symphonique.
C’est le compositeur d’origine écossaise Muir Mathieson qui fut chargé de diriger la musique à Los Angeles. Ce brillant musicien (né la même année que Bernard Herrmann et signe du destin, décédé lui aussi en 1975), fut le plus prolifique chef d’orchestre du cinéma britannique. On lui doit la direction musicale de The Night of The Demon (Rendez-vous avec la Peur Jacques Tourneur, 1957), sur une partition de Clifton Parker pour qui il travailla une quarantaine de fois. Il œuvra sur pratiquement tous les plus grands films classiques anglais entre 1939 et 1950 et collabora avec une pléthore de compositeurs : Miklós Rósza - onze fois, dont The Thief of Bagdad (Le Voleur de Bagdad Michael Powell, 1940) - George Auric, Nino Rota, John Addison, Joseph Kosma, Bronislau Kaper, Herbert Stothart, Victor Young... Lorsqu’il s’attaqua à la direction de Sueurs froides début 1958, il venait d’orchestrer la musique écrite par Douglas Gamley pour le mélodrame Another Time, Another Place (Je pleure, mon amour Lewis Allen, 1958) dont le thème partage quelques points communs avec celui d’Hitchcock (le personnage principal est obsédé par la mort de l’être aimé). Mais le syndicat des musiciens AFM décida de faire grève contre les Majors en février 1958 (The 1958 musician’s guild strike picture), empêchant la musique d’être enregistrée à Hollywood. L’équipe s’installa donc à Londres dans l’espoir d’y travailler sereinement. Mais un jour et demi après le début de l’enregistrement avec le London Symphony Orchestra - celui que Bernard Herrmann dirigeait de mains de maître deux ans plus tôt pour L’Homme qui en savait trop, mais aussi celui que Muir Mathieson avait dirigé de nombreuses fois en Angleterre - les musiciens refusèrent de jouer, par solidarité pour leurs confrères américains ! L’équipe fut donc forcée de déménager à Vienne pour enregistrer, avec le Vienna Orchestra, la suite de la partition. Les formats d’enregistrements furent donc multiples : à Londres, sur trois pistes stéréo, avec un résultat de très bonne qualité, et à Vienne, avec un son seulement enregistré en mono.
Muir Mathieson pu remplir son contrat haut la main. Il faut dire que tous les atouts étaient de son côté : parfaite connaissance du London Symphonic Orchestra, grande faculté d’adaptation dû à la grande variété de ses commanditaires durant sa carrière, excellente maîtrise de la musique symphonique (il orchestra des musiques de Sibelius, Beethoven, Rimski-Korsakov, Purcell, Prokofiev, Berlioz...). Son travail reçut beaucoup d’éloges dans la profession. Pour beaucoup, il s’agit là d’une des meilleures interprétations jamais faites pour une musique de film. Si le travail de compositeur de cinéma avait été reconnu depuis peu grâce à l’école Korngold, celui de chef d’orchestre était encore trop souvent sous-estimé. Il est certain aujourd’hui que cette mystérieuse sensation qui émane de la musique de Sueurs froides n’aurait probablement pas existée sans le concours de Mathieson. Quant à la création musicale de Bernard Herrmann, elle est considérée, encore aujourd’hui, comme l’une des plus belles musiques jamais composée pour le grand écran. Le film fut nommé pour l’Oscar de la meilleure direction artistique, et pour le meilleur son, mais la musique fut, à l’époque, injustement oubliée.
Dès le générique de Sueurs froides, la musique est, tour à tour, passionnelle, romantique et fantastique. Ce petit film onorique signé Saul Bass, le plus célèbre des créateurs de génériques, est constitué de gros plans, d’images psychédéliques et de spirales qui rappellent les rotoreliefs de Marcel Duchamp et les animations de Fischinger. Il annonce tous les thèmes du film : schizophrénie, dédoublement, vertige. L’intensité dramatique du thème musical va en crescendo et accompagne chacune des inventions formelles. Apparaît d’abord à l’écran, le visage de Kim Novak sur lequel se déplace la caméra en insert.
Dès le début du générique, le compositeur donne une définition tragique (cuivres) et enivrante (violons) du vertige. Inspirée par l’intrigue du film dans lequel une femme tente de revivre la vie d’une jeune disparue, la suite de la partition évolue dans une atmosphère fantastique et mystérieuse grâce à l’utilisation de la harpe, du triangle et du vibraphone. Mais l’intrusion brutale des cuivres vient perturber cette harmonieuse mélodie, insérant un esprit tragique au sein même d’un thème proche de la félicité. La véhémence du thème musical coïncide avec l’apothéose formelle du générique. S’ensuit, par deux fois, une accélération du motif, accompagné d’une touche fantastique grâce à l’utilisation malicieuse de la harpe, l’un des instruments les plus souvent utilisés dans le film. Le générique de Saul Bass revient progressivement à sa forme originelle (l’œil de Kim Novak), tandis que la musique reprend son thème principal. En plus de la présentation successive des thèmes developpés dans le film, la musique se charge de déifier les acteurs. Les noms de ‘James Stewart’ et de ‘Kim Novak’ apparaissent à l’écran, soutenus par des accords tragiques. Ainsi, les interprètes sont déjà intégrés au processus émotionnel du film. Accompagné par des cuivres emphatiques, la musique participe à cette grande entreprise de mythification, typiquement “hitchcockienne” : le nom du cinéaste fait une apparition magistrale très éloquente grâce à cette parfaite synchronisation entre image et son. Pour une génération de cinéphile, Bernard Herrmann donna ici un sens à une notion qui faisait déjà “fureur” sur le vieux continent : la politique des auteurs.
Le premier plan du film renoue avec le caractère onirique du générique. Une ligne noire horizontale divise l’écran en deux. Cette ligne mystérieuse, dans un premier temps, assure la transition formelle entre le monde des idées (le générique de Saul Bass) et le “monde sensible” (le récit d’Hitchcock), pour reprendre la formule de Platon. Elle prend un nouveau sens dans un contexte plus réaliste : une main vient soudainement l’agripper. Il s’agit d’un simple barreau d’échelle ! Herrmann apporte une dimension tragique à ce jeu de montage basé sur des similitudes géométriques : le son d’un basson, qui clôt le générique du film, semble se substituer à l’image d’ouverture de la scène de poursuite sur les toits (*). On ne sait d’ailleurs pas si cette note signale la fin du générique ou si elle marque le début de la scène suivante. D’ailleurs, la plupart des enregistrements discographiques préfèrent coupler les deux thèmes pour les fondrent en un seul et unique morceau. Cette ligne noire horizontale qui partage l’écran en deux trouve une équivalence sonore dans la tonalité grave de cet instrument dont l’interprétation est volontairement monocorde et continue. Cette transition tonale permettra d’annoncer le thème suivant, la poursuite (“The Rooftop”), et l’on passe ainsi du ‘moderato’ à l’ ’allegro’.
(*) Les incursions très brèves du basson, des timbales et de l’orgue dans la partition de Sueurs froides font à la fois office de références et d’indices, et peuvent être interprétées comme le troisième œil du récit, l’équivalent du chœur d’une tragédie grecque. Elles savent prendre la distance idéale avec l’histoire, dans un semblant de musique de circonstance que cache la diégèse, et indiquent souvent une épreuve à venir pour le personnage principal. Ces brèves intrusions qui jalonnent le récit se font passés souvent pour des thèmes de transitions et ont un caractère discursif. Elles sont le regard interrogateur et froid du démiurge face à son œuvre.
Un autre paramètre, autre que l’image, viendra modifier notre perception “musicale” du récit : la présence du son diégétique (bande-son liée au réel). Ces sons prennent progressivement le pas sur les “prétentions” oniriques et fantastiques de la musique. Le simple son des corps humains qui se heurtent à l’échelle métallique contrarie la sensualité dominante qu’illustrait le générique. On est loin de la dramaturgie traditionnelle des films d’intrigues où le corps est l’outil par excellence de la sensualité. Les sons diégétiques font leurs apparitions à deux reprises : la réplique “Your Hand !” du policier, les coups de feu et le son des mains agrippant l’échelle ont été précautionneusement pensés et écrits par Hitchcock dans ses notes de sonorisation (‘dubbing notes’). On peut être frappé par le caractère minimaliste des sons diégétiques de cette première scène qui s’explique en partie par le fait qu’Herrmann ne voulait pas d’effets sonores sur sa musique. Selon Robert Harris et James Katz, “le compositeur devenait fou si vous rajoutiez des effets”. Herrmann devait sans doute penser que ces effets étaient susceptibles de nuire à sa musique. Ou peut-être a-t-il eu en souvenir cette malheureuse expérience vécue par Hugo Friedhofer pour Lifeboat (1940) du même réalisateur, qui vit sa partition parasitée par le bruit continu de la sirène d’un bateau. On peut penser que pour Sueurs froides, plus que pour d’autres films, le minimalisme du son diégétique accentue le caractère irréel de la quête de Scottie Ferguson et que la profusion sonore qui émane de la partition musicale symphonique d’Herrmann va tout à fait dans le sens de la quête illusoire menée par un personnage que le réel ne satisfait pas. Dans cette scène d’ouverture, James Stewart, qui incarne un policier, court après un bandit sur les toits. La sensation de bourdonnement permanent traduit par les trémolos des violons, ponctué au départ par des sons métalliques de l’échelle, sans écho ni résonance, crée un sentiment d’oppression, d’étouffement continu. Grâce à un jeu savant du montage et de la musique, Scottie semble fuir son double alors qu’il poursuit donc un gangster sur les toits.
Tous les plans d’ensemble offrèrent à Bernard Herrmann l’occasion de prendre ses distances avec les évènements du récit, tandis que les plans subjectifs et les gros plans ne cessèrent de le rappeler à l’ordre. C’est aussi très fréquent pour les courts plans qui servent d’intermédiaires entre deux séquences où l’on voit la ville en panorama, le jour ou la nuit. Ici, Scottie se retrouve accidentellement suspendu à la gouttière, au dessus du vide. Pour renforcer l’identification, Herrmann mit en scène les contrechamps (plan sur Scottie) et les plans subjectifs du protagoniste (vue de la rue, en plongée). Chaque groupe de plans est illustré par un motif qui lui appartient, ce qui permet une identification immédiate au personnage. La vue subjective de la rue est liée au thème de l’acrophobie représenté musicalement par un accord dissonant avec glissandi de harpe et les plans sur le visage effrayé de Scottie sont illustrés par un “négatif” du motif précédent, à l’aide de cuivres et de violons. Cette alternance répétée entre deux motifs produit un effet d’identification très violent. Elle sera d’ailleurs un des fils conducteurs du compositeur tout au long du récit, ce qui ne va pas sans rappeler l’obsessionnel montage “binaire” du film, mais aussi la récurrence du thème de la dualité (dédoublement, schizophrénie). Lors de la chute du collègue de Scottie, la tonalité est très grave : le thème est associé à la pathologie du détective et reviendra de manière régulière dans les scènes de vertige. Les graves et les basses illustrent le caractère morbide du drame, thème annonciateur pour le personnage. Cette impressionnante séquence d’ouverture se ponctue par de puissants roulements de timbales.
Les premiers dialogues du film marquent la naissance d’une nouvelle ère sonore : mélange de voix parlées, celle de Midge (Barbara Bel Geddes) et de Scottie (James Stewart), et de musique, celle de Mozart, ponctués par quelques klaxons d’automobiles à peine audibles. La scène se déroule dans un appartement. Les klaxons et le trafic urbain se substituent ensuite à la tranquillité inspirée par Mozart qui, selon Midge, a des vertus thérapeutiques. Mais Scottie n’est pas de cet avis : “Ta musique, tu crois pas qu’elle est un peu...” lui avoue-t-il, agacé. La volonté d’Herrmann de ne pas interagir dans le récit est fondamentale, car tous les éléments de la dramaturgie sont déjà réunis : d’un côté, les références innocentes de Midge en matière de musique (la musique n’est vertueuse que si elle sert à quelque chose de concret), et de l’autre, le pragmatisme et les obsessions de Scottie qui préfère affronter sa pathologie en la bravant héroïquement (il grimpe sur un escabeau). L’ex-détective, comme s’il succombait à l’appel incessant du bruit envoûtant de la ville (paradoxe hitchcockien), décide d’explorer sa pathologie en recréant une situation “en laboratoire” près d’une fenêtre qui donne sur une rue. À l’aide d’un simple escabeau, il invoque progressivement le mal étrange qui vit en lui et le fait ressurgir pour l’extraire définitivement. Dans cette scène, qui s’apparente à une véritable séance d’exorcisme en appartement, la combinaison des plans frappe par sa rigueur mathématique. L’aspect crescendo/descrecendo ne va pas sans rappeler le rythme de la partition musicale du générique. Le suspense de la scène est inhérent à l’action, tout comme le rythme qui est naturellement lié à cette dernière. Herrmann choisit le bon moment pour “frapper” lorsque Scottie, tout en haut de l’escabeau, arrive enfin à recréer sa crise de vertige après avoir fixé du regard le bas de la rue. Le thème musical de l’acrophobie, déjà présent dans le prologue, apparaît une seconde fois. Cette scène passe par plusieurs strates sonores : nous avons d’abord la musique de Mozart relayée par le son du trafic urbain qui augmente progressivement tandis que Scottie monte l’escabeau avec une certaine prudence, et enfin le coup de grâce final qui revient à Bernard Herrmann. Les symptômes de la pathologie sont évoqués subtilement par le compositeur : les cuivres, violents et continus, se mêlent au son des klaxons des voitures. L’inquiétante sonorité de l’orgue se superpose aux instruments à vents, basson et clarinette, qui apportaient déjà leur lot de fatalité et de résignation.
Les valeurs de plans sont progressives. Le climax se situe dans trois plans accompagnés par un thème qui se démarque à juste titre de la tranquillité absolue traduite auparavant par un Mozart soi-disant rassurant. On est passé d’une série de plans subjectifs sur Scottie à deux plans sans aucune incidence angulaire. Cela permet de mettre l’accent sur son angoisse et de renforcer l’identification.
De plus, la subjectivité ayant disparu, aucun lien ne semble le rattacher à Midge, ce qui génère une plus grande impression d’insécurité. C’est sur ce plan de cet échec transcendé par la musique d’Herrmann que la scène se termine : Scottie vient de chuter, réceptionné par son amie Midge. La musique disparaît. Herrmann a pris soin de ne pas cautionner la crise avant son apparition, réflexe anti-hollywodien par excellence. Il prend ainsi “l’auditeur” par surprise en traduisant la fulgurance des sentiments vécus par Scottie.
Lorsque les thèmes musicaux se suivent les uns après les autres, le récit peut être parasité car encore trop imprégné par la force du thème précédent. On appelle ce phénomène, la rémanence. Mais dans le cas contraire, la musique semble naître au cœur même du processus diégétique. Ici, après cinq minutes d’absence musicale, ce sont les éléments de la diégèse qui semblent être le seul garant de la nouvelle élégie sonore. Ainsi, avec l’apparition du thème très romantique, Madeleine (Kim Novak) semble être le résultat d’une alchimie “sémiotique” inhérente au contexte narratif. Elle fait corps avec la musique. Madeleine est une entité magnifiée par une musique dont les émanations lui donne corps. Inscrit dans cette nouvelle réalité, Madeleine peut enfin susciter de l’émotion, pour ne pas dire du désir. Le thème d’Herrmann semble ne faire qu’un avec le personnage interprété par Kim Novak. Aucune distance, aucun discours, n’est traduit par celui-ci. La musique, ici, n’a pas la prétention de juger ou de défendre. Elle “est” Madeleine. Cette musique concourt à édifier l’objet de désir absolu. Le thème s’intensifie d’ailleurs lorsque Madeleine se rapproche de Scottie (plan profil). Les différentes valeurs de plans trouvent leur équivalence musicale au cœur même de la partition d’Herrmann : les valeurs narratives sont harmonieuses, elles convergent toutes vers le même degré d’intensité : c’est le “climax”. Cette éloge de la sensualité est exagérée par les cordes dans une partition qui met à la fois en avant la cause et l’effet : l’apparition de Madeleine et les sentiments éprouvés par Scottie.
Dans sa musique, Herrmann, tente de cerner comment Scottie, encore aveuglé par l’émotion, tente d’exécuter au mieux sa simple “besogne” : suivre Madeleine. La séquence de la filature est, pour le compositeur, une confrontation, toute en progression, entre le désir et la loi. La traduction musicale des sentiments complexes éprouvés par le détective passe par deux groupes d’instruments : les vents et les cordes. Les instruments à vents évoquent la rigueur et la raison, tandis que les violons traduisent le sentiment d’un désir obsessionnel qui habite le personnage. L’intrigue est donc parasitée en quelque sorte par des instruments à cordes qui restituent scrupuleusement l’état de désir permanent de Scottie. Ce mélange de violons (la tentation) et de bois (le rappel à l’ordre) donnent une couleur mystérieuse à l’intrigue. Dans l’orchestration, les violons retraduisent le ressassement - l’attirance - tandis que les bois appellent à la discipline - la mission. La rigueur de ces derniers et la volupté des cordes s’affrontent. Parfois, les violons reprennent le motif très ordonné des bois et les vents se travestissent dans un motif musical précédemment identifié par les cordes. Ce caractère interchangeable des deux groupes retraduit la confusion des sentiments qu’éprouve Scottie. Le sentiment amoureux tente de prendre le dessus sur la raison, puis c’est la raison qui reprendra l’ascendant sur le désir. Cette alternance apporte une complexité psychologique au récit. Nous sommes au-delà du cinéma de genre. Lorsque les deux groupes d’instruments se confondent en un seul et même motif, le conflit intérieur du pauvre Scottie est à son apogée.
À l’instant où le détective ouvre une porte et aperçoit Madeleine chez le fleuriste, le thème musical de celle-ci réapparaît immédiatement. Cette symbiose entre musique et personnage sépare d’autant plus Scottie de son “objet du désir”, que celui-ci (le personnage incarné par James Stewart) n’est pas identifié par un thème. Seul l’accomplissement de sa quête pourra lui apporter le titre prestigieux de “protagoniste”, dans le sens wagnérien du terme. Le thème-identifiant de Madeleine minimise toutefois l’éventuelle psychologie du personnage féminin en la réduisant au seul objet fantasmatique du film, effaçant pour le coup contours et reliefs psychologiques. Herrmann fabriqua du mythe et chassa le réel. Ce thème musical qui paraît ne faire qu’un avec Madeleine ne serait encore une fois qu’une traduction subjective du regard que Scottie porte sur elle. Herrmann se voudrait alors assez fidèle au montage du film qui donne une grande part à la subjectivité de Scottie et qui se traduit par un découpage binaire (regardant/regardé, champ/contrechamp), principe utilisé par des cinéastes comme Roberto Rossellini et Michelangelo Antonioni et adapté ici par Hitchcock dans une vision beaucoup plus “psychanalytique” : ce n’est plus le monde qui est observé, mais son double dans le monde. Le montage binaire chez Hitchcock est la traduction cinématographique du phénomène de “cristallisation amoureuse”. Le spectateur voit Madeleine à travers les yeux de Scottie. La première partie du film serait donc la restitution d’un monde fantasmé où tout passe par une partition subjective. Et la deuxième partie, la réalité telle que Scottie se refuse à croire (partition objective).
Lorsque l’on écoute la partition musicale de Sueurs froides, on est frappé par la variété des compositions et des rythmes, et à la fois par la cohérence de l’œuvre. De nombreux thèmes jalonnent le film comme celui de la Habañera (danse d’origine espagnole dont le tempo est utilisé dans le Carmen de Bizet) : un thème repris plusieurs fois, avec de nombreuses variations, et qui est associé au spectre de Carlotta Valdez, personnage qui hante Madeleine. Ce motif réapparaît pour la première fois à la vingt-cinquième minute du film, lorsque cette dernière est au musée, face au portrait de “la morte” : le vibraphone, la harpe et les cordes prédominent avant que la flûte s’absente lorsque apparaît Madeleine, en subjectif, et réapparaisse lorsque le chignon en forme de spirale de celle-ci soit vu en gros plan. Ce thème de Carlotta subira d’autres variations dans la deuxième scène du portrait avec une alternance entre un motif violent, où les cuivres prédominent, et un motif plus mélodieux, où les cordes pincées et les violons prennent le dessus.
Quant au “Love Theme”, élégie à l’amour, à la vie, à la mort, l’un des plus beau track de Sueurs froides, il est construit d’après un motif de Tristan et Ysolde, célèbre opéra de Richard Wagner. Comme dans le film d’Alfred Hitchcock, la musique du compositeur allemand souligne l’impossibilité de l’étreinte et de l’union. Même si l’on sait qu’Herrmann fut en rupture avec le romantisme et le post-romantisme de ses prédécesseurs, sa musique pour Sueurs froides donne pourtant le primat à l’émotion par rapport à la raison. Grâce au thème du “Liebestod” emprunté à Wagner, Herrmann a fait de Scottie un personnage obsédé par le désir métaphysique. Il est, comme Tristan, l’incarnation éphémère du reflet perpétuellement fuyant du désir (définition de Tristan in “L’Avant Scène n°34/35”). Aimant avec ardeur Madeleine, Scottie, à sa manière, poursuit l’amour qui ne peut qu’être illusion. Lorsque Judy (2ème rôle tenu par Kim Novak) reparaît en Madeleine au final, ce n’est pas le thème de cette dernière qui revient, mais le “Love Theme”. Ce qui signifie que Scottie est amoureux de l’idée de l’amour, possédé par l’amour de l’amour. Dans l’opéra de Wagner, le thème est situé dans le prélude et développé à la fin de l’acte III. Tristan vient d’expirer dans les bras d’Isolde. Son âme rejoint celle de son amant et son dernier mot est Joie !. Le premier accord qui, dès le prélude, ouvre la partition de Tristan et Ysolde, est devenu célèbre sous le nom d’accord de Tristan. Il a un impact psychologique et émotionnel très fort et est naturellement le fil conducteur de la musique de Bernard Herrmann.