et l’innovation sonore
The Day The Earth Stood Still (Le Jour où la Terre s’arrêta, 1951) de Robert Wise est l’occasion pour Bernard Herrmann de renouer avec la science-fiction, un genre qu’il auparavant abordé dans le cadre des dramatiques radiophoniques de CBS aux côtés d’Orson Welles et, notamment, lors de la célèbre mise en onde de “The War of The Worlds” / “La Guerre des Mondes” d’H.G. Wells en 1938, projetant une simple fiction radiophonique au rang de scandale national.
Après le succès de Citizen Kane (Citizen Kane, 1940) et après avoir été nommé deux fois pour l’Oscar de la meilleure musique, la renommée de Bernard Herrmann n’est plus à faire. Alfred Newman, le directeur musical de la 20th Century-Fox avec qui il est lié d’amitié, lui offre les crédits nécessaires pour réunir une formation instrumentale à la hauteur de ses ambitions. Quant à Robert Wise, qui a déjà travaillé à ses côtés en tant que monteur sur Citizen Kane et The Magnificent Ambersons (La Splendeur des Amberson Orson Welles,1942), il sait que Bernard Herrmann est le compositeur idéal pour son premier grand film de science-fiction, Le Jour où la Terre s’arrêta.
Le maître mot de cette entreprise musicale repose avant tout sur l’expérimentation sonore tous azimut : tant sur un plan orchestral - réunissant un dispositif instrumental inédit - que sur un plan sonore où Bernard Herrmann déborde du strict cadre où se trouve généralement cantonné le compositeur pour envisager un impressionnant travail sur le son et les bruitages aux côtés des monteurs son Harry M. Leonard et Arthur Von Kirbach. Alors qu’à cette époque les compositeurs interviennent généralement à la fin d’une production, lui, à l’inverse, depuis le début de sa collaboration avec Orson Welles, s’implique dès l’écriture d’un projet et sait imposer une autonomie musicale totale.
La grande innovation de la partition repose, entre autres, sur l’emploi du theremin, un instrument insolite et “révolutionnaire” inventé en 1921 par le physicien et violoncelliste soviétique Lev Sergueievitch Termen, à partir d’un appareil radioélectrique muni d’un générateur produisant des signaux sonores d’une certaine hauteur, avec un certain timbre, une intensité et une durée. Le theremin fonctionne à partir d’une fréquence constante modulée par le mouvement des mains de l’exécutant devant les électrodes dont l’instrument est pourvu ; la première contrôlant la hauteur tandis que la seconde agit sur la dynamique. En déplaçant ses mains dans l’air, le musicien semble produire “des sons du vide” d’où les noms employés à l’époque pour qualifier le theremin : “voix de l’éther”, “musique de l’air”, “musique des sphères”, “musique de l’ailleurs”.
Lev Sergueievitch Termen
Bernard Herrmann n’est pas en effet le premier à s’être intéresser à cette nouvelle lutherie. De nombreux compositeurs de musiques de films ont déjà mis à profit cet instrument dans un contexte souvent lié à l’univers fantastique et de la science-fiction, mais aussi pour souligner directement dans certains scénarios un environnement technologique avancé. Le fonctionnement même de l’instrument, qui s’effectue sans aucun contact entre l’appareil et l’instrumentiste, a très certainement suffi à lui forger une solide réputation d’instrument insolite. Provenant d’Union Soviétique, son origine a très probablement conforté l’idée d’un instrument de “l’ailleurs”, non seulement de par sa sonorité “extraordinaire”, mais aussi en raison de sa provenance géographique. La modernité de sa facture, à partir de l’électricité, l’a très souvent associé à des scénarios où évoluent des extraterrestres dotés d’équipements technologiques surdéveloppés. Une translation directe s’opère alors entre le contexte d’émergence de l’instrument, issu des dernières avancées technologiques en matière de production sonore et les scénarios où se mêlent des éléments propres à l’univers de la science-fiction.
Le theremin a marqué son entrée d’une manière démonstrative au cinéma dès l’époque muette. Tout d’abord, dans le premier film de science-fiction soviétique, Aelita (1924) de Yakov Protozanov (d’après un texte de Tolstoï) et dont la partition ne comprend pas moins de trois appareils. Par la suite, Dimitri Chostakovitch a incorporé lui aussi la sonorité singulière du theremin dans Odna (1930), premier film sonore russe de Grigori Kozintsev et Leonid Trauberg avant d’envahir le cinéma fantastique et la science-fiction aux États-Unis.
L’essor de cet instrument sur le territoire américain s’explique du fait que Léon Termen a été ensuite envoyé par Lénine hors d’Union Soviétique en tant qu’émissaire et propagandiste d’une URSS à la pointe de la technologie, tout d’abord dans les capitales européennes (1), puis en Amérique où il s’est établit définitivement en 1927. Deux ans plus tard, à New York, impressionnée par les présentations de l’instrument, la firme RCA décidera de produire le theremin à une échelle commerciale afin de doter les foyers américains d’un nouvel instrument de musique moderne. Le timbre si particulier de ce dernier, rebaptisé pour l’occasion Theremin Vox, suscitera immédiatement l’engouement des compositeurs hollywoodiens dans nombre de productions cinématographiques à partir des années 30.
Bernard Herrmann n’est pas en effet le premier à s’être intéresser à cette nouvelle lutherie. De nombreux compositeurs de musiques de films ont déjà mis à profit cet instrument dans un contexte souvent lié à l’univers fantastique et de la science-fiction, mais aussi pour souligner directement dans certains scénarios un environnement technologique avancé. Le fonctionnement même de l’instrument, qui s’effectue sans aucun contact entre l’appareil et l’instrumentiste, a très certainement suffi à lui forger une solide réputation d’instrument insolite. Provenant d’Union Soviétique, son origine a très probablement conforté l’idée d’un instrument de “l’ailleurs”, non seulement de par sa sonorité “extraordinaire”, mais aussi en raison de sa provenance géographique. La modernité de sa facture, à partir de l’électricité, l’a très souvent associé à des scénarios où évoluent des extraterrestres dotés d’équipements technologiques surdéveloppés. Une translation directe s’opère alors entre le contexte d’émergence de l’instrument, issu des dernières avancées technologiques en matière de production sonore et les scénarios où se mêlent des éléments propres à l’univers de la science-fiction.
La Fiancée de Frankenstein (1935) | Rocketship X-M (1950)
Avant que Bernard Herrmann ne s’en empare dans Le Jour où la Terre s’arrêta, le theremin a été souvent sollicité à Hollywood. C’est dans cette optique, par exemple, que Franz Waxman a composé pour James Whale une musique à base de theremin afin de compléter le fabuleux décor du laboratoire du docteur Frankenstein et de s’additionner aux bruits terrifiants de son équipement scientifique dans The Bride of Frankenstein (La Fiancée de Frankenstein, 1935). Comme le disait l’auteur de la partition, “c’était un film d’horreur qui demandait une musique d’une obsédante étrangeté, mystérieuse et différente”. Cette apparition du theremin fut remarquée et ce nouvel appareil a alors progressivement bénéficié d’une solide réputation d’instrument capable de traduire des éléments surnaturels, voire inquiétants. On le retrouvera ensuite dans la partition de Miklós Rózsa pour Spellbound (La Maison du Docteur Edwards, 1945) d’Alfred Hitchcock ou encore dans The Lost Week-end (Le Poison, 1945) de Billy Wilder du même compositeur. Un an avant Le Jour où la Terre s’arrêta, le theremin sera également mis à profit dans un autre film de science-fiction à l’occasion de Rocketship X-M (Vingt-quatre heures chez les Martiens, 1950) de Kurt Neumann sur une musique de Ferde Grofé Sr et la même année que Bernard Herrmann, Dimitri Tiomkin l’emploiera lui aussi dans The Thing From Another World (La Chose d’un autre monde, 1951) de Christian Nyby pour figurer également l’univers technologique, la présence et la menace extraterrestre grandissante.
Dans les années 50, Le Jour où la Terre s’arrêta voit le jour dans le contexte de l’impitoyable “chasse aux sorcières” qui sévit aux Etats-Unis contre les communistes. La métaphore de l’invasion martienne en tant que “péril rouge” devient alors l’un des thèmes de prédilection du cinéma de science-fiction des fifties. Ce contexte ne semble toutefois pas avoir empêché l’utilisation du theremin, appareil encouragé, comme nous l’avons dit, par la politique de Lénine dans le cadre du développement de l’Union soviétique, un instrument qui plus est inventé par un Russe présent depuis de nombreuses années sur le territoire américain en tant qu’émissaire de la propagande soviétique. Si le monde du cinéma est sévèrement touché par ce mouvement anti-communiste, en dehors d’Elmer Bernstein, la musique semble, quant à elle, hors du joug des maccarthystes.
Le Jour où la terre s’arrêta a été conçu en 1951 dans le contexte de la guerre froide, la crainte de l’envahisseur communiste et la grande peur dissuasive de l’arme nucléaire. Le scénario mêle ainsi plusieurs éléments : l’arrivée d’une soucoupe volante sur terre, la mise en garde pacifique de l’extraterrestre, Klaatu, venu non seulement prévenir l’humanité contre les dangers de l’arme atomique sur fond de bons sentiments anti-militaristes, mais aussi avertir les terriens qu’avec la bombe, l’équilibre de l’univers est en péril, que les hommes font figure d’enfants jouant avec des allumettes, etc.
Le Jour où la terre s’arrêta a été conçu en 1951 dans le contexte de la guerre froide, la crainte de l’envahisseur communiste et la grande peur dissuasive de l’arme nucléaire. Le scénario mêle ainsi plusieurs éléments : l’arrivée d’une soucoupe volante sur terre, la mise en garde pacifique de l’extraterrestre, Klaatu, venu non seulement prévenir l’humanité contre les dangers de l’arme atomique sur fond de bons sentiments anti-militaristes, mais aussi avertir les terriens qu’avec la bombe, l’équilibre de l’univers est en péril, que les hommes font figure d’enfants jouant avec des allumettes, etc.
Le Jour où la Terre s’arrêta a constitué dans les années 50, l’une des plus belles intégrations musicales mêlant des instruments symphoniques presque “traditionnels” à ceux de la nouvelle lutherie électronique. En effet, jamais musique de film n’avait déployé auparavant pareille instrumentation mis à part peut être l’immense formation réunie par George Antheil pour Le Ballet mécanique (1924) de Fernand Léger et Dudley Murphy. L’orchestre symphonique que Bernard Herrmann a imaginé offre des sonorités et des atmosphères totalement inouïes dans une partition cinématographique et même une partition tout court : Quatre pianos, quatre harpes, une trentaine de cuivres, un ensemble à corde traditionnel, un vibraphone, un orgue à tuyau pour la formation instrumentale de base, une formation rehaussée par des instruments de la nouvelle lutherie électronique créant des timbres tout à fait nouveaux et collant avec le caractère science-fictionnel et futuriste du film. Soit un violon et une basse électrique, instruments tout juste inventés, et surtout deux theremins, un ténor et un alto, employés en tant qu’instruments solistes. L’intégration de ces appareils à l’orchestre ne s’est d’ailleurs pas fait sans difficultés. Les séances d’enregistrement de la musique seront marquées par les problèmes de justesse liés à son utilisation “approximative”, à savoir le déplacement dans l’air des mains de l’exécutant : ce qui occasionnera les colères de Bernard Herrmann à l’encontre du soliste Samuel Hoffman.
On a souvent décelé dans le personnage pacifique de Klaatu l’extra-terrestre, une allégorie de la vie de Jésus-Christ venu délivrer son message de paix aux hommes. Malgré son pacifisme, “l’être venu du ciel” est traqué puis mis à mort. A la différence du Christ, sa résurrection s’opère dans son vaisseau spatial avec l’aide d’un robot et d’un imposant appareillage sophistiqué. La matière sonore inventée pour simuler le bruit de l’équipement est constituée de sons concrets (grésillements électriques en tout genre) et de sons électroniques (fréquence tenue dans l’aigu et des impulsions électroniques balayant le spectre sonore à des vitesses croissantes). Cet équipement a pour effet de ramener Klaatu à la vie. Après deux accords de tension détente joués aux cuivres, Herrmann s’est livré ensuite à un trio peu banal comprenant un violon électrique solo et un duo de theremins. Ces deux derniers occupant alors la fonction harmonique sous le chant principal du violon.
Le Jour où la Terre s’arrêta a connu un grand succès populaire et a marqué le genre de la science-fiction d’une manière indélébile. Les responsables des départements du son dans les autres studios d’Hollywood n’ont, dès lors, plus ignoré la nécessité de doter la bande sonore d’un film des nouvelles possibilités de création sonore. Ce sera cette même volonté qui a poussé Dore Sharry, le producteur de la M-G-M, à confier aux époux Barron les fameuses “tonalités électroniques” de Forbidden Planet (Planète Interdite, 1956) de Fred McLeod Wilcox.
Plus de vingt ans après le film de Robert Wise, Bernard Herrmann aura l’occasion d’utiliser de nouveau cette configuration instrumentale qui repose sur l’emploi de deux theremins (un alto et un ténor) à l’occasion de Sisters (Sœurs de sang, 1972) de Brian de Palma pour traduire, dans une scène mémorable, l’effroi d’un crime à l’arme blanche. Quand à sa conception sonore strictement expérimentale, celle-ci se prolongera magistralement aux côtés d’Alfred Hitchcock à l’occasion de The Birds (Les Oiseaux, 1963), où il supervisera, sans écrire une seule note de musique, les effets électroniques du compositeur allemand Oskar Sala aux commandes d’un autre instrument électronique, le trautonium.
La plupart des musiques de films de Bernard Herrmann tisse un lien étroit avec l’expérimentation sonore et musicale. De toute évidence, Le Jour où la Terre s’arrêta lui a ouvert dès 1951 les portes d’une nouvelle conception musicale qui exacerbe son goût pour l’expérimentation sonore et exploite naturellement les progrès techniques audio du cinéma. Outre son génie musical qui marque ses meilleures musiques de films, sa personnalité singulière lui a également permis d’imposer des idées novatrices qui ne valent que pour lui seul, exigeant l’intervention du compositeur dès l’écriture du scénario, visant l’autonomie musicale totale et dirigeant même parfois la coordination du travail sonore jusqu’à la phase finale du mixage. Le degré de perfection qu’il a su s’imposer à toutes les phases de son travail lui ont valu de hisser son nom au panthéon des compositeurs qui ont marqué l’histoire de la musique de cinéma.
(1) Le Theremin est présenté à Paris lors d’un concert conférence le 6 décembre 1927 salle Gaveau et le 8 décembre à l’opéra de Paris. Voici le commentaire d’un journaliste ayant assisté à la séance : “devant un auditoire de savants et de chercheurs des plus connus, [l’instrument] a produit sur le public la plus grande sensation. Les appareils radioélectriques construits par M. Theremin touchent réellement aux limites du merveilleux, ils ne donnent pas seulement la possibilité de faire de la musique par un simple mouvement des mains dans l’espace, […] Il s’agit d’une invention technique de la plus haute importance dont l’avenir peut se comparer à celui de la TSF et du téléphone.”
Marc Battier, Une nouvelle géométrie du son. Le paradoxe de la lutherie électronique in “Les Cahiers de l’IRCAM” n°7, Recherches en musiques “instruments”, Paris, 1995, p. 46.
(2) Voir la bande originale du film, The Day The Earth Stood Still, Bernard Herrmann, CD Fox 07822-11010-2, plage 13.
Dès les premières images du film, montrant les confins sidéraux en surimpression avec les noms du générique, Bernard Herrmann donne à entendre un son qui frappe d’emblée l’auditeur, un glissando de theremin qui traverse le spectre sonore de l’aigu vers le grave, sorte de cri déchirant qui figure à la fois l’atterrissage de la soucoupe volante et l’arrivée sur terre d’une nouvelle technologie. Baptisé “Outer Space”, le thème principal repose sur le développement grandiloquent de deux accords d’orgue en tension détente surélevé par une mélodie de theremin. En arrière plan, un tapis sonore irréel, interprétés à la harpe et au vibraphone, est rythmiquement décomposé par des arpèges en boucles venant se greffer sur les changements harmoniques dans une sorte de “miroitement sonore” impalpable. À elle seule, la musique évoque toute la puissance et l’étrangeté de cette civilisation extraterrestre.
Malgré ce déploiement instrumental hors norme, la partition est caractérisée par un “minimalisme” ambiant qui ménage les instants de suspense et d’attente du scénario. Cette tendance met en relief le penchant naturel de Bernard Herrmann pour la tension détente, si caractéristique de son écriture musicale dont on retrouve les traces jusque dans sa dernière partition Taxi Driver (1975) de Martin Scorsese. Dans Le Jour où la Terre s’arrêta, cette tendance est déjà présente sous la forme répétée d’accords majeurs mineurs, joués aux cuivres ‘crescendo decrescendo’, surgissant et disparaissant afin de matérialiser par le son un suspense et figurer, presque inconsciemment pour l’auditeur, la menace qui sans cesse gronde et disparaît. Durant la longue séquence qui précède la descente de Klaatu de son vaisseau spatial, la construction répétitive du thème principal cède la place à un autre motif itératif, cette fois-ci dans un tempo presque arrêté, où se répondent en alternance le grondement grave d’une pédale d’orgue et une touche aigüe de theremin. Herrmann a convoqué ici les extrémités du spectre sonore telle une proposition musicale symbolique capable de représenter la notion réductrice et non assignable du bien et du mal qui irrigue tout le scénario. On retrouve également cette même idée dans de nombreuses scènes telles la coupure d’électricité, la résurrection, etc.
Selon Bernard Herrmann, ces motifs cycliques constituent dans son approche les prémisses de la musique répétitive américaine qui voit le jour dans les années 60-70. Cette paternité, dont il se réclame en amont de la démarche de Steve Reich, Morton Feldman, Terry Riley, John Adams, etc., peut sembler toutefois un peu usurpée en 1951, si l’on considère que les structures répétitives de Bernard Herrmann n’envisagent aucun décalage rythmique et se répètent uniquement sur des mesures à quatre temps parfaitement stables alors que cette notion de décalage, précisément, constitue la signature rythmique des compositeurs répétitifs.
Outre la facture instrumentale et l’impressionnante orchestration de la partition, le travail sur le son du film, coordonné également par Bernard Herrmann, offre d’autres singularités. Tout comme la partition, le son a directement bénéficié de ses soins excessifs, toujours soucieux d’étendre son travail de compositeur jusque dans l’organisation générale sonore d’un film.
La première séquence, le survol de Washington, puis l’atterrissage de la soucoupe volante, révèle toute l’importance du son. Une trame audio très riche s’y déploie, occupant seule tout l’espace sonore. Un grondement sourd indéfinissable accompagné d’un effet de tremolo de souffle s’accélérant ainsi que divers éléments sonores ont été assemblé pour figurer le bruit de la navette. Tel un véritable hommage à “La Guerre des Mondes” d’Orson Welles, l’information qu’un objet volant non identifié s’apprête à se poser sur terre est successivement relayée par toutes les radios du monde dans toutes les langues. Ce riche travail sur le son, totalement singulier en 1951, semble directement provenir d’une grande maîtrise de l’écriture radiophonique. Ce traitement sonore est également valable pour les accessoires “futuristes”, bruits du vaisseau, animation sonore du robot, armes laser, machines, effets divers, etc.
Cette dimension sonore expérimentale se poursuit jusque dans les dernières innovations de la technique cinématographique. La bande sonore du Jour où la Terre s’arrêta bénéficie en effet de l’apport de la stéréophonie - qui vient tout juste d’être importée au cinéma - et se traduit par l’emploie d’une piste optique à double-bande. Herrmann s’est emparé immédiatement de cette innovation et a imaginé un effet de spatialisation saisissant dans la séquence intitulée “The Elevator” (2). Le traitement des cymbales y est significatif, apparaissant d’abord dans le haut-parleur gauche pour suivre une progression en crescendo qui culmine par un grand coup de mailloche sur la cymbale. Ce grondement sonore a été obtenu en passant à l’envers la résonance d’une cymbale frappée. Au moment de l’impact, le coup de mailloche “repassée à l’endroit”, se trouve complètement renversée sur le canal stéréophonique droit. Chez un compositeur non formaliste comme Herrmann, l’utilisation d’un tel effet n’est pas liée au hasard. Dans cet exemple, le jeu sur les panoramiques peut être considéré tel un moment de bascule qui sépare deux états. Dans le système d’écoute gauche, un état latent de pression qui gronde en épaississant (la résonance de cymbale à l’envers), suivi d’un nouvel état de dépressurisation dans le haut-parleur droit lorsque la résonance s’éteint avant de réapparaître dans le haut-parleur opposé. Le moment d’explosion qui sépare ces deux états (le coup sur la cymbale fortississimo) correspond au point de bascule, sorte de clef de voûte de cet édifice sonore en arches symétriques, métaphore musicale parfaite. En effet, cette idée se justifie si on la transpose sur le sujet central du film, la menace nucléaire. Le temps qui précède, la menace qui gronde, l’instant fatidique de l’immense explosion, suivi des retombées radioactives. Avec une telle construction et un tel dispositif, Herrmann a procédé à des manipulations de la matière sonore dans sa musique au même titre que les atomes d’uranium sont cassés lors de la fission nucléaire.
Malgré ce déploiement instrumental hors norme, la partition est caractérisée par un “minimalisme” ambiant qui ménage les instants de suspense et d’attente du scénario. Cette tendance met en relief le penchant naturel de Bernard Herrmann pour la tension détente, si caractéristique de son écriture musicale dont on retrouve les traces jusque dans sa dernière partition Taxi Driver (1975) de Martin Scorsese. Dans Le Jour où la Terre s’arrêta, cette tendance est déjà présente sous la forme répétée d’accords majeurs mineurs, joués aux cuivres ‘crescendo decrescendo’, surgissant et disparaissant afin de matérialiser par le son un suspense et figurer, presque inconsciemment pour l’auditeur, la menace qui sans cesse gronde et disparaît. Durant la longue séquence qui précède la descente de Klaatu de son vaisseau spatial, la construction répétitive du thème principal cède la place à un autre motif itératif, cette fois-ci dans un tempo presque arrêté, où se répondent en alternance le grondement grave d’une pédale d’orgue et une touche aigüe de theremin. Herrmann a convoqué ici les extrémités du spectre sonore telle une proposition musicale symbolique capable de représenter la notion réductrice et non assignable du bien et du mal qui irrigue tout le scénario. On retrouve également cette même idée dans de nombreuses scènes telles la coupure d’électricité, la résurrection, etc.
Selon Bernard Herrmann, ces motifs cycliques constituent dans son approche les prémisses de la musique répétitive américaine qui voit le jour dans les années 60-70. Cette paternité, dont il se réclame en amont de la démarche de Steve Reich, Morton Feldman, Terry Riley, John Adams, etc., peut sembler toutefois un peu usurpée en 1951, si l’on considère que les structures répétitives de Bernard Herrmann n’envisagent aucun décalage rythmique et se répètent uniquement sur des mesures à quatre temps parfaitement stables alors que cette notion de décalage, précisément, constitue la signature rythmique des compositeurs répétitifs.
Outre la facture instrumentale et l’impressionnante orchestration de la partition, le travail sur le son du film, coordonné également par Bernard Herrmann, offre d’autres singularités. Tout comme la partition, le son a directement bénéficié de ses soins excessifs, toujours soucieux d’étendre son travail de compositeur jusque dans l’organisation générale sonore d’un film.
La première séquence, le survol de Washington, puis l’atterrissage de la soucoupe volante, révèle toute l’importance du son. Une trame audio très riche s’y déploie, occupant seule tout l’espace sonore. Un grondement sourd indéfinissable accompagné d’un effet de tremolo de souffle s’accélérant ainsi que divers éléments sonores ont été assemblé pour figurer le bruit de la navette. Tel un véritable hommage à “La Guerre des Mondes” d’Orson Welles, l’information qu’un objet volant non identifié s’apprête à se poser sur terre est successivement relayée par toutes les radios du monde dans toutes les langues. Ce riche travail sur le son, totalement singulier en 1951, semble directement provenir d’une grande maîtrise de l’écriture radiophonique. Ce traitement sonore est également valable pour les accessoires “futuristes”, bruits du vaisseau, animation sonore du robot, armes laser, machines, effets divers, etc.
Cette dimension sonore expérimentale se poursuit jusque dans les dernières innovations de la technique cinématographique. La bande sonore du Jour où la Terre s’arrêta bénéficie en effet de l’apport de la stéréophonie - qui vient tout juste d’être importée au cinéma - et se traduit par l’emploie d’une piste optique à double-bande. Herrmann s’est emparé immédiatement de cette innovation et a imaginé un effet de spatialisation saisissant dans la séquence intitulée “The Elevator” (2). Le traitement des cymbales y est significatif, apparaissant d’abord dans le haut-parleur gauche pour suivre une progression en crescendo qui culmine par un grand coup de mailloche sur la cymbale. Ce grondement sonore a été obtenu en passant à l’envers la résonance d’une cymbale frappée. Au moment de l’impact, le coup de mailloche “repassée à l’endroit”, se trouve complètement renversée sur le canal stéréophonique droit. Chez un compositeur non formaliste comme Herrmann, l’utilisation d’un tel effet n’est pas liée au hasard. Dans cet exemple, le jeu sur les panoramiques peut être considéré tel un moment de bascule qui sépare deux états. Dans le système d’écoute gauche, un état latent de pression qui gronde en épaississant (la résonance de cymbale à l’envers), suivi d’un nouvel état de dépressurisation dans le haut-parleur droit lorsque la résonance s’éteint avant de réapparaître dans le haut-parleur opposé. Le moment d’explosion qui sépare ces deux états (le coup sur la cymbale fortississimo) correspond au point de bascule, sorte de clef de voûte de cet édifice sonore en arches symétriques, métaphore musicale parfaite. En effet, cette idée se justifie si on la transpose sur le sujet central du film, la menace nucléaire. Le temps qui précède, la menace qui gronde, l’instant fatidique de l’immense explosion, suivi des retombées radioactives. Avec une telle construction et un tel dispositif, Herrmann a procédé à des manipulations de la matière sonore dans sa musique au même titre que les atomes d’uranium sont cassés lors de la fission nucléaire.
On a souvent décelé dans le personnage pacifique de Klaatu l’extra-terrestre, une allégorie de la vie de Jésus-Christ venu délivrer son message de paix aux hommes. Malgré son pacifisme, “l’être venu du ciel” est traqué puis mis à mort. A la différence du Christ, sa résurrection s’opère dans son vaisseau spatial avec l’aide d’un robot et d’un imposant appareillage sophistiqué. La matière sonore inventée pour simuler le bruit de l’équipement est constituée de sons concrets (grésillements électriques en tout genre) et de sons électroniques (fréquence tenue dans l’aigu et des impulsions électroniques balayant le spectre sonore à des vitesses croissantes). Cet équipement a pour effet de ramener Klaatu à la vie. Après deux accords de tension détente joués aux cuivres, Herrmann s’est livré ensuite à un trio peu banal comprenant un violon électrique solo et un duo de theremins. Ces deux derniers occupant alors la fonction harmonique sous le chant principal du violon.
Le Jour où la Terre s’arrêta a connu un grand succès populaire et a marqué le genre de la science-fiction d’une manière indélébile. Les responsables des départements du son dans les autres studios d’Hollywood n’ont, dès lors, plus ignoré la nécessité de doter la bande sonore d’un film des nouvelles possibilités de création sonore. Ce sera cette même volonté qui a poussé Dore Sharry, le producteur de la M-G-M, à confier aux époux Barron les fameuses “tonalités électroniques” de Forbidden Planet (Planète Interdite, 1956) de Fred McLeod Wilcox.
Plus de vingt ans après le film de Robert Wise, Bernard Herrmann aura l’occasion d’utiliser de nouveau cette configuration instrumentale qui repose sur l’emploi de deux theremins (un alto et un ténor) à l’occasion de Sisters (Sœurs de sang, 1972) de Brian de Palma pour traduire, dans une scène mémorable, l’effroi d’un crime à l’arme blanche. Quand à sa conception sonore strictement expérimentale, celle-ci se prolongera magistralement aux côtés d’Alfred Hitchcock à l’occasion de The Birds (Les Oiseaux, 1963), où il supervisera, sans écrire une seule note de musique, les effets électroniques du compositeur allemand Oskar Sala aux commandes d’un autre instrument électronique, le trautonium.
La plupart des musiques de films de Bernard Herrmann tisse un lien étroit avec l’expérimentation sonore et musicale. De toute évidence, Le Jour où la Terre s’arrêta lui a ouvert dès 1951 les portes d’une nouvelle conception musicale qui exacerbe son goût pour l’expérimentation sonore et exploite naturellement les progrès techniques audio du cinéma. Outre son génie musical qui marque ses meilleures musiques de films, sa personnalité singulière lui a également permis d’imposer des idées novatrices qui ne valent que pour lui seul, exigeant l’intervention du compositeur dès l’écriture du scénario, visant l’autonomie musicale totale et dirigeant même parfois la coordination du travail sonore jusqu’à la phase finale du mixage. Le degré de perfection qu’il a su s’imposer à toutes les phases de son travail lui ont valu de hisser son nom au panthéon des compositeurs qui ont marqué l’histoire de la musique de cinéma.
Philippe Langlois
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(1) Le Theremin est présenté à Paris lors d’un concert conférence le 6 décembre 1927 salle Gaveau et le 8 décembre à l’opéra de Paris. Voici le commentaire d’un journaliste ayant assisté à la séance : “devant un auditoire de savants et de chercheurs des plus connus, [l’instrument] a produit sur le public la plus grande sensation. Les appareils radioélectriques construits par M. Theremin touchent réellement aux limites du merveilleux, ils ne donnent pas seulement la possibilité de faire de la musique par un simple mouvement des mains dans l’espace, […] Il s’agit d’une invention technique de la plus haute importance dont l’avenir peut se comparer à celui de la TSF et du téléphone.”
Marc Battier, Une nouvelle géométrie du son. Le paradoxe de la lutherie électronique in “Les Cahiers de l’IRCAM” n°7, Recherches en musiques “instruments”, Paris, 1995, p. 46.
(2) Voir la bande originale du film, The Day The Earth Stood Still, Bernard Herrmann, CD Fox 07822-11010-2, plage 13.